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Guillaume Berthon, Bibliographie critique des éditions de Clément Marot (c. 1521-1550)

Genève, Droz (Travaux d’Humanisme et Renaissance, 512), 2019 : 880 pages, ill. 17,5 x 25 cm. [98 €] – ISBN : 978-2-600-05938-1

Rémi JIMENES

Université de Tours, Centre d’études supérieures de la Renaissance

Les œuvres de Clément Marot ont constitué à la Renaissance de véritables best-sellers. Comme le rappelle Pierre Pasquier dans ses Recherches de la France, « jamais livre ne fut tant vendu que le sien ». Du vivant de l’auteur, près d’une centaine d’éditions de l’Adolescence clémentine virent le jour et le phénomène, loin de s’interrompre en 1544, continua à fleurir jusqu’à la fin du xvie siècle. Pour se repérer dans cet océan de papier, on disposait jusqu’à présent de l’ancien Tableau chronologique des publications de Marot de Pierre Villey (1920) et surtout d’une Bibliographie des œuvres de Clément Marot par Claude Albert Mayer (1954, rééd. 1975). Pour la production de la première moitié du xvie siècle, ces usuels anciens céderont désormais la place au magistral volume de Guillaume Berthon.

Cette Bibliographie critique, conçue avec autant de rigueur que d’intelligence, est avant tout un précieux outil de travail. Pendant plus d’une décennie, Guillaume Berthon a répertorié, décrit, comparé et analysé le corpus des publications marotiques antérieures à 1551. La période retenue embrasse toute la carrière du poète (mort en 1544) et les années qui suivent immédiatement son décès, années au cours desquelles quelques textes inédits continuèrent à voir le jour. C’est donc en 1550 que Guillaume Berthon arrête son recensement : à cette date, le corpus marotique est « quasi-définitif » ; il compte les œuvres propres du poète, ses traductions (Ovide, Musée, Pétrarque, Martial, les psaumes) ainsi que les publications dont Marot s’est fait l’éditeur scientifique (Jean Marot, François Villon). En s’attachant à l’étude d’un tel ensemble, le bibliographe a d’autant plus de mérite que ces textes sont souvent rares (les unica se comptent par dizaines) et qu’il a fallu traquer les exemplaires dans des bibliothèques dispersées sur tout le continent européen (voire au-delà). Guillaume Berthon a ainsi pu répertorier et décrire quelque deux cents éditions marotiques. Les notices établies sont d’une admirable précision : à une vedette de type « short title », le bibliographe ajoute une description matérielle comprenant une collation avec relevé de signatures, une identification rigoureuse du matériel typographique (qui doit beaucoup aux travaux d’Hendrik Vervliet et de William Kemp), des commentaires utiles pour situer l’édition concernée dans son contexte et des références bibliographiques permettant de lever des doutes éventuels d’identification. Chaque notice est complétée par un fac-similé de la page de titre de l’édition concernée ainsi que par une précieuse liste des exemplaires repérés, incluant une description des particularités les plus remarquables (provenance, reliure, complétude, etc.). La circulation au sein du catalogue est servie par une mise en page claire et élégante, et encore facilitée par un vaste appareil critique comprenant des index des éditions, des textes, des matériels typographiques, des provenances, des imprimeurs et des libraires, et index nominum général.

Ce qui frappe, dans cette bibliographie, c’est l’admirable souplesse dont Guillaume Berthon a su faire preuve, en recherchant toujours le meilleur compromis entre l’esprit de système nécessaire au bibliographe et le besoin de s’adapter aux objectifs propres d’une recherche jamais perdue de vue. Ainsi, loin d’être une œuvre d’érudition sèche, cette bibliographie s’inscrit de façon organique au cœur d’un projet intellectuel ambitieux : « exposer le mieux possible la nature du projet poétique marotique dans son ensemble » (p. 13). S’il respecte les usages courants dans les travaux bibliographiques, Guillaume Berthon s’adapte, innove et ose rompre (s’il le faut) avec la tradition, quitte à désarçonner les dévots fétichistes de la bibliographie. Si elle n’est pas revendiquée de façon vindicative, cette position est assumée avec franchise et modestie par l’auteur : « Nous n’avons pas appliqué aveuglément des principes définis a priori, mais nous avons toujours tenté de déduire a posteriori nos principes de description de l’examen en profondeur des livres anciens. Le défaut de cohérence et de rigueur qui pourrait en résulter nous paraît compensé par l’adéquation plus grande des critères choisis aux objets considérés, l’objectif étant que chaque notice donne l’idée la plus claire et fidèle possible des livres décrits » (p. 19). C’est bien l’immense qualité de cette entreprise bibliographique que d’avoir su transformer une apparente faiblesse en vertu. Mais on ne s’y trompe pas : les libertés que prend Guillaume Berthon ne trahissent aucune négligence. Elles reposent au contraire sur une totale maîtrise des problèmes, des méthodes et des usages de la science bibliographique.

Le titre de Bibliographie critique est lui-même quelque peu réducteur. Cet ouvrage est bien plus qu’un « simple » outil de travail. Car la bibliographie proprement dite y est précédée par ce que l’auteur présente modestement comme un simple « commentaire historique et littéraire » (p. 12). C’est un euphémisme : en réalité, Guillaume Berthon offre au lecteur en ouverture de sa bibliographie une véritable « Histoire éditoriale » du projet poétique marotique, sous la forme d’une imposante synthèse de 350 pages, occupant à elle seule près de la moitié du volume. L’auteur y déroule le fil chronologique de la carrière de Marot pour proposer une analyse centrée moins sur le contenu poétique de ses œuvres que sur les circonstances de leur publication et sur les relations entre les différents acteurs. Cette étude est riche d’enseignements sur l’économie du livre (et du « non-livre », car l’œuvre de Marot compte également plaquettes et placards). Si elle fait place aux éditeurs « officiels » ou autorisés, elle fait aussi la part belle aux éditions pirates et clandestines. Elle met également en lumière des acteurs négligés de l’histoire du livre, qu’ils soient imprimeurs (les lignes consacrées au « discret Louis Blaubloom », p. 115-120, sont de ce point de vue très stimulantes) ou correcteurs (les pages consacrées au rôle d’Antoine Du Saix chez Guillaume Boullé, p. 186-189, ou à la possible intervention de Nicolas Bourbon chez François Juste, p. 305-307, ne le sont pas moins).

De Paris à Lyon en passant par Genève, nous sommes ainsi amenés à suivre le parcours de l’œuvre marotique chez ceux qui l’ont composée, imprimée, diffusée. Pour chacun des « dossiers » dont il s’empare, Guillaume Berthon établit un état des lieux historiographique, rappelant les hypothèses de ses prédécesseurs pour les passer au crible des faits et, au besoin, les réfuter. Il prend parti avec prudence et modestie, avançant ses hypothèses sans jamais les présenter pour acquises. Reposant sur une méthode historique irréprochable, étayée sur des faits et nourrie de prudentes hypothèses, cette synthèse constitue ainsi une pleine réussite, qui refonde notre connaissance de l’œuvre marotique.

Outil de travail précieux, doublé d’une étude passionnante, le livre de Guillaume Berthon est par ailleurs servi par une « mise en livre » en tous points remarquable : trois raisons pour lesquelles il mérite de prendre place dans les meilleures bibliothèques.