Book Title

Rémi Jimenes (dir.), Geoffroy Tory de Bourges. Humanisme et arts du livre à la Renaissance

Bourges, Bibliothèque de Bourges/Éditions des mille univers, 2019 : 158 pages, ill. couleurs. 24 x 32 cm. [24 €]

Violaine GIACOMOTTO-CHARRA

Centre Montaigne (EA 5195-TELEM)/Université Bordeaux Montaigne

La bibliothèque de Bourges publie ici, sous la direction de Rémi Jimenes, historien du livre reconnu, un magnifique ouvrage sur le libraire imprimeur humaniste Geoffroy Tory, connu des spécialistes pour son Champ fleury de 1529 (dont la bibliothèque de Bourges conserve l’original). Il s’agit du catalogue de l’exposition que la bibliothèque a consacrée, en 2019, à l’œuvre de Tory, natif de la ville, devenu imprimeur du roi François Ier, à partir de ses collections propres mais aussi de documents empruntés à d’autres bibliothèques françaises.

Soulignons que l’ouvrage est d’abord un beau livre, un très beau livre, même. De grand format, imprimé sur un beau papier glacé épais, il est pourvu de très nombreuses illustrations, en couleur, qui permettent de suivre pas à pas l’exposition comme si l’on y était. C’est cependant également un livre véritable, qui peut vivre de sa vie propre maintenant l’exposition terminée. La qualité matérielle de l’ensemble, le soin apporté à la disposition et à la mise en page, l’équilibre du texte et des images, en font un magnifique objet que l’on a plaisir à feuilleter pour le bonheur des yeux, comme on le fait avec un livre d’art. Mais c’est évidemment plus que cela : sous la plume de Remi Jimenes et des nombreux spécialistes réunis autour de lui (que nous prions de nous excuser de ne pas les citer tous), ce catalogue propose aussi un parcours intellectuel non moins stimulant que le parcours iconographique, en un intelligent dialogue entre les deux. L’ouvrage est construit en six parties : « Une jeunesse berruyère », « La carrière d’un humaniste », « Les arts du livre », « L’art de la lettre », « Au service du royaume : langue et culture françaises », « Échos contemporains ».

L’introduction de Rémi Jimenes replace d’abord Tory dans la juste perspective selon laquelle il convient de saisir le personnage : parfois éclipsé par le succès retentissant du Champ fleury, le reste de l’œuvre comme l’importance intellectuelle du berruyer sont encore trop peu connus. Car Tory est l’incarnation même de l’humanisme tel qu’il fleurit en France au tout début du xvie siècle, mélange d’immense érudition et d’enthousiasme pour ce que la modernité apporte alors de meilleur, l’imprimerie, qui multiplie le livre avec une déconcertante rapidité et facilité, et rend éternelle l’œuvre intellectuelle des hommes, comme le soulignera après lui Boaistuau. Savant, curieux de tout, voyageur, mais aussi serviteur de son roi et de son royaume, attaché à sa province natale autant que membre de la République des lettres européennes, Tory est en quelque sorte un humaniste archétypal et pourtant exceptionnel.

Afin de faire toucher du doigt cette histoire singulière et symbolique, le parcours commence par une évocation de la biographie de Geoffroy Tory et de l’histoire de Bourges à l’époque de sa naissance, qui permet de se souvenir d’une ville dynamique, économiquement autant qu’artistiquement, marquée par l’héritage de Jacques Cœur et qui se dote d’une université. Tory y nait dans un milieu modeste, qui pose une question sans réponse : « comment a-t-il pu sortir de la vue aux Vaches et suivre des études à l’Université ? » (p. 21), question qui atteste de l’existence d’une réelle mobilité sociale en ce début de « beau xvie siècle », dont le savoir est l’un des ressorts. Plusieurs belles pages de cette première partie sont consacrées à la vie intellectuelle à Bourges au moment de la jeunesse de Tory et y présentent le monde du livre, la production des manuscrits et les débuts timides de l’imprimerie.

Tory quitte ensuite Bourges, on ne sait pas exactement quand, au tout début du siècle, pour voyager en Italie, d’abord, s’installer à Paris, ensuite. Commence ici sa carrière d’« érudit au service des libraires », avec lesquels il multiplie les collaborations éditoriales, participant très activement au développement du « premier humanisme parisien » (p. 45). On perçoit ici la complexité des réseaux dans lesquels il est inséré (parisiens mais aussi fidèlement berruyers), l’influence des modèles italiens, le petit monde européen des humanistes et des premiers libraires, l’importance des protecteurs et des mécènes, tout ce qui fait la vie intellectuelle bouillonnante de ce début de xvie siècle.

À partir de 1525, il devient lui-même libraire et lance en particulier l’édition de livres d’heures illustrés qui eurent un grand succès et lui permirent de financer son autre grand projet, le Champ fleury. Si on imprime déjà à Paris des livres d’heures depuis une génération, « il est le premier Français à solliciter un privilège d’auteur pour ses illustrations » (p. 72). Le catalogue propose ici plusieurs pages d’une très belle étude sur ces illustrations, leur technique autant que leur signification, très richement illustrée et qui constitue un des temps forts de l’ouvrage. Tout une partie est ensuite, comme il se doit, consacrée à la genèse et à la réalisation du Champ fleury, traité consacré « dans une France largement dominée par les écritures gothiques », à un « objet relativement nouveau : la lettre romaine » (p. 96), mais qui n’est pas pour autant, comme on le pense en général, un traité typographique. C’est en réalité un ouvrage qui prend pour thème l’inscription épigraphique et est destiné à « fournir aux artisans des modèles pour “devises, sentences ou autrement” », mais qui fournit ainsi des modèles esthétiques et surtout inscrit la réflexion sur la lettre écrite dans une complexe perspective à la fois savante, géométrique, esthétique et politique. Plusieurs articles d’auteurs différents (Rémi Jimenes, Anne Raffarin et Marie-Luce Demonet) composent sur ce sujet un ensemble passionnant et très complet.

La réflexion se poursuit par l’analyse du travail de Tory au service de François Ier, dans le contexte d’une « révolution culturelle » pour laquelle la question de la typographie, du livre imprimé et de la langue, mais aussi des choix orthographiques sont bien sûr des enjeux cruciaux, dont Tory est partie prenante. Le catalogue se referme sur l’évocation de la mémoire de Tory et de l’humanisme à Bourges, au terme d’un riche voyage dans la vie et dans les œuvres de Tory.

L’ouvrage, on l’aura compris, est d’un très grand intérêt, pour les spécialistes comme pour les lettrés, érudits et curieux de toute nature, qui y découvriront ou y approfondiront leur connaissance de la période grâce à des articles d’une érudition et d’une qualité impeccables sans être trop complexes, appuyés sur une illustration aussi splendide que pédagogique. Au-delà du personnage de Geoffroy Tory, fascinant en lui-même, ce livre propose une plongée particulièrement stimulante dans la culture imprimée – textes et images – de la Renaissance.