Philippe Martin (dir.), « Varryations », gens du livre, marronneurs et bibliothécaires
Textes de Dominique Varry, Préface par Malcolm Walsby, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2020 : 248 pages, 16 x 24 cm. [25 €] – ISBN : 978-2-37546-132-7
Ce volume d’hommage à Dominique Varry réunit treize articles déjà publiés par ce spécialiste de l’histoire du livre et de la bibliographie matérielle. Il comprend également une bibliographie de ses travaux, classés chronologiquement de 1979 à 2019. La sélection des textes s’est effectuée autour de trois thématiques, que le titre de l’ouvrage restitue dans un ordre différent : d’abord les gens du livre (cinq contributions) ; les bibliothèques (trois) ; la contrefaçon (cinq). L’ensemble est centré sur le xviiie siècle. Cela correspond à l’horizon des recherches menées par D. Varry, mais apporte peu à la question d’histoire moderne au programme de l’agrégation, Le Monde de l’imprimé en Europe occidentale (vers 1470-vers 1680), en dehors d’enseignements épars que nous avons choisi de privilégier dans ce compte rendu.
Le premier article retenu, « Le monde de la librairie parisienne vers 1713 », revient par exemple sur le règlement promulgué par l’édit du 21 août 1686, qui limitait le nombre d’ateliers d’imprimerie à trente-six pour Paris, et sur l’édit du 7 septembre 1686, qui séparait les libraires d’avec les relieurs doreurs de livres : une mesure de déclassement dont ces derniers ne purent jamais se relever, malgré leurs protestations. Ces mesures furent ensuite étendues au reste du royaume : à Bordeaux, en 1688, le nombre d’ateliers d’impression était abaissé à douze. Le règlement de 1686 imposait encore, pour être reçu maître, d’être catholique, « congru ès langue latine », de savoir lire le grec, d’avoir fait un apprentissage de quatre ans dont les fils de maître étaient dispensés, et d’avoir été compagnon trois années au moins. Tout cela devait conforter le monopole des grands libraires, et notamment des éditeurs parisiens. Plus original, le dernier article de la première partie traite des ventes publiques de livres à Lyon, et mentionne l’apparition des premiers catalogues, réalisés dans ce but au cours du xviie siècle. Sur 70 exemplaires retrouvés, deux seulement ont été imprimés en 1667 et 1668. Il fallut attendre l’arrêt du Conseil de 1723 pour que les syndics et adjoints des chambres syndicales fussent contraints d’inspecter les fonds des personnes décédées, préalablement à toute vente, puis les années 1740 pour voir les ventes de bibliothèques se généraliser.
La seconde partie, sur les bibliothèques, débute par la reproduction d’un article important consacré au bibliothécaire de l’abbaye parisienne de Saint-Victor. Il dresse la liste des religieux qui se succédèrent à ce poste au xviie siècle, occupant cette fonction treize années en moyenne. Être bibliothécaire était un office que l’on pouvait cumuler avec celui de chantre ou de cellérier, mais, de toute façon, le supérieur de la communauté était le véritable directeur de la bibliothèque. Les collections de Saint-Victor ont changé de lieu et d’agencement au cours de la période. En 1651, une crue de la Seine provoqua une inondation qui amena à les replacer au premier ou au second étage. La nouvelle salle, chauffée, pouvait contenir douze cents armoires. Une double rangée de pupitres, installés au milieu de la galerie, permettait d’accueillir une cinquantaine de lecteurs. À une extrémité, un pavillon abritait les manuscrits. La tâche essentielle du bibliothécaire était de gérer les livres confiés à sa garde, de les rendre accessibles grâce à un catalogue précis, et d’augmenter les fonds par des acquisitions. Un premier catalogue des manuscrits, rédigé en 1514 par Claude de Grandrue, a servi aux récolements ultérieurs : il fut revu en 1604, puis en 1654. À cette date, Saint-Victor abritait environ 1 500 manuscrits. Parallèlement, de nouveaux catalogues étaient réalisés, en 1623 et en 1677. Le dernier était novateur, car il se voulait à la fois topographique, alphabétique et thématique. Des dons, venus des religieux ou de personnes extérieures, enrichissaient régulièrement les collections : vers 1666, 91 volumes in-folio sortis des presses de l’Imprimerie royale, reliés « en maroquin du Levant », rejoignaient par exemple l’abbaye. Comme toutes les grandes bibliothèques de Paris, le lieu se visitait et des larcins y furent commis dans la seconde moitié du xvie siècle, sous l’administration du P. Jean Picard (†1615), moine réputé naïf et distrait. Vers 1640, l’érudit allemand Heinrich Lindenbrog fut même pris la main dans le sac, et passa un bref séjour en prison.
De la troisième partie dédiée à la contrefaçon, nous retiendrons surtout le premier article, une synthèse sur « Les apports de la bibliographe matérielle à la connaissance de la production éditoriale de l’époque moderne ». Dominique Varry y présente l’histoire du concept de bibliographie matérielle, les technologies et les bases constituées pour les marques d’imprimeur et certains filigranes, avant de dévoiler quelques impressions réalisées sous des adresses fictives à Lyon au xviiie siècle.
On découvre, au fil de la lecture, des facéties qui ne figurent pas dans le sommaire. L’imitation d’une page de titre en latin, p. 156, montre à quoi les Opera Omnia Dominici Varii auraient pu ressembler s’ils avaient été publiés à la fin du xvie siècle. Le nom du faussaire est révélé dans le coin droit (« Fab. Henryot fecit »). Quatre croquis, p. 226, décrivent la transformation progressive de Dominique Varry… en gros chat. Du même tonneau, l’introduction par Philippe Martin est fort instructive. La trajectoire de l’historien est retracée à partir de confidences et d’anecdotes personnelles, lesquelles donnent une couleur peu académique à une carrière qui n’en demeure pas moins brillante. Au rebours de la programmation centralisée et uniformisée de la recherche, telle que nous la connaissons trop aujourd’hui, le parcours de Dominique Varry rappelle, opportunément, que les progrès des sciences humaines peuvent se nourrir de hasards, de circonstances et d’amitiés.