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Michel Servet, Apologie contre Leonhart Fuchs

Texte établi et traduit par Jean Dupèbe (Cahiers d’humanisme et Renaissance, 143), Genève, Droz, 2017 : 200 pages. [37,87 €] – ISBN : 978-2-600-05836-0

Violaine GIACOMOTTO-CHARRA

Centre Montaigne (EA 5195-TELEM)/Université Bordeaux Montaigne

Jean Dupèbe est bien connu pour ses travaux sur Nostradamus et surtout sur Antoine Mizault et les liens entre médecine et astronomie à la Renaissance ; il livre ici l’édition d’un court texte oublié, renié par son auteur sitôt publié ou presque, et œuvre de jeunesse de Michel Servet alors qu’il était encore étudiant, l’Apologie contre Leonhart Fuchs. Cette édition est passionnante à plusieurs titres.

Le texte lui-même est bref : l’opuscule latin original ne fait pas quinze pages et l’édition bilingue occupe moins de quarante pages, abondante annotation incluse. Il se compose de trois sections, dont l’enchaînement dit bien le caractère un peu déroutant de l’œuvre : « La foi et les œuvres », « Fuchs délire singulièrement sur la scammonée » et « Champier ne considère pas que le mal français soit le lichen ». Le texte est un témoignage d’une forme particulière de littérature, typique des controverses propres à cette période, tant par sa forme que par le fond. Il constitue une défense (« apologie ») du médecin humaniste catholique lyonnais, Symphorien Champier par une jeune Michel Servet qui est alors son élève, contre les attaques du médecin et naturaliste luthérien Leonhart Fuchs. Servet (qui publie ici sous le nom de Villanovanus, car il fait déjà l’objet de poursuites engagées par l’Inquisition espagnole, mais aussi par le parlement de Toulouse) y aborde successivement la question de l’Église catholique, puis une controverse médicale, toutes deux ici en lien avec Champier. Jean Dupèbe propose une traduction soigneuse, précise et très documentée du texte, en regard de l’original latin non moins soigneusement établi.

C’est surtout par son ample introduction que ce livre est intéressant. Celle-ci constitue en effet à elle seul un petit livre de cent quarante-quatre pages, et on reprochera au volume de ne pas en faire apparaître le plan en table des matières, ou elle est simplement donnée en bloc, alors qu’elle est clairement structurée dans le corps du texte. Elle est surtout le fruit d’un gros travail dont l’importance dépasse le cadre de la seule édition du texte de Servet. Elle restitue en effet très précisément le contexte de la publication du texte, évoquant la vie du jeune Servet, sa culture et ses idées (un étudiant ardemment prosélyte, fort amateur de polémiques et surtout, comme l’écrit l’auteur, « singulièrement outrecuidant ») et la personnalité et les œuvres du maître qu’il défend, Symphorien Champier.

C’est en effet à Champier qu’est consacré l’essentiel de cette longue introduction nourrie. Servet l’a choisi pour maître en arrivant à Lyon, en 1533, après avoir dû fuir Bâle, où ses premières publications théologiques ont suscité l’hostilité. Il est au premier abord surprenant que Champier, certes sujet de l’Apologie, occupe la plus grande place par rapport à Servet, mais c’est en réalité bien l’étude de la personnalité et des œuvres de Champier qui permet de comprendre ce que représente un texte comme l’Apologie. Champier, professeur et pédagogue, auteur très volontiers critique, voire franchement railleur, polygraphe, grand voyageur… et donneur de leçons, ne se contente pas de compiler à la va-vite, c’est aussi un pilleur sans scrupule qui plagie à tout-va, tout en critiquant vertement le plagiat et ses sectateurs… C’est aussi un catholique fervent. On suit ainsi son évolution intellectuelle et ses choix théoriques et doctrinaux, qu’il s’agisse de médecine ou de religion. On perçoit les querelles d’école, le poids des amitiés et des inimitiés, celui du réseau des relations sociales, la complexité du rapport à la tradition, la méfiance vis-à-vis des médecines « barbares » ou « étrangères », une forme de nationalisme médicale, le tout interférant avec la question de la Réforme et du schisme naissant.

Les positions affichées de cette figure importante qu’est alors Champier déterminent les choix stratégiques de Servet, qui se fait passer pour ce qu’il n’est pas afin d’être bien accueilli par le maître qu’il s’est choisi, qui le fait bénéficier en retour de ses relations diverses. La rédaction de ­l’Apologie s’inscrit dans ce contexte : œuvre de circonstance précipitamment écrite, elle a pour rôle de servir la carrière du disciple en flattant le maître. Jean Dupèbe écrit clairement qu’elle « révèle une forte dose de complaisance et de mauvaise foi ». Au-delà donc de ce que l’œuvre nous apprend sur les querelles médicales en cours, autour de l’usage de la scammonée (un purgatif) ou de la controverse sur le « mal français », cette longue introduction et la lecture de l’Apologie ainsi éclairée permettent d’approcher de très près la réalité du milieu médical de la première moitié du xvie siècle, ses tensions, ses rivalités, ses positions scientifiques variées, mais aussi de mieux comprendre les liens inextricables qui se nouent entre convictions religieuses ou nationalistes, relations interpersonnelles et construction du savoir médical dans ces milieux à la fois extrêmement érudits, tourmentés par les problèmes religieux, hantés par le désir de faire carrière, travaillés de solides rancunes et de non moins solides loyautés, bref, humains. C’est cette impression d’entrer au vif dans la vie intellectuelle de ce milieu des médecins lyonnais qui est sans doute l’apport le plus précieux de cet ouvrage dont l’érudition est passionnante.