Les débuts de la maison POL
Tout commence chez Christian Bourgois
La disparition tragique de Paul Otchakovsky-Laurens, à l’orée de l’année 2018, l’émotion de ses auteurs, le mouvement de stupeur qui s’est emparé des lettrés à l’annonce de la triste nouvelle ont révélé l’importance qu’a pu prendre en France la maison POL qui a été celle de Perec, de Duras et de tant d’autres parus depuis les années 1980, à commencer par Édouard Levé. Fondée en 1982-1983, dans des conditions quelque peu improvisées, la marque POL a connu des années difficiles, puis des périodes fastes, elle a publié des romans comme de la poésie ; elle a semblé d’abord tentée de suivre les voies d’un formalisme inventif puis les chemins d’une écriture plus intimiste, sans oublier de donner au public, à l’occasion, un roman au goût du jour, comme ceux de Iegor Gran ou de Nicolas Fargues qui ont pu être davantage l’objet de discussions critiques. Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : dans la bataille pour la révélation d’une littérature vivante à mi-chemin d’une avant-garde ingénieuse ou innovante et d’un roman plus conventionnel de facture, elle a su, sinon s’imposer, en tout cas devenir une référence, face à Minuit, Verdier, Verticales, Finitude ou tant d’autres et c’est assez dire ce qu’a pu être son importance culturelle en l’espace de quelques décennies1.
Il faut dire que Paul Otchakovsky-Laurens a été à bonne école avant de se lancer et qu’il a pu faire ses armes dans les meilleures maisons du Paris des livres. Passé par une formation en droit qui lui a permis de fraterniser avec Jean Frémon, alors à la tête d’une petite revue de poésie, il a débuté dans l’édition par un stage chez Christian Bourgois à la fin des années 1960 avant d’être embauché au service éditorial dans les années 1970 chez Flammarion où, de manière fameuse, il a lancé la collection « Textes » où seront publiés entre autres Marc Cholodenko ou Renaud Camus, sans oublier les œuvres de Jean Reverzy. Désireux d’être à la tête d’un véritable département autonome, bien à lui, sous son nom, il est passé chez Hachette en 1977 où il a de façon impressionnante, non seulement révélé Charles Juliet, mais surtout récupéré Georges Perec dont il a publié La Vie mode d’emploi en 1978, ce qui lui a permis de décrocher le Médicis et de s’imposer en éditeur de tout premier plan au sein de la république des lettres2.
De Flammarion chez Hachette et retour
Chez Hachette, de 1978 à 1982, POL publie les auteurs qu’il a fait paraître chez Flammarion et quelques autres, Renaud Camus, Marc Cholodenko, mais aussi Charles Juliet, Danièle Sallenave, avec laquelle il aura un grand succès, Emmanuel Hocquard, Marcelin Pleynet, Harry Mathews, Leslie Kaplan… Surtout, et voilà qui change tout, il donne aussi de la littérature étrangère, des traductions de textes anciens, de Thomas Hardy par exemple3, ou d’Edith Wharton, des volumes que Jean-Claude Lattès, arrivé à la tête de la branche livre chez Hachette, à la suite du rachat par Lagardère, voudra voir passer sous la coupe d’un autre éditeur, ce qui contrarie fort un POL bien décidé à gérer son département comme il l’entend. POL en effet a rencontré Diane de Margerie qui a pris la direction de la bibliothèque anglaise de la maison avec François-Xavier Jaujard. La bibliothèque allemande, elle, a été emmenée par Nicole Casanova. La bibliothèque italienne, quant à elle, sera dirigée par Mario Fusco. Une série sur le jazz, « Birdland », sera également impulsée par la suite. De plus en plus POL évolue pour devenir un véritable petit éditeur généraliste4. Il lancera même une collection de textes classiques en semi-poche sous sa propre marque quelque temps plus tard et ira jusqu’à donner aussi une série de polars cocasses entre 2004 et 2011, les contre-enquêtes du commissaire Liberty…
Il faut dire sans doute qu’il sent le piège dans lequel il est tombé chez Hachette. On attend de lui qu’il donne de la littérature dite de création par définition peu commerciale mais incidemment on lui reproche tout de même d’aggraver les déficits à une période où les difficultés économiques se font plus pénibles. Sans doute ne lui a-t-on pas fait trop de remarques chez Flammarion – il fallait avant tout révéler des auteurs et compter sur des ventes à long terme comme l’a fait la NRF depuis ses débuts – mais dans un groupe comme Hachette qui prend l’eau de toutes parts le directeur de collection, qui n’est plus un bleu, se doute bien qu’il va devoir s’adapter à une nouvelle logique comptable peu compatible avec la recherche d’auteurs singuliers et de textes originaux peu vendeurs. S’il s’entend bien avec Bernard Fixot – qui n’est pas son patron5 – il n’a aucun atome crochu avec Jean-Claude Lattès, l’éditeur de Joseph Joffo et de Patrick Cauvin dont il sait très bien qu’il a été recruté pour assainir le groupe et le remettre sur les rails de la rentabilité par des programmes de parutions bien plus grand public. Leslie Kaplan du reste le confirme elle-même : quand elle vient signer son service de presse pour L’Excès-L’Usine, publié au début de l’année 1982, elle sent bien que l’ambiance au sein du groupe n’est pas des meilleures et que le trust ne semble pas comprendre le travail qui est celui de POL6.
Dès 1982 l’ancien directeur de la collection « Textes » se prépare à quitter le groupe. Mais un homme avec des charges et des responsabilités ne peut pas partir du jour au lendemain sans savoir comment poursuivre son aventure éditoriale. Ce n’est pas tant de lui qu’il s’agit mais de ses auteurs qu’il ne veut pas abandonner, comme Maurice Nadeau lui-même a été contraint de laisser Perec ou d’autres à leur triste sort. Voici ce qu’écrit POL à cet égard dans un entretien demeuré inédit :
En France il y avait quelque chose de formidable : la mauvaise conscience des éditeurs. Tout en étant de grands commerçants, ils éditaient des livres dits difficiles pour entretenir et renouveler l’activité littéraire. Je crains que ce goût ne disparaisse, qu’on s’achemine vers un cynisme caractérisé. Ce n’est pas un hasard si on nous a imposé le prix libre7 : il n’y a pas de raison pour que ce produit diffère des autres. Mais je noircis peut-être le tableau. Il reste ici et là de belles collections…8
Il aura à cœur d’être le dernier éditeur à pouvoir se permettre de donner de la bonne littérature sans avoir à en payer trop chèrement le prix.
La disparition de Georges Perec
Il faut dire qu’un triste élément est venu changer la donne. Georges Perec, soudainement malade, est décédé au printemps 1982, affligeant POL et compromettant ses chances de pouvoir compter sur les 53 jours, auxquels le créateur a travaillé jusqu’au bout, pour lancer la nouvelle marque avec un texte fort d’un auteur désormais en vue9, riche de ses succès publics et d’une œuvre très largement reconnue comme exceptionnelle par son inventivité ou son originalité. Pour l’éditeur, pourtant, c’est bien lui le véritable premier auteur de la maison POL. « Le premier texte des éditions POL est clandestin. Il a été tiré sur les photocopieuses d’Hachette, au début de l’année 1982, lit-on dans le journal Le Monde. C’est le dernier livre de vœux de Georges Perec, ces ouvrages que l’écrivain réalisait pour ses amis. Il s’agissait d’un Cocktail Queneau, avec la mention en couverture : Paris POL 1982, et en dernière page : “Ces trente-sept variations homophoniques inspirées par trente-sept titres de Raymond Queneau ont été composées et fabriquées dans les dernières semaines de l’année mille neuf cent quatre-vingt-un. Paul Otchakovsky-Laurens en a fait tirer un peu plus de deux cents exemplaires.” Perec “était très en retard et le livre a été fait début 1982”, se souvient Paul Otchakovsky-Laurens10. L’écrivain est mort peu après, en mars. Il n’a pas vu la naissance des éditions POL. Tous les livres portent sa trace : le logo de POL est une figure du jeu de go, représentant l’éternité, tirée de La Vie mode d’emploi. »
C’est donc quelque peu à la diable que l’éditeur s’est lancé, sans la solide garantie que la présence de Perec eût pu lui apporter, et qu’il est retourné voir les Flammarion père et fils pour leur demander de bien vouloir refaire équipe avec lui afin de poursuivre l’aventure. Avec toutefois l’assurance plus nette, plus forte encore, que l’homme POL est un grand lecteur susceptible de leur apporter de beaux textes, de porter des auteurs y compris les plus difficiles vers de larges publics. Un éditeur non seulement de littératures de toutes sortes mais aussi de textes variés, hors normes, qui peuvent s’adresser à tous comme l’un des tout premiers titres de la maison issu d’un assemblage de courriers de lecteurs du journal Libération que POL publie avec des œuvres de Leslie Kaplan et Richard Millet en 198311, aux côtés d’un volume de Modiano qui se vend hélas un peu moins que prévu et d’une plaquette sulfureuse signée Harry Mathews.
J’avais 39 ans, une expérience chez Flammarion puis Hachette, et quelques auteurs prêts à me suivre, comme Danièle Sallenave, René Belletto, Leslie Kaplan, Marc Cholodenko, Renaud Camus ou Charles Juliet, explique Paul Otchakovsky-Laurens. Je voulais publier les livres que j’aimais sans trop me préoccuper des ventes. Mais nous n’étions que deux et je ne savais même pas comment se fixe le prix d’un livre. C’est Bernard Fixot qui a pris le temps de me l’expliquer un soir.
Autant dire qu’Henri Flammarion, lorsqu’il a accepté de prendre la majorité des parts dans les éditions POL, ne s’est guère trompé en prédisant : « Maintenant, Paul saura ce que c’est de ne pas dormir la nuit »12.
Effectivement, et sur ces points les archives POL à l’IMEC sont sans appel, les premières années 1983-1985 ne sont pas du tout des années fastes13. POL publie beaucoup, des titres qui ne trouvent pas tous leur public, et dont les retours parfois importants plombent l’économie de l’entreprise. POL n’a-t-il pas trop promis ? Ne s’est-il pas trop engagé auprès d’un trop grand nombre d’auteurs qu’il n’est pas sûr encore de pouvoir pousser ? Il tire à 3 000 voire à 5 000 exemplaires des titres qui partent à moins de 1 000 exemplaires à l’occasion. Et même les quelques réussites qui sont les siennes avec Renaud Camus ou d’autres comme bientôt Emmanuel Carrère qu’il a réussi à récupérer après des débuts chez Flammarion ne permettent pas d’éponger les pertes générées par un ensemble de publications peu commerciales. « La première année, dit-il, c’est miraculeux, on publie des livres qu’on veut, on reçoit de l’argent des libraires qui les prennent à l’office, on a l’impression qu’on va bientôt pouvoir s’offrir une Rolls-Royce. Et puis l’année suivante arrivent les retours et c’est la catastrophe, surtout pour les éditeurs qui, comme moi, ne publient pas des œuvres faciles. Du coup, la tentation, dans ces cas-là, est de publier de plus en plus pour pallier l’effet négatif des retours et faire rentrer à nouveau de l’argent. Et là on va directement au gouffre »14.
Par bien des aspects, l’histoire de la marque POL est une histoire de crises permanentes et de coups de chance, de dépôts de bilan qui menacent et de sauvetages in extremis. Sans Duras et Belletto sans doute la maison n’eût-elle pas pu survivre jusqu’aux années 1990. Mais du moins a-t-elle su, assurément, s’imposer par son rayonnement littéraire pour intéresser divers investisseurs qui, petit à petit, vont venir remplacer les Flammarion qui se désengagent de cette belle affaire risquée et permettre ainsi à POL de poursuivre son aventure. En toute liberté. (Ou presque.)
Partir, dit-il
Mais c’est là sans doute aller un peu vite en besogne. En 1982, donc, tôt, POL décide de partir. « En un quart d’heure – nous sommes durant l’été 1982 –, il décide, en sortant d’un rendez-vous houleux avec la direction, de quitter Hachette et de créer sa maison : “On m’a demandé de transporter la collection dans une autre maison du groupe, dit POL au journal Le Monde en 2003. C’était un signe d’abandon. J’ai présenté ma démission. Si Perec n’était pas mort, je n’aurais peut-être pas créé ma maison. Il était venu chez Hachette avec moi. J’étais responsable des livres qui pouvaient venir. Je lui étais redevable. Chez Hachette, il me protégeait, en tout cas après La Vie mode d’emploi. Je m’étais fait attaquer quand j’ai publié Je me souviens. Le livre avait été très mal perçu par des responsables d’Hachette qui ne voyaient pas son intérêt.” Il se lance dans l’aventure, avec l’appui d’Henri Flammarion, qui prend la majorité du capital. “Cela a été une suite d’années faciles ou difficiles. Mon objectif n’était pas de devenir petit patron ou un actionnaire qui reçoit ses dividendes. J’ai été minoritaire, puis majoritaire, et à nouveau minoritaire. Ce qui m’intéresse, c’est de mener ma politique de façon indépendante” »15.
POL, avec d’autres mots, a raconté encore, des années plus tard, la fondation de sa maison.
C’est en septembre 1982, il faisait un temps magnifique. Henri Flammarion m’avait convoqué chez lui pour me dire qu’il était d’accord avec son fils, Charles-Henri, pour m’aider à créer une maison d’édition. Comme elle prenait la suite de ma collection chez Hachette, Hachette-POL, mes initiales lui donneraient son nom. Parce que le maître d’hôtel qui avait les joues bleues comme un mafioso ou comme Nixon m’avait servi un énorme whisky, et que je l’avais entièrement bu, je suis sorti dans la rue Barbet-de-Jouy complètement ivre. Complètement ivre, mais heureux16.
On le serait à moins. Après à peine douze ans d’expérience, en ayant suivi un lent chemin pour chercher à s’affranchir des tutelles ou des pesanteurs, il parvient à être le patron chez lui. Sous le regard vigilant de ceux qui lui font pleinement confiance sans pour autant être prêts à tout sponsoriser à l’aveugle.
Leslie Kaplan, elle aussi, a raconté la fondation de la maison POL.
J’ai passé l’été [1982] à terminer Le Livre des ciels. À la rentrée : Paul m’appelle pour me dire qu’il veut me parler. Je le retrouve dans un café avec Carine Toly. Il me dit qu’il a pris une décision : il va fonder une maison d’édition, sa maison d’édition. Je suis enthousiaste, convaincue d’emblée. Je crois que j’ai crié de joie, de toute façon dans le souvenir c’est ça : une banquette de café, une ambiance feutrée, enfumée, et tout d’un coup des rires, des cris, des hourras. Ce qu’il allait faire n’avait rien à voir avec ce qui se faisait, et en même temps, en un sens c’était logique. Il allait continuer l’exploration, la découverte, la recherche, ce qui était sa façon de concevoir la littérature, et il le ferait de façon complètement libre.
Une bascule, une façon de basculer, un renversement. Je pense que je ne mesurais absolument pas les difficultés matérielles, concrètes. Mais c’était une décision, et du coup la réalité passait au deuxième plan (ce qui ne veut pas dire qu’elle n’existait pas), l’espace s’ouvrait, l’acte tranchait, faisait de la place, reconfigurait les choses autrement17.
Et sans doute pour nombre d’auteurs aventureux la fondation de la maison POL a-t-elle semblé pleine d’espoir, comme une ouverture d’espaces, comme la création d’un nouveau lieu d’expérimentation, au-delà de ce que Fata Morgana a pu impulser au Sud et avant que d’autres structures ne se lancent comme Verticales.
Sur toutes ces questions, il existe désormais un fonds d’archives qui est à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) et qui permet d’avoir accès à tous les documents liés aux premières années de la maison ; c’est ce qui nous a permis d’esquisser cette amorce de monographie. De même avons-nous pu joindre les témoins de l’époque, Leslie Kaplan, Richard Millet, parmi d’autres, et surtout la précieuse Carine Toly, l’assistante de POL depuis les années 1970, chez Flammarion puis chez Hachette et enfin POL, sans oublier Charles-Henri Flammarion que nous avons pu revoir peu avant sa disparition. C’est à partir de toute cette matière vive que cette petite chronique a été possible. Que tous ceux qui ont permis ce travail soient ici remerciés.
« Il est revenu »
En 1982, pressé de trouver une solution, POL s’en retourne voir les Flammarion avec lesquels il n’a jamais rompu les liens et avec qui il est toujours en très bons termes. « Il est revenu, il est revenu », crie même à son patron la standardiste à l’accueil de la rue Racine quand POL vient solliciter un rendez-vous avec Charles-Henri Flammarion pour aborder ces questions. Les héritiers d’Ernest Flammarion, faut-il le dire, ont été très heureux des travaux réalisés au sein de la collection « Textes » dans les années 1970 et sont tout à fait persuadés que POL peut fédérer des auteurs de grand talent et en révéler de nouveaux18. C’est que, depuis les premiers succès avec Cholodenko, encore une fois, il y a eu l’arrivée de Perec qui a montré que le jeune éditeur est tout à fait capable même d’imposer des livres improbables comme cette Vie mode d’emploi qui, par bonheur, a été vendue à un tarif accessible malgré ses 700 et quelques pages afin qu’un prix littéraire puisse lui être décerné19. Les Flammarion acceptent bien volontiers d’investir dans cette nouvelle maison. Mais, dans leur esprit, il ne s’agit bien que d’un coup de pouce, d’une aide qui doit permettre à terme à POL de devenir pleinement son propre patron en montant dans le capital. À leurs yeux on ne peut être un bon dirigeant que si l’on est responsabilisé à titre personnel, motivé en quelque sorte, poussé à développer son affaire, à vouloir la faire prospérer20. Ce n’est pas forcément ainsi que POL pense les choses ; l’essentiel de son point de vue est de pouvoir se lancer, fixer les auteurs, miser sur ceux qui peuvent de suite rapporter suffisamment pour équilibrer les comptes et continuer ce travail de défrichage, de repérage des nouveaux auteurs, pour faire si possible de la nouvelle marque – au moment où Minuit, riche de ses combats victorieux en faveur du prix unique, commence à connaître de nombreux succès, comme avec Jean Echenoz, malheureusement refusé par POL21 – une marque magnétique, qui peut donner envie à des auteurs comme Richard Millet ou Emmanuel Carrère de préférer POL à tout autre label. Renaud Camus le confirme : il a voulu être publié dans la belle série « Textes » des Flammarion, parce que dirigée par POL, l’homme qu’il a choisi pour éditeur et à qui il a été fidèle, qu’il a suivi chez Hachette puis sous sa propre marque avant d’être obligé de la quitter ; mais il a bien, à ses débuts, imaginé de pouvoir tout aussi bien publier chez Minuit qu’au « Chemin », à la NRF, et a du reste rencontré Jérôme Lindon comme Georges Lambrichs pour finir par préférer POL22. (Son premier livre, Passage, aura été publié dans la série « Textes » en 1975.)
La nouvelle du départ de l’éditeur POL est officiellement connue le 3 novembre 1982 par un entrefilet dans le journal Le Monde. Il se lance au printemps 1983 avec deux auteurs, Leslie Kaplan, qu’il a déjà publiée chez Hachette et grâce à laquelle il a pu prendre langue avec Duras, ce qui lui sera précieux par la suite, et un nouvel auteur, Richard Millet, qu’il eût dû révéler chez Hachette, pour lequel un contrat a même été signé, qu’il a fallu dénoncer23, un jeune inconnu, à cette date, qui aura la carrière que l’on sait. Deux écrivains remarquables mais débutants et peu vendeurs24. À l’occasion du lancement de la nouvelle marque une soirée est organisée à La Terrasse de Gutenberg (76, avenue Ledru-Rollin, à Paris, dans le XIIe arrondissement), le mercredi 30 mars 1983 à 19 h avec les deux créateurs. Cet accueil est important pour le jeune éditeur. Car s’il bénéficie parfois de recensions flatteuses dans la presse – c’est la période où la littérature même la plus inventive peut encore trouver à être portée par les médias de masse, juge Richard Millet – le soutien des libraires est parfois plus difficile à obtenir. Beaucoup encore se montrent bien frileux en ce début des années de la loi Lang ; ils ne sont pas forcément enthousiastes à l’idée de voir arriver en boutique ces littératures difficiles à vendre, celles d’Emmanuel Hocquard ou de Roger Laporte, par exemple25.
Il est vrai qu’il est peut-être délicat de se faire une idée précise de la politique éditoriale de cette belle maison tant les trois ou quatre premiers titres s’avèrent distincts : tandis que Leslie Kaplan produit une littérature expérimentale aux résonances ouvrières, tel un François Bon qui a eu quelque succès avec Sortie d’usine, chez Minuit, en 1982, après le célèbre Établi de Robert Linhart, Richard Millet donne une littérature peut-être plus épaisse, plus nutritive, plus traditionnelle en apparence, mais aussi plus sombre ou davantage tourmentée ; le volume des lettres de lecteurs du journal Libération plonge au contraire dans la fantaisie de tous ceux qui sont dans une gauche festive avide de libertés nouvelles et de nouveaux modes de socialisation désentravée ; quant au petit volume de charme signé Harry Mathews, on l’a dit, il relève du genre intime pour ne pas dire léger ou licencieux. Et que dire de la reprise du texte de Ludovic Massé, Le Vin pur, donné en 1945, ouvrage de littérature champêtre en apparence et qui est aussi un très beau roman sur le soulèvement des vignerons au début du xxe siècle dans un midi aux reflets bucoliques ou naïfs ? Comment savoir où peut être le centre de gravité d’une telle structure ? Comment deviner ce que peuvent être les avenues du livre où souhaite s’engager un éditeur qui aime autant les cogitations abstraites d’un Roger Laporte que les jeux oulipiens d’un Perec, les lignes graves de La Douleur comme les intrigues policières d’un Belletto ?
Le siège social de la maison se situe à Chevilly-Larue où l’éditeur dispose, s’il le souhaite, de deux bureaux d’une superficie totale d’environ 50 mètres carrés. Il est impossible en effet de loger ouvertement POL rue Racine, dans l’immeuble des Flammarion, cela pourrait donner à croire que la marque n’est qu’un simple sous-ensemble de la grande maison familiale née au xixe siècle26. Il lui est impossible aussi d’user de l’adresse parisienne véritable car les locaux de la rue Jacob ne sont pas la propriété du groupe. Les Flammarion possèdent tout un immeuble d’affaires à Chevilly-Larue où sont regroupés les services administratifs de la maison27. Ces bureaux, en attendant mieux, doivent pouvoir faire l’affaire, bien que cela semble étrange de voir domicilier en lointaine banlieue un label de l’édition de création. Mais, si POL s’est installé pour travailler au sein de La Maison rustique, rue Jacob, c’est aussi parce que rien d’autre n’a pu être trouvé permettant de rencontrer des auteurs en ville, au cœur du Paris des livres. Les locaux près du Seuil ont été mis à la disposition du nouvel établissement pour vingt-trois mois maximum. À charge pour POL de trouver mieux. Deux bureaux rue Jacob, l’un de 36 m2, l’autre de 14 m2, sont mis à sa disposition, gracieusement, semble-t-il. Apparemment, d’après le bail signé le 13 décembre 1982 à Paris, le loyer à verser pour les bureaux de Chevilly-Larue est de 12 000 francs par an (mais la somme ne vaut-elle pas en réalité pour les locaux parisiens que les Flammarion ne peuvent pas sous-louer ?). Il y a quelque peu du bricolage ou des petits arrangements entre POL et les Flammarion ce qui révèle sans doute une certaine urgence dans le montage des choses et le lancement de la nouvelle marque28.
Équilibrer les comptes
En même temps, de suite, le jeune patron d’édition cherche à équilibrer les comptes avec les lettres des lecteurs de Libération, un volume qui lui permet de se classer à gauche de l’échiquier politique et de bénéficier de la sympathie d’une presse progressiste ; il s’agit au demeurant d’un excellent volume dans le domaine des écritures ordinaires, composé de lettres de toutes sortes, souvent très inventives, révélant des difficultés personnelles dans une vie au cœur des grands ensembles ou des désirs d’évasion et de vies exubérantes au grand air dans un pansexualisme débridé. C’est un livre qui plaît aussi à POL comme pour montrer qu’il n’est pas un pur éditeur de textes d’avant-garde mais un lecteur attentif aux propos les plus libres, les plus iconoclastes, les plus rétifs à toute forme de normativité, esthétique ou politique. Il sera d’ailleurs ravi par la suite de donner un volume collectif sur les écritures dites ordinaires, comme Jean Paulhan lui-même avait jadis donné dans La NRF des poésies de bouchers-charcutiers et autres agents d’assurances29. La Vie tu parles – titre en forme d’écho au grand-œuvre perecquien – veut être comme un reflet, une tranche, un extrait de la vie des années 1970, non sans rappeler parfois les chansons de Renaud et autres bribes de la vie suburbaine entre chômage de masse et volonté de vivre désentravé.
Ainsi l’entreprise est-elle créée dans la précipitation à la fin de l’année 1982 avec pour administrateurs, entre autres, Henri et Charles-Henri Flammarion. POL est nommé président du conseil d’administration. En mai 1983 le conseil décide « de faire procéder à la libération intégrale du capital social ». Il est demandé aux actionnaires le versement des sommes qui restent dues à la société. La moitié du capital soit 500 000 francs doit être réglé avant le 31 mai 1983. Le dernier quart, soit 250 000 francs, avant le 31 octobre 198330. Selon la constitution du capital POL a dû mettre dans son affaire en 1982-1983 la somme de 340 000 francs et les Flammarion 654 000 francs31. Pour un total d’un million de francs. Ce n’est donc pas du tout une micromarque sans soutien. La maison POL est bien une structure, sinon solide, en tout cas ambitieuse, avec des moyens permettant d’aller rémunérer un Sempé ou un Modiano, avec une force commerciale non négligeable, celle des structures de la maison Flammarion. Elle n’a que peu à voir avec les nouveaux labels fragiles en région comme Verdier ou d’autres. Elle est intégrée au monde du livre parisien, identifiée comme la maison qui a été celle de Perec, bientôt celle de Duras, elle tire à des milliers d’exemplaires ses livres, toute la fabrication de ses volumes est assurée par des équipes professionnelles qui sont celles de la maison Aubier – Richard Millet se souvient même d’être allé chercher dans leurs bureaux les épreuves de son premier livre – ; elle se lance avec toute la force dont peut bénéficier une structure établie qui sait compter sur des gens compétents, dévoués, efficaces. Même si, dans les faits, c’est POL lui-même qui fait tout. Qui surveille tout. Avec l’aide ou le soutien de sa fidèle assistante Carine Toly. (Et si, plus tard, la maison sera tentée par l’aventure de la diversification, POL y mettra fin pour des raisons économiques mais aussi pour reprendre la main et garder le contrôle de la structure qui porte son nom.)
C’est à cette époque, aussi, que POL fonde une association pour mieux faire connaître sa littérature et permettre à ses auteurs d’être mieux perçus, mieux lus, invités ici ou là, l’Adilc, l’Association de défense et illustration de la littérature contemporaine, qui sera présidée par Michel Chaillou et où Jean-Loup Trassard ou Michel Deguy, comme d’autres, pourront s’investir pour aller à la rencontre des lecteurs en librairie ou ailleurs. Richard Millet y sera lié un temps avant de prendre ses distances32. Ces réseaux seront bientôt parallèles à ceux des groupements de libraires ou des proches de l’Adelc, fondée à la fin des années 1980, qui ont vocation à soutenir les librairies de création et donc dans le même temps renforcer ce maillage du territoire permettant de mieux diffuser les productions d’innovation33. Est-ce un hasard si les succès pour POL comme pour Minuit viennent souvent pour ne pas dire presque exclusivement des librairies les plus actives bien décidées à soutenir ces belles marques volontaristes, d’Ombres blanches à Toulouse34 aux Passeurs de textes à Troyes ?
Des débuts délicats
Hélas rien ne se passe tout à fait comme prévu et, dès la fin 1983, de pénibles difficultés apparaissent. Un nouveau conseil d’administration est réuni le 21 novembre 1983.
Sept mois après la mise en vente des premiers titres, les résultats sont conformes aux prévisions avec un chiffre d’affaires de 850 000 francs et une perte d’exploitation de 268 000 francs, lit-on dans des documents du fonds POL. Mais le dernier trimestre de l’année 1983 qui devait permettre d’arriver à un résultat sur l’année de + 212 000 francs ne sera pas aux niveaux des prévisions : un titre important [de Sempé] est reporté alors qu’il représentait 30 % du chiffre d’affaires prévu, et les retours, qui sont importants, peuvent remettre en cause les ventes des premiers titres. Pourtant, deux titres importants peuvent renverser cette tendance : Roman roi de Renaud Camus, paru en septembre, et Poupée blonde de Modiano et Le Tan, paru en novembre35.
On voit par là que POL, dès le début, a cherché à équilibrer les comptes en allant quêter des textes vendeurs comme ceux de Modiano, comme le volume des lettres envoyées au journal Libération. Renaud Camus lui-même, depuis 1979, est connu pour ses Tricks qui seront perçus comme le grand livre de l’affirmation homosexuelle et des amours libres d’avant l’époque du sida. Mais les livres qui ne se vendent pas sont hélas trop nombreux par rapport au débit prometteur des autres. Même les titres-phares sont quelque peu décevants quand bien même leur écoulement n’est pas du tout déshonorant.
Renaud Camus croit se souvenir que Roman roi, en 1983, et Roman furieux, en 1987, ont été inspirés ou appelés par POL à la recherche d’ouvrages quelque peu plus ouverts que ses Églogues et il a d’autant plus cherché à pouvoir répondre aux attentes de POL qu’il est mensualisé depuis l’époque Hachette par son éditeur et qu’il se sent quelque peu désolé de se trouver à sa charge sans lui rapporter grand-chose36. Ses livres ne sont pas de grands succès mais les ventes de Roman roi ne sont pas non plus insignifiantes, on l’a vu. Au fond, tous les auteurs comme Renaud Camus, comme René Belletto, comme Emmanuel Carrère, ont été d’abord et avant tout appréciés par POL en raison de leurs talents propres, mais l’éditeur n’a pas manqué de percevoir leur capacité à pouvoir toucher un public qui permette à la maison de vivre. Du reste, Carine Toly n’a cessé elle aussi de pousser POL à être toujours plus audacieux sur le plan des choix éditoriaux ouverts permettant d’engranger des succès plus marqués. Et sans nul doute l’ami de Perec et Duras a-t-il été sans cesse déchiré entre le désir naturel d’être fidèle à ses meilleurs auteurs même les plus difficiles à diffuser comme Roger Laporte tout en cherchant à porter ceux qui peuvent faire plus pour les équilibres commerciaux de la marque37. Est-ce un hasard si les vraies grandes réussites financières de la maison viendront plus tard, quand la maison aura aussi recruté un directeur commercial en la personne de Jean-Paul Hirsch, au tournant des années 1980-1990 ?
La maison, dès 1983, a misé sur des noms forts, attirants, repérables. Sans doute POL a-t-il pu être en lien avec Modiano par le truchement de Jean-Marc Roberts et a-t-il fait bon accueil à ce volume orné d’illustrations de Pierre Le Tan mais les deux artistes n’ont peut-être pas proposé là une œuvre de nature à séduire le plus largement possible journalistes ou libraires. Quant au projet avec Jean-Jacques Sempé, il s’est agi originellement d’un projet avec Danièle Sallenave, mais de toute évidence il y a eu comme un malentendu ; peut-être le célèbre dessinateur a-t-il dit oui d’enthousiasme mais, dans son esprit, il devait s’agir d’un volume non crayonné mais bien écrit par lui, aussi, et POL s’est retrouvé dans une situation délicate, ne voulant pas prendre le risque de devoir refuser un texte ou un manuscrit d’un auteur d’importance qu’il a lui-même sollicité. Dans le doute, les choses en sont restées là et le livre n’a jamais vu le jour38.
Ainsi faut-il aussi remarquer que ce sera là l’un des signes distinctifs de la maison POL : elle ne donne que ce qu’elle veut et ne publie ni avocat ni politicien ni juré littéraire ou animateur en vue par complaisance ou stratégie. S’il y a bien quelque chose qui a motivé POL dans son désir d’autonomie, on l’a dit, c’est de pouvoir suivre sa seule ligne directrice qui est de publier les textes et les auteurs qui lui plaisent et eux seuls – ce qui n’exclut pas « les coups » ou les livres tournés vers le grand public s’ils sont intéressants, bien faits, riches, en tout cas dignes de la bibliothèque idéale à laquelle POL veut donner corps.
Des chiffres prometteurs mais insuffisants
Figure encore dans les documents administratifs de la maison pour les premiers temps un tableau comparatif avec les ventes espérées et les ventes réelles au 30 septembre 1983. Pour Le Livre des ciels de Leslie Kaplan, paru en mars 1983, 3 500 ventes ont été escomptées, 2 041 exemplaires ont été sortis ou vendus à la fin septembre ; pour le volume de Richard Millet, paru en mars également, 2 500 ventes ont été espérées, 1 695 exemplaires ont été sortis ou vendus ; 3 000 ventes ont été planifiées des Plaisirs singuliers de Mathews (parus en avril 1983), 1 401 ont été effectivement enregistrées ; 11 000 ventes ont été programmées pour La Vie tu parles (paru en mai), 13 768 exemplaires ont été écoulés ; 3 800 ventes ont été escomptées pour la Chronique des guerres occitanes signée Claude Delmas (parue en septembre), 1 602 exemplaires sont effectivement sortis en boutique, en un mois à peine. Roman roi de Renaud Camus (également paru en septembre) a été programmé pour espérer atteindre la barre des 11 000 ventes, 5 717 exemplaires sont eux aussi sortis à la fin du mois. Un dernier titre est évoqué pour septembre, un énigmatique « roman Ségalat », prévu pour être écoulé à 3 800 exemplaires, mais il est impossible de le retrouver dans le catalogue et l’on peut douter qu’il ait jamais été publié. (Il s’agit très probablement d’un titre prévu de Roger-Jean Ségalat, que POL a publié chez Hachette. Malheureusement, le titre publié en 1978, Monument à F. B., semble avoir fait l’objet de poursuites de la part de la jeune femme évoquée dans ces pages très intimistes et ces différents soucis ont visiblement quelque peu coupé dans son élan l’auteur devenu libraire d’ancien en Suisse39). Dans tous les cas, le débit des titres est tout à fait honorable, et, disons-le, même, le volume des lettres envoyées à Libération, s’il n’a pas suffi à sauver l’année, a montré la réalité des ventes possibles par la maison quand elle a une bonne idée qu’elle sait mettre en avant. Mais cela ne suffit pas pour réussir à faire vivre toute une structure qui publie par ailleurs nombre de textes par nature dédiés à une diffusion restreinte.
Peut-être faut-il noter également que la nouvelle marque ne renâcle pas à publier à l’occasion des textes sulfureux comme ces Plaisirs singuliers, de très beaux textes de l’ami de Perec, Harry Mathews, sur les joies de l’auto-érotisme, un bel objet sur beau papier à tirage limité, non massicoté, comme le font encore les Éditions José Corti, comme pour indiquer que la maison sait aussi à l’occasion œuvrer avec le plus grand soin et toucher les bibliophiles. Le même éditeur se montrera audacieux en publiant des écrits pornographiques comme ceux de Mathieu Lindon ou en republiant les Tricks de Renaud Camus (Tricks qu’il n’avait pas osé donner sous sa marque, sous son nom, au sein du groupe Hachette, et dont il a fait passer le projet auprès de Jean-Étienne Cohen-Séat pour la maison Mazarine, qui l’a publié en 1979, et dont s’est occupé une certaine Valérie-Anne Giscard d’Estaing, la fille du président de l’époque40). Publier pour POL, devenu libre, indépendant, voudra dire aller au bout de tout, ne s’imposer aucun tabou, aucun interdit, proche en cela d’un Jérôme Lindon, et peut-être, quand les soucis arriveront avec les poursuites liées au genre de l’autofiction, deviendra-t-il plus méfiant41. Mais jamais il ne renoncera à ce qui lui semble être le moteur de son action, cette volonté de tout permettre, cette conception de la littérature comme un geste libre qui doit permettre de tout dire, d’aller enfin donner vie au moi profond cher à Proust. De livrer même les écrits les plus impudiques. Il sera de fait un grand éditeur de journaux intimes, comme ceux de Renaud Camus, d’Hubert Lucot, de Charles Juliet, parmi d’autres.
Et si le volume de Mathews est peut-être le premier sous la nouvelle marque à être particulièrement soigné, c’est que POL pense l’objet dans son entier et non seulement le texte en lui-même. Par commodité il a délégué la fabrication des titres aux Éditions Aubier qui appartiennent aux Flammarion mais c’est bien lui qui choisit le graphisme des couvertures, à partir des esquisses ou des maquettes de Jean-Pierre Reissner, et qui dit ce qu’il entend avoir comme résultat. Le fait d’avoir un volume non massicoté pour ces Plaisirs singuliers consiste peut-être à en limiter l’accès, à montrer qu’il s’agit d’un livre pour initiés. En tout cas, POL sait réaliser les livres avec le plus grand soin. Ses volumes de poésie seront encore à l’occasion réalisés au plomb. À l’ancienne. Le graphisme est encore quelque peu fluctuant dans ces premières années. De nombreuses couvertures sont illustrées, de manière parfois très colorée. Ce n’est semble-t-il qu’après 1990, en 1992 pour être précis, que la maison trouve une fois pour toute son modèle graphique et retient le projet conçu par Maurice Coriat pour les couvertures. Avec les fameuses rainures qui caractérisent ce papier blanc côtelé étrangement appelé Becket Ridge et la typographie des titres en Gill sans comme dans le métro de Londres. Un signe pour celui qui est entré en littérature par la grâce des livres publiés chez Minuit42. POL n’a-t-il pas dit lui-même combien la lecture du Comment c’est de Beckett a été son premier vrai moment d’éblouissement littéraire à l’âge adulte ?43
Et si ses livres sont donc suivis depuis les ateliers de la maison Aubier, c’est bien lui qui est ravi de pouvoir encore travailler au plomb au début des années 1980 en faisant notamment appel à l’imprimerie qui s’appelle Corbière et Jugain – c’est ainsi chez elle qu’est roulé le premier volume de Richard Millet dont l’achevé d’imprimer est en date du 2 février 1983 –, celle-là même qui deviendra Normandie Impression puis Normandie Roto, la structure qui s’occupe des volumes des Éditions de Minuit pour ainsi dire depuis des décennies et où sont depuis, aussi, roulés à l’occasion les volumes de « La Pléiade » qui seront ensuite reliés à Lagny chez Babouot. POL restera fidèle à cet imprimeur quand la fabrication des volumes passera sous le contrôle des deux animateurs de la maison. L’équipe ira même avec Marguerite Duras dans les ateliers de l’industriel dans l’Orne pour une visite du site de production dans les années 1980, après le prix Goncourt44.
Mauvaise passe
Les tableaux chiffrés conservés au sein des archives montrent à quel point la maison a bien pensé les choses. 1 972 000 francs de chiffre d’affaires brut ont été espérés, 1 890 000 francs ont été réellement réalisés du 1er avril au 30 septembre 1983 (retours non déduits). Le chiffre d’affaires net n’est que de 45 % du chiffre d’affaires brut. 888 000 francs nets ont été espérés, 850 000 francs ont été encaissés, effectivement. Les coûts de fabrication ont été de 218 000 francs, les droits d’auteur de 196 000 francs. Pour l’ensemble de l’année, le chiffre d’affaires net prévu eût dû être de 2 452 000 francs. Sans doute le chiffre n’a-t-il pas été atteint à cause des projets non réalisés. Mais, de fait, le titre attendu de Sempé, le volume des lettres envoyées à Libération, le Modiano sont des titres forts qui sont loin de montrer un POL en simple défenseur d’une littérature dite complexe. C’est un patron qui pense aussi à faire entrer de l’argent pour pouvoir porter la littérature qu’il aime. Les frais généraux budgétés pour l’année sont de 457 000 francs de salaires et charges, 164 000 francs de publicité, 430 000 francs dits autres. Pour un total de 1 051 000 francs. Tous ces montants sont peut-être quelque peu élevés pour un éditeur qui se lance après deux chocs pétroliers en pleine crise. Sans doute la réussite avec le volume des lettres à Libération a-t-elle donné à POL l’idée d’aller chercher d’autres titres-événements. Ce sont des livres chers car il faut sans doute bien payer les auteurs et des livres dangereux car il faut tirer fort ces volumes promis à une large diffusion avec des risques de vrais soucis financiers si les résultats ne sont pas au rendez-vous. POL aura parfois la main heureuse mais il connaîtra aussi la déception de voir certains de ses titres ambitieux manquer leur cible.
De fait, les choses ne s’améliorent guère dans la foulée. Le conseil d’administration du 27 septembre 1984 permet de faire le point sur les premiers mois d’exploitation. L’exercice clos le 31 mars 1984 est d’une durée de quinze mois. Mais les premiers livres n’ont été publiés qu’en mars 1983, on l’a dit. Le chiffre d’affaires net a été de 1 559 000 francs, avec 17 titres, dont quatre ont été vendus à plus de 5 000 exemplaires au 31 mars 1984 (La Vie tu parles, Roman roi, Le Vin pur de Ludovic Massé, Un printemps froid de Danièle Sallenave). Ces quatre titres à eux seuls ont représenté 59 % du chiffre d’affaires total. Le taux de retour est lui de 33,45 %, « nettement supérieur au taux moyen (20 %) constaté habituellement en littérature », lit-on dans des documents internes. Les investissements ont été d’un million à peu près et ont permis de réaliser un chiffre d’affaires d’un million et demi environ. « Les capitaux investis tournent donc une fois et demie dans l’année au lieu de deux fois environ. » « Pour équilibrer l’exploitation, [le chiffre d’affaires] aurait dû s’élever à environ trois millions de francs, tout restant égal par ailleurs. » L’importance des pertes d’exploitation est donc de 478 440 francs. « 90 000 exemplaires ont été fabriqués au total, dont 45 000 [ont été] vendus. Le rapport vente/tirage est trop faible. » Visiblement, La Poupée de Modiano a déçu car le volume justifie à lui seul la moitié des provisions. Le prix de revient total des volumes représente 21,5 % du chiffre d’affaires « évalué au prix fort de vente hors taxes ». Les frais généraux sont de 1 244 000 francs (79,8 % du chiffre d’affaires) qui comportent aussi des frais de déplacement, de missions ou de réception, des honoraires. Ils sont supérieurs aux frais budgétés. « En conclusion : le premier exercice des Éditions POL se situe nettement en deçà des objectifs que la société s’était fixée, à savoir un chiffre de ventes de 2,4 millions et un résultat de 0,2 million pour douze mois d’activité. Certains projets éditoriaux n’ont pu être menés à bien au cours de l’exercice alors qu’ils contribuaient de façon importante aux équilibres prévisionnels (Sempé, Modiano) et deux autres titres (Roman roi et La Vie tu parles) n’ont pas rencontré la totalité du succès escompté. » Le chiffre prévisionnel pour l’exercice 1984-1985 est évalué à 3 790 000 FF avec vingt-deux titres nouveaux. Trois titres semblent alors porter tous les espoirs – mais lesquels ?
Force est de se demander quand même, à la lecture de ces documents, si les Flammarion comme POL n’ont pas quelque peu préjugé de leurs forces. Comment faire plus de deux millions de chiffre d’affaires avec des volumes comme les Plaisirs singuliers de Harry Mathews ? C’est un très beau texte, certes, très libre, sur beau papier, à destination de quelques happy few, comme le sera par la suite le volume de Mathieu Lindon, mais on voit mal que ce type d’opération puisse toucher le grand public. POL n’a-t-il pas imaginé que les simples noms de Sempé ou Modiano feraient de leurs livres des best-sellers automatiques ? N’a-t-il pas surestimé les ventes possibles d’un Renaud Camus ? N’a-t-il pas préjugé de la fidélité d’une Danièle Sallenave ? Ou bien, tel un joueur pris par le démon des cartes, n’a-t-il pas cru à chaque fois se refaire, si l’on peut dire, trouver sans cesse de nouvelles idées pour sauver la mise et compenser les pertes ?
Des ajustements nécessaires ?
Les chiffres ne sont guère meilleurs ensuite. Ils sont même plus inquiétants si l’on en croit un document de la main de POL appelé « Rapport au conseil d’administration sur l’exercice 1984-1985, Perspectives pour l’exercice 1985-1986 », en date du 25 juin 1985. À l’origine des très mauvais résultats de l’exercice 1984-1985 se trouvent quatre causes, dit POL : « la suppression ou le report de titres importants », « l’insuccès de certains titres pour lesquels une bonne vente avait été prévue », « une production trop abondante », « un taux de retour anormalement élevé ». Parmi les titres prévus qui n’ont pas vu le jour figure un Mitterrand de la plume de Serge July, des romans de Danièle Sallenave et René Belletto, des œuvres complètes de Roger Laporte. S’agissant des méventes : « l’ouvrage sur le sida45, les Chroniques achriennes de Renaud Camus, le roman de Carrère, Bravoure, celui d’Emmanuel Hocquard, Area dans les forêts de Manhattan, n’ont pas eu la carrière escomptée. Pour ces trois titres, la différence de chiffre d’affaires entre prévisions et résultats se monte à environ 270 000 francs ». Avec le recul, l’analyste a quelque peine à croire que la maison ait pu compter sur Emmanuel Hocquard pour faire grimper nettement le chiffre d’affaires. C’est tout à l’honneur de l’éditeur d’espérer publier des textes de grande valeur, mais de là à imaginer que les auteurs parmi les plus difficiles de la maison puissent justement aider à combler les déficits, il y a un pas. Le travail semble relever quelque peu du grand écart dans ces années où POL semble prêt à tout pour viabiliser la marque. Fidélité auprès des grands auteurs comme Roger Laporte. Tentatives de faire des coups pour faire rentrer de l’argent frais. Poésie expérimentale d’un côté, document à chaud de l’autre sur un nouveau virus ravageur et terrifiant.
Trop de titres ont été publiés, reconnaît lui-même POL. Mais comment refuser de suivre les auteurs qui ont été intégrés à la maison ? Et comment ne pas assurer l’avenir de la structure en allant chercher de nouveaux auteurs ? Rien n’est possible, pourtant, si de fortes ventes ne viennent pas financer le reste des parutions moins commerciales. POL le sait qui cherche encore à lancer à l’occasion des livres grand public comme ce volume sur le sida qui fut une grande déception bien qu’il fût sans nul doute nécessaire pour l’information du public en des années où règnent au sujet de ce nouveau mal nombre d’idées reçues que l’on appellerait aujourd’hui des fake news.
Le taux de retour, en attendant, est resté trop fort. Sur les nouveautés il a été de 31 % en 1984-1985. Le taux de retour total, nouveautés et fonds confondus, a été de près de 45 %, en comptant les livres de 1983 retournés en 1984. Pour POL les solutions à adopter sont simples. Il faut réduire le nombre de titres, « recentrer » la production, diminuer le coût des titres les moins rentables. Dès 1985-1986 il propose de baisser à quinze le nombre de nouveautés. Avec « trois moments forts », dit-il : en avril 1985 la sortie du deuxième Duras, La Douleur, déjà donné donc deux mois plus tôt quand POL rédige la note, objectif déjà atteint des 45 000 ventes pour l’exercice dit POL (mais POL ne confond-il pas encore sorties des exemplaires et ventes réelles ?) ; en janvier 1986 L’Enfer de Belletto, pour lequel il espère un débit de 30 000 exemplaires ; les deux précédents livres de l’auteur se sont écoulés à 80 000 exemplaires, toutes éditions confondues, dit POL, « ce qui permet de compter sur un public potentiel important » ; en mars 1986, enfin, la sortie d’un nouveau Carrère, La Moustache : « Cet ouvrage, relativement bref et très public [sic], est actuellement en lecture au service commercial où il suscite un très grand intérêt. » On l’aura compris, dès 1984 ou 1985, avant même les succès de La Douleur ou L’Enfer, POL a saisi que c’est par la littérature essentiellement que la maison peut vivre et prospérer. Quand il parle de recentrer la production, il veut dire qu’il faut peut-être abandonner les textes extra-littéraires, coûteux à l’occasion, surtout en cas d’échec, comme ce volume sur le sida paru en avril 1984, volume dont les résultats ont été en dessous des attentes de l’entreprise.
L’observateur note au passage qu’il y a aussi chez POL une attention à son époque – et ce n’est pas sans raison s’il aime autant Jean Echenoz et des auteurs très ancrés dans les années 1980 qui, à leur manière, disent le monde qui est le nôtre. Dans la proximité de Libération – Mathieu Lindon qui sera son auteur y travaille –, du Nouvel Observateur, de L’Autre Journal, d’Actuel, il se montre ouvert, intéressé par toutes sortes de choses, sans esprit d’exclusive. Publier sur le sida, les questions qui se posent aux lecteurs de Libération, sur la réalité du pouvoir mitterrandien, ou sur les femmes comme il fera sous peu avec Élisabeth Badinter, c’est toujours pour lui écrire sur l’époque, dire le monde qui est le sien. Donner des livres qui aident à penser et qui sont comme les témoins des plus grands bouleversements, comme ceux de la libération sexuelle qui nourrit nombre de pages notamment des littératures homosexuelles auxquelles il fera bon accueil par le biais de Guillaume Dustan. S’il a manqué Hervé Guibert, il n’aura pas manqué les autres. Et si tout cela permet d’équilibrer les comptes c’est encore mieux.
La recapitalisation est inévitable
Malgré tout, l’exercice clos le 31 mars 1985 laisse encore apparaître une perte de 1 641 512 francs, laquelle fait suite à la perte de 478 441 francs de l’année précédente (selon le rapport de gestion sur l’exercice clos le 31 mars 1985). Les tirages ont été trop forts par rapport aux ventes. Le livre sur le sida a été tiré à 10 000 exemplaires mais n’est sorti, à la date d’arrêté des comptes, qu’à 1 431 exemplaires ; les Chroniques de Camus, tirées à plus de 5 000 exemplaires, ont été écoulées à 1 069 exemplaires ; Bravoure a été tiré à 6 160 exemplaires, mais 2 747 exemplaires seulement ont été envoyés en boutique, à la date d’arrêté des comptes. Le nombre de volumes déclarés vendus représente 37 % du tirage total selon un document versé aux archives.
La stratégie choisie a été dangereuse : publier beaucoup, miser sur des ouvrages forts comme celui sur le sida, que la maison n’a pas su vendre : les chiffres ont plongé, les tirages ont été trop forts, alors qu’il n’y a que deux salariés dans la maison, trop peu de personnes pour vendre, malgré les tournées en librairies qui s’intensifient dans ces années où POL ne ménage pas sa peine pour faire connaître sa production. N’a-t-il pas tout simplement fait ce que les Flammarion lui ont demandé ? Les titres au bon potentiel sont pourtant nombreux : Outside de Duras a été tiré à 11 000 exemplaires, l’année même du Goncourt pour L’Amant ; 6 496 exemplaires ont été tirés d’un volume de Renaud Camus, Notes sur les manières du temps, visiblement sorti à 2 301 exemplaires. Le volume sur le sida, on l’a dit, à lui seul, a été un rude échec sur le plan commercial malgré ses qualités propres. Il est la triste illustration que, dans l’édition, il y a grand danger à publier des textes grand public sans réussir à orchestrer un vrai battage médiatique. C’est là le signe sans doute que POL n’a pas été la bonne maison pour ce type de livre. Qu’elle n’a pas su trouver les moyens de le pousser, quelles que soient les vertus de ce volume nécessaire pour faire progresser la connaissance sociale de la maladie.
Lors du conseil d’administration du 2 décembre 1985 la perte importante de la maison est rappelée. « Cette perte ramenant les capitaux propres à un montant inférieur à la moitié du capital social, il y a lieu, conformément à la loi, de convoquer une assemblée générale extraordinaire dans les quatre mois qui suivent l’approbation des comptes ayant fait apparaître cette perte afin de statuer sur la continuation de l’activité sociale ou la dissolution de la société. » La survie de la marque, deux ans à peine après son lancement, est en question. POL comprend que la stratégie adoptée n’a pas été la bonne. C’est un pragmatique. S’il y a un moyen de trouver à faire financer par des littératures qui marchent les risques qu’il prend avec des auteurs moins connus, des poètes de grand talent, alors il se doit de trouver le moyen d’assurer cette politique du risque mesuré. Car ce qu’il publie, comme dans le cas un peu fou de La Vie mode d’emploi, lui seul peut le faire. Et ce n’est pas sans raison qu’Édouard Levé ou d’autres s’adresseront à lui et à lui seul en quelque sorte. Il est décidé de faire appel à de nouveaux actionnaires, car les Flammarion quant à eux ne veulent plus investir dans une structure aussi risquée, quels que soient ses mérites sur le plan culturel ou littéraire. Leur amitié, leur affection, et aussi leur respect professionnel pour POL sont inchangés, mais, de leur point de vue, comme ils le pensent depuis le début, c’est à POL lui-même d’assumer les risques de ses politiques téméraires, c’est à lui d’être responsable, de ses deniers46, et de trouver à faire vivre la marque qui est la sienne et qui se confond avec son nom même. POL souscrit de fait pour 612 000 francs 612 actions, Dominique Fourcade investit lui aussi dans l’affaire à hauteur de 188 000 francs pour 188 actions, Jean Frémon lui aussi place 50 000 francs dans la maison POL et de même Harry Mathews demeurant à New York, « 1 Beekman place NY 10022, USA ». L’augmentation de capital est de 900 000 francs. Où POL a-t-il trouvé cet argent ? A-t-il dû revendre un appartement parisien peut-être issu d’un héritage ?47 Ou fruit d’un ancien bon placement ? Ce n’est pas impossible. Il semble avoir vécu la chose douloureusement, si l’on se fie à quelques allusions dans ses films à ce sujet48, mais c’est là sans doute le prix à payer pour poursuivre l’aventure.
On comprend en tout cas que Carine Toly ait sans cesse senti la fragilité d’une maison à la fois riche de son appartenance à l’univers Flammarion et en même temps touchée de plein fouet par la conjoncture qui n’est pas du tout la meilleure, ce que comprend très bien Charles-Henri Flammarion qui n’est nullement malheureux d’avoir investi dans cette belle maison. Il faut sans doute bien du courage à celui qui se bat sans cesse pour sauver sa marque et qui ne se sentira peut-être à l’abri des soucis que bien plus tard, quand il aura eu tous les succès qui se suivront à partir des « années Darrieussecq ». Quand il sera lui-même passé sous la coupe d’investisseurs, que ce soit Jean-Jacques Augier pour la financière de Clichy ou Antoine Gallimard pour le compte de la NRF.
L’enfer, la douleur
Un document sur la situation économique de la maison au 2 décembre 1985 fait apparaître des chiffres meilleurs grâce à La Douleur qui a dépassé les prévisions. La Douleur et L’Enfer, de toute évidence, semblent bien avoir sauvé POL et montré par là même que la maison n’est pas condamnée aux déficits. Si POL a su convaincre ses amis d’investir dans la structure qui est la sienne, il ne s’agit pas d’un soutien à l’aveugle dans un label en difficulté. C’est au contraire une marque de grande confiance en un homme responsable qui est aussi un éditeur au nez fin et qui peut gagner gros quand son choix est ratifié par le public. Quelle surprise que de voir les Flammarion s’éloigner de POL quand celui-ci commence à glaner quelques succès. Mais c’est, on l’a dit, que ceux-ci considèrent que le patron doit être maître chez lui. Ils ont agi ici de manière confraternelle, comme Ernest Flammarion lui-même avait aidé Albin Michel à ses débuts49. Au surplus, en assurant la diffusion-distribution de la maison, ils profitent du volume d’affaires généré par la marque et gagnent un peu plus à chacune de ses réussites. Cela dit, si la maison est installée depuis le début au 26, rue Jacob dans des locaux que lui a cédés La Maison rustique (une sous-marque de Flammarion), locaux de la ville de Paris qui les possède, il est entendu que POL à terme doit déménager. C’est donc une nouvelle étape, une nouvelle phase dans la vie de la maison qui démarre, deux ans après son lancement. Il s’agit aussi d’un nouveau départ capitalistiquement. POL, désormais majoritaire, est présent dans la maison pour un total de 952 000 francs, Flammarion pour 655 000 francs, et les autres actionnaires pour 288 000 francs. En l’espace de quinze ans à peine, le jeune éditeur salarié des Flammarion est devenu un patron d’édition à part entière. Maître à bord, autonome, libre et bien décidé à poursuivre dans la voie choisie tout en allant chercher les moyens de se développer.
À partir du mois de juin 1986, les locaux de POL sont transférés dans le XIVe arrondissement de Paris, là où réside alors l’éditeur. L’endroit sera connu de tous ceux qui voudront intégrer cette belle maison, au 8, villa d’Alésia. Un rez-de-chaussée très clair dans une impasse où vivent de nombreux artistes de même que l’actrice Carole Laure. Trouvé par les deux animateurs de la maison qui ont le coup de foudre pour les lieux qui sont ceux d’une vraie petite maison agréable où il fait bon travailler50.
Les années sont à l’occasion meilleures à partir de La Douleur et L’Enfer, bonnes et moins bonnes périodes alternent jusqu’à la mévente des textes classiques et le passage sous la coupe de Jean-Jacques Augier en 1994. Dès 1991 la maison Gallimard entre au capital de la structure pour remplacer les Flammarion qui se désengagent de manière définitive en signe de désaccord devant la stratégie de POL adoptée en vue d’une diversification généraliste par le développement des parutions liées au cinéma et surtout de la série des textes classiques dans laquelle Charles-Henri Flammarion ne croit pas du tout51. Pour les actionnaires originels, la maison POL doit être une maison strictement littéraire. L’éditeur doit publier ce qu’il sait publier et non aller courir d’autres lièvres sur d’autres terrains où des confrères sont solidement établis. Le rapport de gestion du conseil d’administration à l’assemblée générale ordinaire du 26 septembre 1990 fait état, pourtant, d’un résultat positif de 867 614 francs lié aux bonnes ventes de L’Année de l’éveil de Charles Juliet (grand prix des lectrices du magazine Elle), du Perec de 53 jours et de La Pluie d’été de Duras. « La stabilité des structures, le succès important de La Machine de René Belletto, le bon niveau du chiffre d’affaires ainsi que celui des droits secondaires permettent d’envisager une poursuite du redressement amorcé »52. Pour POL, c’est la preuve qu’il n’y a pas à dévier de la trajectoire adoptée. Juliet, Perec, Belletto, Duras, ce sont les valeurs sûres de la maison qui rapportent, dans la durée. Si cela s’avère logique pour Duras ou Perec, il eût été en revanche bien téméraire de l’imaginer pour Charles Juliet qui a débuté son œuvre par un journal, certes passionnant, mais peu vendeur. C’est dire combien il a fallu du flair pour sentir que ce poète, l’un des plus grands de sa génération, a pu porter en lui cette œuvre singulière et pourtant ouverte à tous.
En même temps, pour POL, la diversification fait partie de l’évolution naturelle des maisons, comme Flammarion, Gallimard et d’autres avant lui sont partis des terres de la publication littéraire pour développer, secteur par secteur, de nouvelles collections. Il suit quant à lui ses passions et le succès avec Charles Juliet et les autres doit pouvoir servir cette cause de l’ouverture à la musique, au cinéma, aux classiques, aux romans policiers, à tous les secteurs de la culture qui passionnent l’éditeur et qu’il a le désir d’explorer.
POL craint-il d’être bloqué ? d’être coincé dans la position du petit éditeur indépendant condamné à vivre dans l’ombre des grandes maisons ? Considère-t-il, comme le pense Jean-Paul Hirsch, qui arrive dans la maison au début des années 1990 pour faire ce qui ne s’appelle pas encore de la surdiffusion, comme le fait Henri Causse chez Minuit, qu’il faut élargir la production pour aller chercher les moyens de sponsoriser les publications courantes les plus risquées, dans une logique de péréquation classique, si l’on peut dire ?53 Sans doute. Il y a quelque peu du pari, pour ne pas dire du quitte ou double, dans cette diversification tous azimuts. POL ne va-t-il pas jusqu’à salarier celui qui est en charge de la fameuse collection de semi-poche et payer même 5 000 francs pour une préface commandée à Renaud Camus par exemple pour un volume qui finalement ne verra pas le jour, la collection étant interrompue ?54 Impulsif, POL ? Sans doute. Et risque-tout, par nature, comme Pauvert avant lui qui, dans les années 1960, a tenté cette même aventure de la diversification, notamment avec ses très beaux volumes de la série « Libertés » qui ont été des échecs55. Mais faut-il pour autant renoncer à ses projets ? S’interdire de tout tenter pour porter haut ses couleurs ?
De Perec à Duras
Dès le début, dès les années 1983-1985, le lecteur trouve au sein du catalogue POL les noms des grands auteurs tutélaires de la marque, à commencer par Renaud Camus, ou Charles Juliet, et aussi de nouveaux auteurs appelés à devenir importants par leur rayonnement littéraire, comme Valère Novarina, ou par leurs ventes comme Emmanuel Carrère, venu de la maison-mère Flammarion, que la famille a accepté de voir partir pour être publié par une marque rattachée à la rue Racine. En 1985 sont donnés les Cahiers Perec, le volume premier du moins, comme pour rappeler combien la maison à cette date encore se pense liée à l’auteur de La Vie mode d’emploi qui est son grand écrivain de référence comme Proust l’a été pour la NRF ou Beckett pour Minuit.
Ce qui change tout, c’est l’arrivée de Marguerite Duras, au moment même où L’Amant triomphe en librairie. Par le plus grand des hasards, par chance, Outside est donné en novembre 1984. Il s’agit d’une reprise d’un titre donné chez Albin Michel qui est épuisé et que POL a récupéré avec l’accord de l’auteur car la maison originelle a semble-t-il refusé de réimprimer le titre devenu indisponible. C’est là un projet qui a permis de renforcer les liens avec l’auteur et qui a débouché sur la découverte de La Douleur, le premier vrai grand livre de POL éditeur indépendant. C’est un premier grand texte d’importance et surtout un premier gros succès commercial avec L’Enfer de René Belletto56.
Dès le milieu des années 1980, Duras devient le grand auteur de référence de la maison, l’objet de tous les soins, ce qui se voit dans les archives au simple fait que de nombreux frais de la vie courante de Marguerite Duras, qui publie également chez Minuit durant ces années, sont gérés ou payés par la maison POL, ses charges de copropriété, ses arriérés d’impôts, jusqu’à ses PV de stationnement. Même si l’auteur d’Un barrage contre le Pacifique se montre à l’occasion quelque peu capricieux, rien ne saurait lui être refusé et la maison en retour a la chance de voir ses œuvres devenir d’authentiques points d’aimantation, ce qui se traduit par la création même d’une collection baptisée « Outside ». Les soucis rencontrés du côté de l’exploitation des œuvres de Perec, alors que la succession n’est toujours pas réglée en 1984-1985, débouchent sur ce que l’on peut appeler un recentrage, une réorganisation des visées stratégiques de la marque désormais associée au nom de Marguerite Duras qui rayonne de mille feux. Est-ce la raison pour laquelle dès cette époque arrivent davantage dans les bureaux des textes dits intimistes au style durassien parfois aisément repérable ? De moins en moins de jeux formels, d’écrits acrobatiques, de prouesses stylistiques, de plus en plus d’autofictions et autres écrits personnels directs.
Dès le début, pourtant, POL a montré qu’il est bien plus ouvert que nombre de ses confrères aux textes dits autres, ni romans, ni proses classiques, ni récits linéaires, journaux, notes, fragments et autres carnets, aux écrits simples comme ceux de Mathews, aux volumes inclassables comme celui qui rassemblait les écrits des lecteurs de Libération. Il est en cela proche d’un Fata Morgana, d’un Temps qu’il fait, mais avec des moyens et une force commerciale qui est celle des Flammarion et qui lui permet d’espérer attirer des auteurs prometteurs pour qui Minuit semble trop austère. Sa malchance, peut-être, veut que justement Minuit se fasse plus que jamais une maison attractive dans ces mêmes années avec Echenoz – que POL goûte fort –, avec Toussaint et quelques autres. Tous les jeunes auteurs des années 1980 peuvent envoyer leurs textes chez POL comme chez Verdier mais Minuit reste bien souvent leur marque de cœur. En ce sens, fixer Duras, qui est passée chez Gallimard comme chez Minuit, en tout cas s’attirer sa confiance vise à crédibiliser le label, lui donner de la réputation, montrer que la maison sait aussi gérer la vente, les succès, qu’elle sait porter un grand auteur – tout cela lui donne de l’importance ou de la visibilité. C’est absolument vital en pleine floraison éditoriale, quand partout apparaissent des micromarques à la belle réputation comme Le Promeneur ou Quai Voltaire sans parler d’autres maisons en province comme bientôt Tristram ou Finitude qui peuvent à tout instant l’emporter dans cette sorte de saine émulation pour être leader dans les domaines de la révélation littéraire57.
Pour 1986, le programme indiqué, sans date (fin 1985 ? début 1986 ?), évoque les noms de Belletto et son Enfer pour janvier, un nouveau titre de Marie Redonnet, Doublures, La Moustache d’Emmanuel Carrère en mars, un Mathieu Lindon en même temps, Le Livre de Jim Courage, un Jean-Pierre Ceton en avril, venu de chez Minuit, dans la fameuse collection appelée « Outside ». En septembre et en octobre sont annoncés un volume de Danièle Sallenave, un Valère Novarina, un Jean-Michel Maulpoix, poète déjà publié en 1984 dans la maison. Pour la rentrée de 1986, le programme est affiné et un nouveau Carrère est annoncé, Le Détroit de Behring, qui montre que l’éditeur, quelles que soient ses difficultés, est fidèle à ses auteurs et les publie sans limite quand bien même il est obligé de vendre un appartement pour cela. Pour le début d’année 1987, Marie Ndiaye est au programme, venue des Éditions de Minuit, un Renaud Camus, un nouveau Mathieu Lindon, Prince et Léonardours, qui sera poursuivi, et une nouvelle édition de L’Excès-L’Usine enrichie de l’entretien réalisé à la sortie de l’édition princeps avec Duras (entretien refusé dans Libération mais publié plus tard dans L’Autre Journal). Sont annoncés pour mars 1987 un Jean Daive, un Daniel Oster, pour avril 1987 deux Duras, un Novarina. L’un des deux Duras est appelé Les Coréens. Finalement il sera titré Emily L… et sera publié chez Minuit. La Vie matérielle, elle, est bien donnée chez POL. Dans ces années 1984-1990 Duras se partage entre Minuit et POL avant de revenir chez Gallimard avec L’Amant de la Chine du Nord en 1991. On comprend l’empressement avec lequel la maison POL paie divers frais de Marguerite Duras, toutes les factures qui arrivent dans les services financiers de la maison Flammarion. Tout doit être fait, juge POL, pour fixer l’auteur58. Montrer que la maison sait porter une œuvre de cette importance. S’imposer aux côtés des marques les plus prestigieuses du Paris des lettres. N’est-ce pas du reste pour elle comme pour Perec que la NRF décide de prendre des parts de POL en 1991 ? Pour pouvoir le moment venu donner en « Pléiade » les œuvres complètes de ces deux auteurs majeurs du xxe siècle ? Et parier sur la patrimonialisation d’un certain nombre de poètes comme Charles Juliet ou d’autres auteurs d’importance comme bientôt Édouard Levé ?
Les ventes de Duras, dans ces années en demi-teinte, sont fortes, voire très fortes. Depuis le Goncourt, en 1984, Duras est devenue un auteur-star. En ventes cumulées, au 31 décembre 1994, La Douleur a été écoulée en grand format à 96 151 exemplaires, La Pluie d’été à 66 514 exemplaires, La Vie matérielle à 48 456 exemplaires, Outside semble-t-il à 11 198 exemplaires, Yann Andrea à 46 502 exemplaires. Avec toutes les cessions de droits, pour la seule exploitation des œuvres chez POL – mais il y a aussi tout ce qui se vend chez Minuit et chez Gallimard sans oublier quelques titres au Mercure de France – ce sont des fortunes qui sont portées au crédit de l’auteur né en Indochine. Le solde en sa faveur chez POL, pour les comptes arrêtés au 31 mars 1987, juste après l’exploitation de La Douleur, fait apparaître la somme de 1 141 477 francs59. On comprend mieux que la maison prenne à sa charge les frais de l’auteur. Il sera toujours possible de se rattraper et de puiser dans les comptes pour régler toutes les factures qui arrivent directement à l’adresse des services financiers au cœur des années 1980. N’est-ce pas aussi un moyen de se rendre irremplaçable aux yeux de l’auteur ? De l’arrimer toujours plus solidement à la maison ?
Un beau bilan
Dès avant la fin des années 1980 POL jette un regard rétrospectif sur ce qu’a été l’évolution de son label. Dans un texte non signé de présentation de la marque, texte manuscrit très probablement de la main de POL, il est dit : « Pendant les deux premières années, POL fonctionne, à raison de quinze titres par an, avec ses deux fondateurs qui s’occupent donc des auteurs, lectures de manuscrits, secrétariat, relations de presse, fabrication… Le commercial, les droits étrangers, la comptabilité générale et la comptabilité auteurs [sont] assurés par Flammarion en étroite collaboration avec POL. Le succès de La Douleur de Marguerite Duras en 1985, succès bientôt suivi par ceux de La Vie fantôme de Danièle Sallenave [en 1986], L’Enfer de René Belletto [prix Femina 1986], La Moustache d’Emmanuel Carrère [en 1986], marque un tournant dans l’évolution de POL qui embauche une secrétaire, Corinne Lazorthes et une correctrice, Martine Ollivier et qui passe la production à 25 titres par an »60. POL rappelle que la maison a grossi, inauguré une série dite italienne, puis une série dite « Birdland » sur le jazz. Enfin en 1987 Alain Finkielkraut et Danièle Sallenave sont venus diriger depuis la villa d’Alésia la revue Le Messager européen…
On voit par là que le dessein de POL est bien depuis le début d’évoluer, de se diversifier, de grossir pour vivre de différentes manières, pour être présent dans le domaine du cinéma, de la musique, des classiques, et même du roman policier, par-delà les lettres contemporaines. A-t-il voulu donner vie à une authentique maison généraliste ? Sans doute. Et pourquoi pas ? On l’a dit, tous les Gallimard et autres Flammarion ont commencé comme lui, par un petit comptoir qui s’est diversifié. Lui hélas sans doute est venu trop tard et n’a pas réussi sa mue. S’il a eu la main heureuse avec son volume tiré des lettres adressées à Libération, d’authentiques morceaux de textes bruts saisissants qui disent toute une époque, il n’a pas su trouver à s’imposer dans les autres domaines. Sa collection de textes classiques aura tout particulièrement manqué de chance ou de réussite, débouchant directement sur la nécessité d’aller trouver de nouveaux soutiens. Du moins son catalogue lui aura-t-il permis d’aller intéresser des investisseurs qui croient en sa capacité à trouver des titres de fonds et donner vie à une marque magnétique qui sait attirer de bons auteurs et les porter auprès de la presse et des libraires pour atteindre le public.
POL se livre encore longuement dans un entretien dactylographié d’avril 1990. Il rappelle qu’il a longtemps laissé la fabrication des volumes aux bons soins facturés de la maison Aubier : « maintenant j’ai […] repris la fabrication comme la comptabilité générale ». Devenu majoritaire dans sa maison il a renforcé son indépendance. En 1990 Flammarion assure toujours la diffusion-distribution, la gestion des droits et du personnel. « POL est une entreprise essentiellement littéraire mais il y existe une volonté d’élargissement autour d’un noyau de littérature, dit-il. Notre politique de fonds est tempérée par la nécessité de présenter des nouveautés qui marchent bien. Nous ne répugnons donc pas à l’idée d’effectuer des coups (Cavazzoni ou Belletto par exemple) mais ceux-ci restent dans le domaine littéraire. »
À la BNP POL dit avoir « une facilité d’escompte de l’ordre d’un million de francs et une possibilité de découvert de 400 000 francs ». Il confirme qu’il ne donne pas d’à-valoir aux auteurs ou alors symboliques, « de l’ordre de 2 000 francs ». « Je pars du principe de payer les droits au fur et à mesure des ventes, d’autant que nous ne disposons pas d’une trésorerie suffisamment abondante pour immobiliser de l’argent. Si René Belletto a eu des à-valoir importants pour son prochain livre, c’est parce que l’on sait qu’il se vendra ; il est donc possible [dans ce cas] de procéder à des avances. » POL avoue que son grand modèle est resté la maison de Jérôme Lindon mais la marque à l’étoile peut se reposer sur son fonds ce qui n’est pas le cas de POL qui se sent en 1990 encore condamné à grandir. POL, par ailleurs, ne veut jamais opposer ou distinguer littérature de recherche ou textes grand public. Il parle plutôt de livres faciles ou non. « Je veux qu’on s’aperçoive qu’il existe un jeu entre les registres et entre les genres et que la littérature difficile et la littérature facile entretiennent des rapports très étroits. » Le chiffre d’affaires annuel est alors évalué à quatre millions de francs. Les droits dits secondaires représentent près d’un million de francs soit 20 % du chiffre d’affaires. « L’office minimum est de 600 exemplaires dans 300 points de vente. » Le tirage minimal n’est jamais inférieur à 1 500 exemplaires. Ce qui caractérise POL ? « Nous ne publions jamais de livres que nous considérons comme mauvais pour faire de l’argent ou faire plaisir à un journaliste. » Une maison de littérature peut-elle être rentable ? « Oui je le pense, même si la nôtre ne l’est pas et que l’on traîne un déficit depuis quelque temps que nous n’arrivons pas à résorber. Les bénéfices que nous avons réalisés ont été absorbés par le report à nouveau afin de résorber le déficit des années précédentes [sic]. Nous n’avons encore jamais distribué un centime. La rentabilité sans concessions est impossible »61. Le point mort du livre est jugé par l’éditeur lui-même à la moitié du tirage du livre à peu de choses près.
Ce bilan tiré par le fondateur même est très intéressant. On devine qu’il a d’un côté pour obsession de réussir à construire un vrai fonds qui tourne et qui rapporte par les cessions de droits et en même temps qu’il se sent encore poussé à l’occasion à faire ce qu’il appelle des « coups », c’est-à-dire à publier des livres commerciaux afin d’équilibrer les comptes. Et sans doute pense-t-il alors aux livres d’Élisabeth Badinter qu’il a publiés, Qu’est-ce qu’une femme ?, et tous ceux qui viendront alimenter la collection éphémère qu’elle dirige chez lui, Paroles d’hommes et quelques autres encore jusqu’en 1992. Au fond, jusqu’au moment où il aura été obligé, en 1991, de constater le désir de Flammarion de se retirer de l’affaire pour laisser la NRF monter au capital, il aura cherché des solutions pour défendre son pari et vouloir à tout prix se diversifier à son idée. Les choix n’ont-ils pas été les bons ? Sans doute pour « La Collection », trop chère et peut-être mal conçue sur le strict plan de la fabrication pour justifier de préférer ces volumes aux équivalents poches dans ces années 1990. (Jean-Paul Hirsch rappelle au surplus qu’à la même période il y a eu l’offensive du livre à dix francs et aussi le lancement presque conjoint de la belle série de « L’École des lettres » donnée au Seuil, ce qui a singulièrement accru la concurrence62.) Mais on peut également considérer que la conjoncture ne lui a guère été favorable, les années 1980 ont été des années en demi-teinte sur le plan commercial, du moins dans le monde du livre, et si d’autres maisons ont su prospérer dans les années de forte expansion économique, POL, lui, n’a pas eu la chance de se lancer au cœur d’une période très favorable. Du moins a-t-il su s’engager tôt pour ne pas trop souffrir de l’hyperconcurrence dans le domaine de la petite édition, quand de nouvelles marques comme Allia, comme Attila, apparaîtront qui seront très attirantes pour nombre de jeunes auteurs. Sa personnalité chaleureuse, son professionnalisme, son attention aux auteurs, sa disponibilité bienveillante, son souci d’être à l’écoute, son respect du texte et des auteurs y auront été pour beaucoup. Richard Millet ne dit-il pas de lui qu’il aura été « un Lambrichs plus moderne » ?63
Célébration
En avril 1990, justement, est organisée une exposition POL à Beaubourg. Il n’est pas interdit de penser que cet événement a peut-être été conçu pour aider quelque peu cette maison à mieux se faire connaître dans une période difficile. Des auteurs viennent lire leurs textes et dire leur dette à l’endroit de POL. Celui-ci leur répond en fin de soirée, très ému. N’est-ce pas là ce qui aura pu attirer un peu plus la NRF qui investit dans POL à ces dates ? 53 jours a été publié, tout récemment, en 1989, ainsi que des Duras, des auteurs à succès comme Emmanuel Carrère ; Antoine Gallimard, qui vient de prendre le contrôle de l’entreprise familiale, se dit que cette structure est virtuellement intéressante et qu’à terme elle peut être à sa place dans le giron de la NRF. POL en profite pour donner un beau texte de présentation de la maison à la revue du centre Pompidou :
Le dépouillement du courrier, tous les matins, c’est-à-dire l’ouverture des manuscrits, a vite fait de vous apprendre à vivre, à lire. Ou, plus exactement, de vous apprendre ceci : que vous ne saurez jamais tout à fait ce que c’est que vivre, tout à fait ce que c’est que lire, que vous n’en viendrez jamais à bout, qu’une part sera toujours laissée à l’inconnu, à la découverte. Et aussi à l’aveuglement, à la défaite. Que cela se rejouera chaque matin64.
C’est dire à quel point pour POL tout relève du jeu, du hasard, du pari – c’est dire aussi que tout repose sur l’espoir d’attirer sans cesse de nouveaux textes, de nouveaux auteurs. Pour y puiser des raisons de poursuivre, de persévérer, dans l’espoir de révéler de nouveaux Perec, de nouvelles œuvres nécessaires qui parlent à ceux qui sont en attente ou en quête d’un substrat que l’on ne trouve pas ailleurs, ni dans le roman conventionnel, ni dans les productions standardisées de l’édition courante.
Un beau texte est adressé à Emmanuel Ponsart en pièce jointe au texte imprimé dans le magazine du centre Beaubourg.
On publie dans cette maison des romans, des poèmes, des nouvelles, du théâtre, des essais, écrit POL. On publie tout ce qui s’occupe de littérature, tourne autour, la fait. On publie ce qu’on aime, seulement ce qu’on aime. Ce sont là les limites de POL et sa force, bien sûr. Quant à savoir ce qu’on aime… Il faut lire les livres publiés et imaginer, si c’est possible, ceux qui le seront. […] Ainsi POL, c’est depuis longtemps, avant même son existence officielle (1983), une affaire. Une affaire de rencontres pour la plupart imprévues, de lectures, de hasard et d’obstination65.
Rencontres, lectures, hasard, obstination, tels sont bien les mots sous lesquels placer l’action de POL tout entière. Hasard, car eût-il parcouru ce même chemin sans avoir eu la chance de connaître Jean Frémon durant les études de droit et de partager avec lui ses lectures jusqu’à le faire dériver des mondes du cinéma, qui l’attirent dans les années 1960, vers le monde des lettres ? Obstination parce que, tout de même, POL n’a cessé de chercher à aller convaincre, plaire, et tout faire sans cesse non seulement pour que son entreprise vive mais qu’elle puisse poursuivre sa route malgré les embûches ? Sans nul doute un autre à sa place eût jeté l’éponge. Carine Toly le dit et le répète : mille fois elle a cru la maison POL en état de mort imminente et mille fois le patron a trouvé des solutions pour la relancer jusqu’à rencontrer enfin le vrai succès au cœur des années 1990, qui l’a sauvé pour de bon et lui a assuré la certitude de trouver sans cesse des forces vives pour le soutenir. Ce seront celles de la maison Gallimard à partir de l’année 2003.
Tout pour Perec
Rencontres, obstination, on peut dire que POL a tout fait pour celui qui aura été jusqu’au bout son grand auteur. Car Perec a été sans nul doute un des auteurs les plus importants aux yeux de POL et celui aussi qui aura pu donner le plus grand crédit à cette marque débutante qui est née de sa disparition même si l’on en croit POL. Perec a gagné en assurance financière après avoir été mensualisé par Hachette, grâce à POL, il eût été bien improbable que cet arrangement eût pu perdurer sous la nouvelle marque, trop fragile pour assurer au grand écrivain sans e ce type de dispositif.
Du reste, dans l’esprit de l’éditeur, la nouvelle maison sort bien presque entièrement de l’œuvre perecquienne, par-delà le logo tiré de La Vie mode d’emploi qui se trouvera en couverture de tous les livres à venir. On se souvient qu’il a été le premier auteur véritable publié sous la marque POL dès 1982, l’éditeur l’écrit encore dans une lettre à un certain Olivier, sans doute Olivier Cadiot, en date du 27 novembre 199866. POL a accompagné Perec jusqu’au bout. Vers la fin même il est pour ainsi dire allé le voir tous les jours à l’hôpital. Il a été littéralement ravagé par la mort de son auteur67. Aussi a-t-il trouvé logique ou naturel de penser à lui rendre hommage de la meilleure des manières possibles en se préparant à l’idée de donner un jour ses œuvres rassemblées, sous une forme ou sous une autre, pour poursuivre ou intensifier son travail de diffusion ou de soutien appuyé aux écrits de Georges Perec.
Dès la disparition du grand écrivain, le nouvel éditeur indépendant pense sa marque absolument dédiée à l’auteur des Choses et n’imagine pas un instant ne pas publier ni les inédits ni les œuvres complètes auxquelles il songe avec un certain empressement. C’est donc tout à fait logiquement qu’il se tient prêt à accueillir les œuvres en souffrance, les 53 jours auxquels travaillait l’auteur lorsque la mort l’a fauché, et le reste de l’œuvre à récupérer, puisque Perec a publié presque partout, chez Julliard, puis chez Denoël, sans oublier tout le reste, disséminé, Les Revenentes ici, La Boutique obscure là, Ellis Island et tout le reste.
S’en est-il ouvert, imprudemment, trop tôt, à des héritiers encore sous le choc de la triste nouvelle ? A-t-il voulu aller trop vite ? En tout cas il est bien obligé d’attendre que la succession soit réglée et, à voir l’échange des courriers, on devine que l’éditeur pour qui Perec est l’auteur-phare a quelque peine à se montrer patient. Apparemment, dans Le Matin de Paris du début novembre 1982, quand la nouvelle du départ de POL a été rendue publique, il a dû y avoir une allusion à Perec parce que POL demande un rectificatif par lettre du 4 novembre 1982. « La succession de Georges Perec et la situation juridique de son roman inachevé ne sont pas réglées, dit-il. Je ne saurais me substituer aux héritiers qui ont seuls en la matière pouvoir de décision. » De toute évidence, POL a dû dire qu’il ambitionnait de donner une nouvelle œuvre de Perec au public – 53 jours ? – ; il lui faut donc attendre.
Pourtant, le travail a bien été entamé, semble-t-il, assez tôt. Dans une lettre de Catherine Binet à Jacques Roubaud en date du 10 décembre 1985 celle-ci fait allusion au travail de Jacques Roubaud et Harry Mathews passés rue Linné « au cours de l’automne 1982 » travailler à la mise en forme des 53 jours. Or un an plus tard Bianca Lamblin écrit une lettre aimable mais ferme pour mettre en garde POL. « Je me dois de vous rappeler qu’aucun écrit inédit de Georges Perec ne peut être publié sans l’autorisation préalable des titulaires du droit moral de ce dernier »68. Sans doute POL y a-t-il de son propre chef renoncé par avance en attendant que la succession soit réglée et qu’Ela Bienenfeld soit elle-même désignée bénéficiaire des droits. C’est visiblement par lettre, en date 9 janvier 1987, seulement, que les notaires Mes François-Xavier Horen et Philippe Lecuyer écrivent à POL pour dire la succession réglée, le partage achevé. « Aux termes de cet acte il a été attribué en toute propriété à Mme Ela Bienenfeld » les droits patrimoniaux sur les œuvres de Perec, de même que le droit moral. On peut donc en conclure que c’est le long règlement de la succession qui a repoussé la sortie des 53 jours. Mais sans aucun doute peut-on dire que POL a songé à donner ce texte dès 1982. Et sans doute a-t-il voulu démarrer fort avec ce qui lui a semblé le plus facile à vendre pour imposer la maison. (Mais n’est-ce pas Catherine Binet elle-même qui a compliqué la succession en restant dans l’appartement rue Linné ? C’est encore semble-t-il l’adresse qu’elle utilise en 1985, trois ans après la mort de Perec, alors que l’appartement appartient de fait aux héritiers.)
De toute évidence, il y a eu dès le départ des malentendus entre les héritiers du grand auteur et le nouvel éditeur indépendant. Tout paraît tendu en tout cas début 1983 car Ela Bienenfeld semble bien contrariée à l’idée que POL ait pu autoriser la reprise des Cocktails Queneau par une revue dite Faire part. (Elle le lui écrit par lettre pour le moins vive le 17 janvier 1983). À quoi le jeune éditeur, quelque peu sanguin à l’occasion, réagit par une lettre outrée aux membres de la revue (en date du 20 janvier 1983) puis par deux lettres séparées à l’héritière pour l’assurer de son entière bonne foi, froissé qu’elle puisse le croire léger ou inconséquent dans sa gestion des affaires Perec. Le responsable de la revue est lui aussi d’une entière bonne foi. Par lettre du 27 janvier 1983 il dit avoir tout préparé… avec l’autorisation de Perec dont il donne copie à POL. À quoi POL répond de manière apaisée par lettre en date du 4 février 1983. « Sans aucun doute je vous dois des excuses, lui écrit-il. En fait la situation autour de l’œuvre de Georges Perec est si délicate qu’il nous arrive, aux uns ou aux autres, de perdre un peu de notre sang-froid (les uns ou les autres : ses parents, ses proches, ses amis, ceux avec qui il avait travaillé) »69.
En attendant de pouvoir enfin donner au public les inédits et les œuvres complètes de Perec, c’est tout naturellement que le jeune éditeur envisage de publier les Cahiers Perec dont le volume premier est issu d’une décade de Cerisy qui lui a été consacrée. Mais tout ne se passe pas au mieux dans cette affaire et l’année 1985 est hélas pour lui celle de la rupture avec les perecquiens. L’association Georges Perec a été créée à Paris, à la suite du décès de l’auteur, pour défendre et mieux faire connaître son œuvre tout en cherchant, avec l’accord des héritiers, à rassembler en un lieu les papiers ou les archives de Georges Perec afin que tous ces documents ne se perdent pas et que cela puisse permettre de maintenir en vie l’œuvre de l’écrivain. POL voit tout cela d’un très bon œil et les rapports sont très courtois entre les membres de l’association comme Marcel Bénabou et la maison POL. Tout le monde sait gré à l’éditeur d’avoir pensionné Perec et d’avoir eu confiance dans le projet de La Vie mode d’emploi. L’homme a toute légitimité à leurs yeux pour continuer à être l’éditeur en activité de Perec et envisager cette fameuse édition des œuvres complètes de l’artiste, avec l’accord des héritiers quand la succession sera réglée70.
Œuvres complètes
Mais le projet impulsé par Maurice Olender, désireux de tirer un petit volume du texte de Perec donné dans la revue Le Genre humain, qu’il dirige, vient tout bouleverser. POL, par lettre du 1er juin 1985, aux membres du bureau de l’association Georges Perec, écrit pour justifier le report de parution des Cahiers. Pour dire aussi qu’une édition des œuvres complètes à ses yeux s’impose et qu’elle doit être d’ores et déjà envisagée et préparée. Et pour cela ne faut-il pas commencer par donner les inédits, et aussi les textes indisponibles, sans oublier les petits textes de circonstances en revue ? Certes, il n’entend pas se substituer ni à l’association ni aux héritiers. « Mais je pense que ma qualité de dernier éditeur de Georges Perec, d’éditeur des Cahiers, de membre de l’association m’autorise peut-être à vous soumettre un tel projet [d’édition d’ensemble] et à solliciter le privilège d’en assurer la réalisation », écrit-il très logiquement. À quoi Marcel Bénabou répond, pour le compte de l’association, que tous ses membres sont pour une publication des œuvres, que seuls les héritiers peuvent autoriser, que pour démarrer elle a pour idée de donner Penser/classer, qu’un seul éditeur lui semble devoir être en charge des parutions de l’ensemble et que POL a bien sûr une sorte de priorité morale, si l’on peut dire, sur les autres. Dans tous les cas, les textes donnés séparément doivent pouvoir être repris dans ce bel ensemble des œuvres complètes envisagées. Tout cela est confirmé par lettre en date du 17 juin 1985. Mais dans les faits le volume dont il est question n’est pas du tout prévu chez POL mais dans la série que Maurice Olender dirige chez Hachette – Hachette qui, pour POL, est la maison, le trust, dont il est parti dans des conditions pénibles, en 1982, et pour qui, c’est un euphémisme, il n’a plus la moindre amitié.
Somme toute, il y a une certaine logique à voir paraître dans la série que dirige l’historien le volume issu d’un texte qu’il a lui-même appelé ou sollicité. Il se trouve que c’est l’un des derniers textes rédigés de Perec et il s’agit, dans l’esprit du nouveau directeur de collection, d’en faire, avec quelques autres « texticules », pour parler comme Queneau, un petit livre d’hommage, modeste, dont Perec eût été sans doute très satisfait. L’association comme les héritiers y sont en tout cas favorables. À ce stade il n’est a priori pas question de publier dans cette série quoi que ce soit d’autre de Perec. POL reste bien l’éditeur putatif des inédits et des œuvres complètes.
Mais à peine apprend-il ce projet que POL donne libre cours à sa colère. Cette parution à ses yeux est une véritable trahison. Le 6 juin 1985, Jean-Paul Enthoven écrit à POL pour lui dire qu’il est très surpris de voir que l’éditeur s’oppose à la parution de Penser/classer chez Hachette, au sein du département Hachette littérature générale dont il a la responsabilité. L’homme du boulevard Saint-Germain parle de retard et se dit contrarié de ces complications. POL sent bien qu’il s’agit d’une authentique tentative de le contourner. (Car sans doute la librairie Hachette qui a gardé les droits sur les Je me souviens et La Vie mode d’emploi a-t-elle à cœur de pouvoir continuer à miser sur le nom Perec pour donner quelque lustre à ses parutions généralistes.) Les politesses de l’association ne sont-elles pas quelque peu hypocrites ? De toute évidence tout le monde a décidé de contracter avec Olender pour ce petit volume et, ce faisant, de laisser POL sur la touche. (La vieille librairie du xixe siècle, aux yeux des héritiers, semble-t-elle plus solide, plus fiable, que la jeune structure à l’avenir incertain ? N’a-t-on pas eu vent, chez les amis de Perec, des difficultés de la maison ?)
Dans une réponse très sèche, POL écrit le 8 juin 1985 à son correspondant qu’il a tout lieu de se méfier de « la pieuvre verte ». « Je garde très présent à l’esprit le fait qu’avant votre arrivée chez Hachette les livres de mon département n’étaient pratiquement plus diffusés en librairie – y compris L’Augmentation et La Clôture [de Perec] – et qu’il a fallu votre intervention pour qu’une réimpression de Je me souviens et de La Vie mode d’emploi soit entreprise »71. Et POL de lui dire qu’il n’a rien contre lui à titre personnel mais qu’il ne sera pas là éternellement. Le jeune éditeur ne digère pas de se faire doubler par Hachette. Jean-Paul Enthoven, sûr de sa force, ne s’en laisse pas conter. « Je ferai […] tout mon possible pour obtenir les droits du volume en question et je les obtiendrai. Votre intervention n’aura alors servi qu’à retarder les choses »72, écrit-il à l’éditeur floué.
25 000 francs sont bien alloués à POL pour la parution des Cahiers Perec, par décision du Centre national du livre, décision connue le 26 juin 1985. La convention elle-même est ratifiée le 31 octobre 1985. Le livre est déjà paru à cette date. Mais ce sera le dernier, si l’on excepte bien sûr les 53 jours prévus de longue date. Tout ce qui passera par le groupe des perecquiens désormais sera donné dans la série de Maurice Olender, chez Hachette, puis au Seuil, quand la série y sera hébergée. Maison qui de toute évidence aura semblé plus stable, plus solide, aux yeux des proches de Perec comme des héritiers. C’est peut-être là une injustice mais qui montre aussi que dans ces domaines sensibles toute éventuelle maladresse a de lourdes conséquences. D’après Marcel Bénabou, POL s’est en effet montré quelque peu empressé, parlant déjà des œuvres à venir aux héritiers quand la douleur de cette triste disparition était encore trop forte, et sans doute ce zèle a-t-il dû faire apparaître aux yeux de la famille le jeune éditeur tel un homme d’affaires peut-être indélicat73.
Comme par hasard, on le voit, c’est en 1985, au moment où POL triomphe avec La Douleur, qu’il abandonne à contre-cœur son rêve d’être jusqu’au bout l’éditeur de Perec, l’un des plus grands écrivains du siècle. Comme s’il avait suffisamment gagné en crédit, en importance, avec Duras, pour se permettre de voler de ses propres ailes sans être indéfiniment sous le patronage du grand homme disparu. Il a souvent aimé réunir les œuvres des auteurs qui comptent à ses yeux : Jean Reverzy, Roger Laporte, Georges Perec, plus tard Emmanuel Hocquard ou Christophe Tarkos, et quelques autres ; des complications l’en ont empêché pour ce qui est des œuvres de Perec qui seront rassemblées avec bien du retard à « La Pochothèque » puis dans « La Pléiade », sans être jamais complètes. Tel un amoureux éconduit, POL renoncera à ses projets perecquiens une fois évincé au profit du trust Hachette qui n’a jamais manifesté le moindre souci d’œuvrer au soutien d’un auteur qui était livré à lui-même quand POL a parié sur lui et tout fait pour l’aider à porter son œuvre vers le public le plus large.
Un très bel itinéraire
Du volume des lecteurs de Libération à 53 jours, la maison POL en tout cas a bien gagné en audience, en importance, en crédibilité et sans nul doute l’exposition qui lui a été consacrée à Beaubourg en est la preuve. Si elle a aussi montré son talent pour multiplier les succès avec Duras, avec Belletto, avec Carrère et quelques autres, dans les années 1980, elle n’a pas su encore faire fructifier ses investissements, se donner une assise financière plus solide et l’on peut dire que les infinies modulations du capital de ses débuts jusqu’à sa reprise définitive par la NRF en 2003 sont la preuve d’une instabilité chronique inévitable sans doute quand l’éditeur a voulu relever tant de paris, dans le domaine du livre classique avec « La Collection », dans le domaine du cinéma, du jazz, avec des revues, des romans policiers en série, en voulant se faire telle une véritable petite maison généraliste. Trop de soucis se sont succédé et l’on peut dire que sur ce strict plan de la diversification généraliste le pari a été manqué. Charles-Henri Flammarion qui n’a jamais regretté d’avoir misé sur POL et d’avoir investi des sommes non négligeables dans cette affaire n’hésite pas à parler « de diversifications hasardeuses »74 et assure que le patron POL a lui-même regretté d’avoir perdu le contrôle effectif de sa structure dans les années 1990, en 1994 pour être précis, quand les difficultés de la guerre du Golfe qui a vidé les librairies se sont ajoutées aux difficultés de la vente en semi-poche, même si, pour POL, l’essentiel est d’avoir pu rester à la barre pour mener sa politique.
En revanche, sur le plan littéraire, si la marque a démarré par deux noms forts qui sont venus permettre son rayonnement et lui attirer nombre d’auteurs comme Martin Winckler qui est un lecteur fanatique de Georges Perec, on peut dire que l’œuvre accomplie par POL force le respect. Et si les Flammarion ont voulu se soustraire du capital pour laisser POL en responsabilité, le nombre d’investisseurs qui ont accepté, voire désiré entrer ou monter au capital est la preuve de la confiance qu’il a su susciter y compris chez ceux qui ne sont pas des philanthropes. Mais de facto il lui faudra se contenter d’être un éditeur littéraire, de premier plan, certes, mais condamné à rester dans son périmètre d’activité, lui que tout a intéressé, lui qui n’a jamais voulu se donner de limites.
Une chose est certaine, il a su être doublement éditeur et de la plus belle des manières, car, malgré les embûches, et en des années troublées, après s’être lancé en pleine période d’incertitude, peu propice aux réussites commerciales dans le domaine du livre de littérature, il a su s’en sortir et surtout fédérer nombre d’auteurs qui lui seront presque tous restés fidèles et qui auront montré une très grande émotion lors de sa disparition. C’est assez dire que, s’il a par nature été d’abord un éditeur attentionné, délicat, présent, disponible, toujours aimable pour les auteurs, il a aussi su trouver des solutions pour faire vivre la maison économiquement et, si deux ans lui ont manqué pour sauver son entreprise – puisqu’il a perdu la majorité des parts deux ans avant les Truismes de Marie Darrieussecq –, il a su s’attirer la confiance de ceux qui l’accompagneront jusqu’à ce que Gallimard prenne cette marque sous son aile.
Par la richesse même de tout ce qu’il a donné ou révélé en si peu d’années, par l’intelligence avec laquelle il a su imposer son label comme une marque de révélation, aux côtés de Minuit et des autres structures de charme qui ont pu fleurir dans ces années, du Nouvel Attila à Monsieur Toussaint Louverture en passant par tant d’autres, POL a su réussir au-delà de toute expression. Il lui a peut-être manqué in fine un Jean Echenoz pour lui rendre hommage comme l’auteur des Éditions de Minuit l’a fait pour Jérôme Lindon75. Il n’est peut-être pas trop tard et somme toute ce ne serait que justice car POL assurément a su être un des meilleurs éditeurs de sa génération76.
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1 Voir sur ce point Olivier Bessard-Banquy, L’Industrie des lettres, Étude sur l’édition littéraire contemporaine, Paris, Pocket, 2012.
2 Sur ce point, voir le portrait de POL dans la revue Histoires littéraires, no 84, Tusson, Du Lérot éditeur, octobre-novembre-décembre 2020.
3 Ainsi publie-t-il Les Petites Ironies de la vie en 1979.
4 Entretien avec Carine Toly en date du 28 décembre 2020.
5 Il est alors le responsable des services commerciaux du groupe Hachette et par ailleurs éditeur pour le compte des Éditions n° 1 qui publieront notamment un certain Paul-Loup Sulitzer dans les années 1980.
6 Entretien avec Leslie Kaplan en date du 11 septembre 2020.
7 Allusion aux dérèglements des prix de vente du livre juste avant l’adoption de la loi Lang en France, en 1981-1982, dérèglements qui ont semé la confusion dans l’esprit des acheteurs et souvent fait passer les libraires pour des voleurs aux yeux de ceux qui ont pu trouver les mêmes livres parfois moins chers à la Fnac ou dans les grandes surfaces.
8 Réponses de POL aux questions d’un ou d’une certain(e) A. J., feuillets dactylographiés, Paris, sans date [fin des années 1970-début des années 1980 ?], fonds POL, archives IMEC.
9 L’inédit, inachevé, ne sera donné que des années plus tard, chez POL, en 1989.
10 Voir Le Monde en date du 2 mai 2003.
11 Voir le volume collectif La Vie tu parles, 160 lettres du courrier des lecteurs de Libération, 1973-1983, Paris, POL, 1983.
12 Voir l’enquête d’Olivier Le Naire sur POL pour L’Express, n° 2702, Paris, jeudi 17 avril 2003.
13 L’exercice clos le 31 mars 1985 laisse apparaître une perte de 1 641 512 francs laquelle fait suite à la perte de 478 441 francs de l’année précédente (selon le rapport de gestion sur l’exercice clos le 31 mars 1985), fonds POL, archives IMEC.
14 Voir l’entretien avec Olivier Le Naire dans Profession éditeurs, Huit grandes figures de l’édition contemporaine racontent, Paris, IMEC, 2011, p. 35.
15 Voir Alain Salles, « POL, un éditeur hors ligne », Le Monde, 2 mai 2003.
16 Voir Paul Otchakovsky-Laurens, « Sept pastilles de marbre » dans Le Corps du livre, Paris, association Verbes, 2017, p. 99.
17 Voir le texte de Leslie Kaplan sur « les premières années POL » donné dans le numéro spécial The Editions P.O.L Number, dans The Review of Contemporary Fiction 30/3, Champaign (É.-U.), 2010. Texte accessible par le site web de l’auteur, www.lesliekaplan.net.
18 Entretien avec Charles-Henri Flammarion en date du 31 août 2020.
19 Entretien avec Carine Toly en date du 28 décembre 2020.
20 Entretien avec Charles-Henri Flammarion en date du 31 août 2020.
21 Voir le portrait de Jérôme Lindon dans la revue Histoires littéraires, nos 85 et 86, Tusson, Du Lérot éditeur, 2021.
22 Entretien avec Renaud Camus en date du 26 mars 2021.
23 Entretien avec Richard Millet en date du 11 septembre 2020.
24 Entretien avec Leslie Kaplan et Richard Millet en date du 11 septembre 2020.
25 Entretien avec Carine Toly en date du 28 décembre 2020.
26 Voir le volume sous la direction d’Alban Cerisier et Pascal Fouché, Flammarion 1875-2015, 140 ans d’édition et de librairie, Paris, Flammarion-Gallimard, 2015.
27 Entretien avec Charles-Henri Flammarion en date du 31 août 2020.
28 Voir les dossiers 214 du fonds POL, archives IMEC.
29 Voir le tableau de la poésie en France donné dans la revue La NRF dans les numéros d’octobre 1933 et suivants.
30 Voir le dossier POL 215, fonds POL, archives IMEC. Tous les documents qui suivent sont issus des mêmes archives.
31 POL possède 340 actions, la librairie Ernest Flammarion 654. Henri Flammarion en possède une, Charles-Henri une, Dominique Moulin une, Alain Flammarion une, Jean-Noël Flammarion une, l’entreprise Edi-5 une (une société liée à Flammarion, domiciliée 106 rue Petit-le-Roy à Chevilly-Larue).
32 Entretien avec Richard Millet en date du 11 septembre 2020.
33 Voir O. Bessard-Banquy, op. cit. [n. 1].
34 Voir le volume de Christian Thorel, Dans les ombres blanches, Paris, Seuil, 2015. De même que son dernier titre, Essentielles librairies, Paris, Gallimard, « Tracts », 2021.
35 Voir le dossier POL 215, fonds POL, archives IMEC.
36 Entretien avec Renaud Camus en date du 26 mars 2021.
37 Julien Lefort-Favreau, « POL : avant-garde et compromis », dans Le Luxe de l’indépendance, Réflexions sur le monde du livre, Montréal, Lux éditeur, 2021, p. 115-135, se penche sur cette même coexistence dans le catalogue POL de textes variés, de la littérature de laboratoire à des productions bien plus commerciales par nature.
38 Entretien avec Carine Toly en date du 28 décembre 2020.
39 Voir le volume de Laurent Ségalat, Roger Ségalat et l’aventure de la librairie Melisa à Lausanne, Gollion, Infolio, 2015.
40 Entretien avec Renaud Camus en date du 26 mars 2021.
41 Il sera en effet poursuivi conjointement avec Camille Laurens pour atteinte à la vie privée du fait de la publication du livre L’Amour, roman (Paris, POL, 2003) qui évoque très largement l’intimité de l’ex-mari.
42 Voir le petit volume Le Corps du livre, op. cit. [n. 16].
43 Voir le portrait de POL dans Histoires littéraires, op. cit. [n. 2].
44 Entretien avec Carine Toly en date du 22 avril 2021.
45 Il s’agit du titre Sida, Réalités et fantasmes, cosigné par trois auteurs dont Didier Seux et Willy Rozenbaum, l’un des co-découvreurs du virus, Paris, POL, 1984.
46 Entretien avec Charles-Henri Flammarion en date du 31 août 2020.
47 Entretien avec Jean Frémon en date du 30 novembre 2020. Le poète, vieil ami de POL, se souvient que l’éditeur a dû hériter de sa mère un appartement dans ces années 1980.
48 Voir Paul Otchakovsky-Laurens, Sablé-sur-Sarthe, Sarthe (2007), Éditeur (2017), Paris, La Huit-POL, 2020.
49 Voir Olivier Bessard-Banquy, La Fabrique du livre, L’Édition littéraire au xx e siècle, Tusson, Du Lérot éditeur, 2016.
50 Entretien avec Carine Toly en date du 22 avril 2021.
51 Entretien avec Charles-Henri Flammarion en date du 31 août 2020.
52 Voir le dossier POL 65.1, fonds POL, archives IMEC.
53 Entretien avec Jean-Paul Hirsch en date du 16 avril 2021.
54 Entretiens avec Carine Toly et Renaud Camus en date du 28 décembre 2020 et du 26 mars 2021.
55 Voir O. Bessard-Banquy, La Fabrique du livre, op. cit. [n. 49].
56 Voir les dossiers 58 du fonds POL, archives IMEC.
57 Voir Jean-Marie Bouvaist et Jean-Guy Boin, Du printemps des éditeurs à l’âge de raison, Les nouveaux éditeurs en France (1974-1988), Paris, La Documentation française, 1989.
58 Voir les dossiers 52 du fonds POL, archives IMEC.
59 Voir les dossiers 270 du fonds POL, archives IMEC.
60 Voir le dossier 183, fonds POL, archives IMEC. Ce texte doit dater de 1987 ou 1988 au plus tard car tout s’arrête à la date de 1987.
61 Ibidem.
62 Entretien avec Jean-Paul Hirsch en date du 16 avril 2021.
63 Entretien avec Richard Millet en date du 11 septembre 2020.
64 Voir Le Magazine, le magazine du Centre Pompidou, n° 56, Paris, 15 mars 1990, p. 25.
65 Envoi de POL à Emmanuel Ponsart en date du 5 juin 1990, fonds POL, archives IMEC.
66 Voir le dossier 47 du fonds POL, archives IMEC. Tous les documents qui suivent sont issus des mêmes archives.
67 Entretien avec Carine Toly en date du 28 décembre 2020.
68 Lettre de Bianca Lamblin à Paul Otchakovsky-Laurens en date du 29 novembre 1983, fonds POL, archives IMEC.
69 Lettre de Paul Otchakovsky-Laurens à Jean-Claude Carron, domicilié à Valence, responsable de la revue Faire part en date du 4 février 1983, fonds POL, archives IMEC.
70 Entretien avec Marcel Bénabou en date du 18 septembre 2020.
71 Lettre de Paul Otchakovsky-Laurens à Jean-Paul Enthoven en date du 8 juin 1985, fonds POL, archives IMEC.
72 Lettre de Jean-Paul Enthoven à Paul Otchakovsky-Laurens en date du 11 juin 1985, fonds POL, archives IMEC.
73 Entretien avec Marcel Bénabou en date du 18 septembre 2020.
74 Entretien avec Charles-Henri Flammarion en date du 31 août 2020.
75 Voir Jean Echenoz, Jérôme Lindon, Paris, Minuit, 2001.
76 Dominique Fourcade lui a rendu un bref hommage dans son volume Deuil, Paris, POL, 2018. De même que sa compagne, Emmeline Landon, Marie-Galante, Paris, Gallimard, 2018.