La Monarchie des Habsbourg et le Saint-Empire d’après les Voyages de Montesquieu
À l’époque de Montesquieu, la monarchie des Habsbourg arriva à sa plus grande extension territoriale. Sans compter les pays héréditaires d’Autriche, ainsi que ceux de la Couronne de Bohême et de la Hongrie, elle comprenait, en conséquence de la guerre de Succession d’Espagne, les Pays-Bas méridionaux (dits « autrichiens »), le duché de Milan et, jusqu’en 1738, le royaume de Naples ; mais également, à partir de cette année, la Toscane, et, pour une décennie encore, le duché de Parme et Plaisance.
Malgré l’importance qu’elle avait acquise, l’ancien président du parlement de Bordeaux écrivit peu de choses sur cette monarchie, surtout si l’on prend en considération le fait qu’il séjourna plusieurs mois dans certaines provinces des différents pays qui la composaient. L’explication de ce fait se cache, peut-être, dans l’hétérogénéité de cette vaste association d’États. Les différents droits et traditions de ses éléments constitutifs ne permettaient pas qu’elle pût lui servir de modèle à sa théorie concernant les formes du gouvernement. Au sein de la région centre-européenne, ce furent la Suisse, et surtout le Saint-Empire romain germanique, dont le droit constitutionnel l’intéressa avant tout. Le président du Conseil de l’Empire, Johann Wilhelm Wurmbrand, un savant converti au catholicisme, initia en effet Montesquieu au droit public allemand pendant le séjour viennois que ce dernier effectua en 1728. Le comte lui expliqua, entre autres choses, que « […] l’Autriche n’a jamais relevé de la Bavière »1. Malgré cela, Montesquieu utilisa souvent l’expression « Allemagne » ou « allemand » dans ses écrits, parfois pour désigner les territoires autrichiens et leurs peuples2, bien que la différence concernant le statut de ces deux territoires paraisse tout à fait claire pour lui.
Du point de vue politique, pour notre auteur, la monarchie des Habsbourg n’avait pas une importance comparable à celle de l’Angleterre, de la France, de l’Espagne, ou de quelques pays asiatiques, comme la Chine. Elle ne lui servit pas de modèle pour ses catégories de gouvernement. Exception faite, peut-être, de la Hongrie, considérée par lui avec intérêt, comme il l’avoua dans ses Pensées avec une sorte de réserve, à cause de sa constitution traditionnelle : « […] je voulais voir la Hongrie, parce que tous les États d’Europe avaient été comme est la Hongrie à présent, et que je voulais voir les mœurs de nos pères »3. Il s’exprime dans le même sens dans ses Considérations sur les richesses d’Espagne : « Nous avons encore dans la Hongrie et la Pologne une idée juste de l’Europe d’autrefois »4. Il écrivit un peu plus tard, à la suite de son expérience acquise à la diète hongroise, à Presbourg (Bratislava), en 1728, ainsi que dans l’Esprit des lois, et dans les Pensées, en exprimant une vibrante sympathie pour les « libertés » de ce pays, c’est-à-dire pour les libertés nobiliaires, à propos de la Guerre de Succession d’Autriche (1741-1748) :
[…] on a vu la Maison d’Autriche travailler continuellement à opprimer la liberté hongroise. Elle ne savait pas de quel prix lui serait quelque jour cette liberté. Lorsqu’on partageait et envahissait tous ses États, toutes les pièces de sa monarchie, immobiles et sans action, tombèrent, pour ainsi dire, les unes sur les autres. Il n’y avait de vie que dans cette noblesse qui oublia tout sitôt qu’elle crut la couronne insultée et qu’il était de sa gloire de servir et de pardonner5.
Du reste, concernant la Hongrie, Montesquieu s’intéresse surtout à sa situation militaire6, et, plus encore, à la question des sciences naturelles. La preuve de sa curiosité pour ces dernières réside dans son Premier mémoire sur les mines, dans lequel ses expériences sont liées à sa visite de plusieurs mines de la Basse-Hongrie, où il observe la conversion du cuivre et du fer avec l’aide de Neffzer, principal « officier » (chef-mineur) impérial à Neusohl (Banská Bystrica)7.
Pourtant, en 1728, sa curiosité l’amène d’abord à Vienne, en compagnie de son ami Lord Waldegrave, nouvel ambassadeur du roi britannique George II auprès de l’Empereur. Dans la capitale impériale aux allures cosmopolites, il n’éprouve pas de difficultés à communiquer, et il remarque que le français se répand de plus en plus parmi la société de cour8. Suivant le conseil de ses hôtes, celui du comte de Wurmbrand et de Christian August von Berkentin, envoyé du Danemark, Montesquieu se procure à Vienne l’ouvrage De statu imperii Germanici (1665, 1714) de Samuel Pufendorf, dont il s’inspira plus tard pour écrire l’Esprit des lois.
L’auteur des Lettres persanes (1721) fut reçu par les ministres et les diplomates de la capitale d’une façon fort flatteuse, et, parmi eux, par le prince Eugène de Savoie, dont il écrivait, déjà, en 1725, que son brillant « […] a relevé des trois quarts le mérite d’un général de l’Empereur »9. Encouragé par cet accueil, Montesquieu songea un moment à entrer dans la diplomatie, et il écrivit à cette fin au cardinal de Fleury, qui se contenta de lui répondre par de vagues promesses. En 1730, il devait à nouveau solliciter cette faveur10. Il n’est pas surprenant, donc, que Montesquieu s’exprime sur la simplicité du palais de l’Empereur, la Hofburg, avec beaucoup d’indulgence, en disant qu’« […] on aime assez à voir un vilain palais d’un prince dont les maisons des sujets sont belles »11. Il fait mention, également, du couple impérial d’une façon très favorable : « Il [c’est-à-dire l’empereur Charles VI] a la physionomie et toutes les manières d’un bon prince, et l’Impératrice, le reste des agréments de la plus belle princesse du monde »12. Le comportement des ministres lui plaît également. Il leur dit qu’ils seraient des ministres le matin et des hommes le soir13. Pourtant, il n’a pas une opinion très favorable de leur activité dans ses Pensées : « Les Allemands sont trop indolents pour être si rompus aux affaires. C’est pour cela qu’ils en ont moins. Ils laissent la plupart des choses comme elles sont. À Vienne, un ministre qui a travaillé deux heures le matin, va dîner et jouer le reste de la journée. Les affaires restent dans les tribunaux ordinaires, et personne ne songe à les en ôter, ni à les déranger »14.
Le mode de vie viennois le séduit : « Il n’est beau de vieillir qu’à Vienne. Les femmes de soixante ans y avaient des amants ; les laides y avaient des amants. Enfin, on meurt à Vienne ; mais on n’y vieillit jamais » se souvient-il, avec un peu de nostalgie15. Après un séjour de trois mois dans la capitale impériale, interrompu par le voyage en Hongrie, Montesquieu, suivant la cour de l’Empereur, se rendit, au début du mois d’août 1728, à Graz. L’Empereur Charles VI, en tant que souverain des pays héréditaires autrichiens, portant le titre d’archiduc, faisait alors un voyage dans les pays de l’Autriche intérieure pour y agréer l’hommage de ses États. C’était un acte traditionnel, formel, qui ne se rattachait plus au changement de la personne du prince, et par lequel les États et le souverain confirmaient leur règne commun. Les premiers, par leur serment d’hommage, promirent de soutenir le prince par leurs conseils, tandis que le second s’engagea à garder leurs droits et la paix intérieure, ainsi qu’à assurer leur défense contre l’ennemi16. Après la Styrie, cette cérémonie se répéta quelques semaines plus tard à Klagenfurt, capitale de la Carinthie, à Laibach (Ljubljana), à Görz (Gorizia), à Gradisca, à Trieste et à Fiume (Rijeka). Il est surprenant que Montesquieu, qui s’était montré tellement curieux à la diète hongroise, ne s’y intéressa, cette fois-ci, pas du tout. Il n’alla même pas y assister. Peut-être regardait-il l’acte d’agrégation de l’hommage comme une simple justification de son idée sur le pouvoir intermédiaire, déjà établie, et qu’il formulerait dans le chapitre 4 du livre II de l’Esprit des lois de la manière suivante : « Le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel est celui de la noblesse. Elle entre en quelque façon dans l’essence de la monarchie, dont la maxime fondamentale est : point de monarque, point de noblesse ; point de noblesse, point de monarque »17.
En passant de Vienne à Graz, puis, de cette ville, vers l’Italie, et traversant Trieste, Montesquieu fit compliment aux routes neuves, qu’il trouva très bien entretenues18. En arrivant à Venise, notre auteur changea brusquement de ton dans son journal de voyage, au sujet de la monarchie des Habsbourg : « L’Empereur veut un port : Trieste ne vaut rien ; Fiume non plus », considère-t-il de façon catégorique. Il reconnaît, dans le même temps, que Charles VI dispose de deux merveilleux ports en Sicile, Syracuse et Messine, mais, n’étant pas sur l’Adriatique, la flotte impériale, en temps de guerre, pouvait être coupée en deux facilement. « Il faut donc que sa flotte soit en quelque port de l’Adriatique, et non pas en Sicile »19. Plus tard, dans ses Pensées, Montesquieu critiquera Trieste, cette fois-ci, à cause de la faiblesse économique de son arrière-pays :
Dans l’entrepôt qui serait choisi deçà ou delà du détroit, il y aurait des petits vaisseaux toujours occupés d’aller de la mer Rouge aux Indes et revenir des Indes à la mer Rouge, comme aussi pour aller du lieu de l’entrepôt à Suez et de Suez au lieu de l’entrepôt. Je ne dis pas que ceci fût impossible pour quelque autre puissance ; mais cela l’est pour l’Empereur, à qui Trieste est absolument inutile. Il n’y a ni hommes ni marchandises à Trieste, ni dans tous ces pays-là, et il faudrait faire un trajet immense par terre pour mener les marchandises et en rapporter d’autres20.
Pendant le séjour à Venise, l’opinion du philosophe, qui est devenue défavorable à la Monarchie des Habsbourg, ne se borne pas uniquement à la situation de Trieste. Ultérieurement, Montesquieu dépréciera la cour de Vienne en général, en regrettant qu’il « […] n’y ait pas un seul sujet propre aux affaires. […] La […] raison en est que cette cour n’a jamais joué le premier rôle. L’empereur Léopold était conduit par Guillaume ; Joseph par la reine Anne21. Toute leur providence était renfermée dans le sein de l’Allemagne, et il leur suffisait de l’habileté de gagner des suffrages ou de les acheter »22. À propos de la guerre, perdue, de 1733-1734, il s’exprimera de façon semblable :
Ce qui fait la vraie faiblesse de l’Empereur, c’est que cette cour n’est pas accoutumée à jouer un premier rôle, ni en politique, ni en guerre. Du temps de la monarchie d’Espagne, c’était elle qui le jouait en Italie et aux Pays-Bas ; ensuite, les Hollandais ; ensuite, le roi Guillaume ; ensuite, la reine Anne. Ils ont été bien embarrassés quand il a fallu jouer un premier rôle. Sa monarchie a été faite tout à coup de pièces et de morceaux ; la nôtre est une monarchie faite peu à peu. À mesure qu’on a vu un inconvénient, on l’a réparé. Mais la monarchie de Vienne n’a pas eu les établissements nécessaires pour conserver sa puissance. N’ayant pas eu d’établissement d’ingénieurs, elle n’a pas su défendre les places. Elle a eu d’assez bon ordre pour l’artillerie. Elle a regardé les États d’Italie comme les ruisseaux qui devaient lui apporter de l’argent, et a consommé les revenus de ces pays-là à les maintenir ; avoir toujours une armée de 30 000 hommes complète en Lombardie ; vers les frontières du Pape, 10 000 hommes ; dans le royaume de Naples, aussi (vers les frontières du Pape) ; et 10 autres mille hommes, partie à califourchon sur le détroit. Cela aurait joint en quelque façon toutes ses forces, et il les aurait avancées là où il aurait voulu. Autrefois, la providence des Empereurs était dans l’Empire et du côté de la Hongrie ; le reste n’était presque pas de leur bail23.
À cause de cela, Montesquieu plaint la famille impériale qui, selon lui, « […] depuis Ferdinand, a produit de si bons princes »24. Le souverain régnant sera quand même, cette fois-ci, moqué par l’ancien magistrat, en raison de son entourage : « l’Empereur a une très vaste ambition : ne pouvant avoir l’Espagne, il a des Espagnols »25.
Mais comment expliquer ce rapide changement d’opinion de Montesquieu, par rapport à celle qu’il avait antérieurement émise, au sujet de la politique du gouvernement de Vienne ? Le genius loci de Venise, où il séjournait à ce moment26, a pu l’influencer. Charles VI était « extraordinairement craint et extraordinairement haï » dans cette République27, parce que la Sérénissime était désormais, après l’acquisition du Duché de Milan, presque complètement enfermée du côté de la Terre ferme par les Habsbourg qui, en plus, compromettaient ses intérêts commerciaux par des projets de création d’une compagnie de commerce maritime. Peut-être, aussi, le rôle du comte Claude-Alexandre de Bonneval, son informateur à Venise, a-t-il compté dans l’évolution de l’opinion de notre auteur sur la Monarchie autrichienne. Cet aventurier limousin avait appartenu, pendant un certain temps, au cercle le plus intime du prince Eugène de Savoie, qui lui avait donné, en 1716, le commandement de l’aile gauche à la bataille de Pétervaradin/Péterwardein contre les Ottomans. À cause de quelques ambitions avortées dans les Pays-Bas, Bonneval avait été emprisonné pendant deux ans dans le Spielberg, à Brünn (Brno). Après en être sorti, en 1726, il vivait à Venise jusqu’à ce que, converti à l’Islam, il reprenne du service sous le nom Achmet Pacha, du côté turc, ennemi des Habsbourg28.
Montesquieu critique également les prétentions de l’aristocratie des pays héréditaires :
[L’ambition que] les seigneurs d’Autriche ont pour voir accroître la puissance de l’Empereur est fondée en grande raison : car les grands de l’Empereur le sont bien autrement que s’ils n’étaient que les grands du roi de Bohême, du duc d’Autriche, de Styrie, etc. ; les grandes places que les États éloignés lui fournissent à donner, tombent toutes sur les grands d’Autriche, et les places dans l’Empire, sur les grands d’Autriche29.
En passant en Lombardie, Montesquieu affirma que les Allemands ruinaient ce pays, n’y dépensant rien, se contentant d’y prélever l’impôt. Mais en faisant un compte précis, il s’aperçoit que « […] le royaume de France […] paye 11 livres 2 sols par homme ; au lieu que le Milanais ne paie que 9 livres 14 sols. » Il essaie alors de surmonter la contradiction, en supposant que la charge financière était plus pesante pour ce dernier30. Le philosophe émit à peu près la même opinion en visitant le Royaume de Naples, où l’Empereur augmentait les impôts d’environ un million d’écus. Malgré cela, il restait peu de bénéfices pour ce prince, parce qu’il fallait en payer la milice, et financer les Espagnols installés à Vienne : ces immigrants, qui, partisans de Charles VI, avaient dû quitter leur pays à la fin de la Guerre de Succession d’Espagne31. « Ce qui ruine le Royaume [de Naples] encore, c’est que le Souverain n’accorde le droit d’extraction, c’est-à-dire d’envoyer des denrées hors du Royaume, qu’à certains particuliers qui les enlèvent à très grand marché »32.
Cependant, était-il vraiment juste de parler de désastre à propos des territoires italiens ? Le marquis de Breil, l’ambassadeur de la Sardaigne à Vienne, ami de notre auteur, estima les revenus de l’Empereur à 39 millions de florins par an, dont presque la moitié (alors 18 millions, au maximum) auraient été fournis par le Duché de Milan, le Royaume de Naples avec la Sicile et la Belgique, tandis que 10 millions provenaient des pays de la couronne de Bohême33. Par conséquent, les autres 10 millions devaient être payés par les pays autrichiens et la Hongrie, cette dernière étant, dans sa majeure partie, encore ruinée par la longue occupation ottomane. Il nous semble que si l’on prend en considération l’étendue et le potentiel économique des territoires italiens et des Pays-Bas méridionaux, par rapport aux autres États dominés par les Habsbourg, on peut affirmer que les premiers ne furent certainement pas davantage « ruinés » que les derniers. En outre, le rôle de la Belgique est considéré, ailleurs, tout à fait autrement par Montesquieu. Ce pays « […] n’est pas, par lui-même, en état de se défendre contre la France. Il faut donc que l’Empereur lui envoie des troupes. Or elles lui coûtent beaucoup : le double et le triple qu’ailleurs. Elles n’ont point de quartiers d’hiver. Les officiers, qui vivent dans de bonnes villes, s’y ruinent. De façon que tous les pays de l’Empereur entretiennent, et plus, les troupes ; ce que les Pays-Bas ne peuvent pas faire. On a donc affaibli l’Empereur en lui donnant les Pays-Bas »34. De même, plus tard, dans ses Pensées, il écrit, dans le même sens : « L’Empereur serait un des grands princes du Monde si les Pays-Bas étaient abîmés par un tremblement de terre »35.
Les contradictions, et certains jugements erronés de l’auteur concernant la Monarchie des Habsbourg, s’expliquent peut-être par l’efficacité limitée du règne de la dynastie autrichienne. Montesquieu considère le gouvernement tyrolien de l’Empereur comme particulièrement doux. « C’est un dicastère qui règle tout. Chacun va jouir de la quotité de son revenu. On le taxe à proportion qu’il a, et cela va ordinairement à 1/40, années ordinaires. La bonté du Gouvernement et le passage des hommes fait que l’on vit bien dans le Tyrol […] »36. Il n’est donc pas surprenant qu’à cause du grand nombre d’États de cette Monarchie, son gouvernement n’ait pas été capable d’exploiter les possibilités économiques d’une manière plus efficace. Il ne pouvait pas, ou seulement de manière marginale, améliorer la situation financière de l’ensemble. Il est tout à fait naturel que les peuples des territoires nouvellement acquis aient relié ce fait à la domination d’une puissance étrangère. Mais n’était-il pas plutôt la conséquence du pouvoir, un peu anachronique, exercé par les Ordres, ou, selon l’expression de l’Esprit des lois, du « pouvoir intermédiaire subordonné »37 ?
Quittant le Tyrol et arrivant sur le territoire du Saint-Empire, l’attention de Montesquieu se tourne de façon plus nette vers l’économie des différents pays et villes. Mais il prend aussi des notes sur les personnages et les familles les plus importants dans l’entourage des princes. En dehors de la cour de l’électeur de Bavière, il visita le château de Schleissheim, en y observant les belles tapisseries, faites par les ouvriers des Gobelins, invités par le duc Charles-Albert38. Sa curiosité s’étend en outre aux forces militaires, aux revenus des souverains et de leurs sujets, ainsi qu’à leur provenance. Il s’intéresse au nombre des soldats des différents princes allemands et à la richesse des villes les plus importantes.
En outre, il ne manque pas de prendre en considération les relations entre la Bavière et son ancien allié, la France. Il affirme que, dans la mesure où le grand-chambellan actuel, le comte de Thürheim, qui était le gouverneur de l’électeur et de ses frères, possesseur de terres en Autriche, était d’esprit autrichien, il essayait d’influencer le futur duc dans un sens favorable aux Habsbourg. Le résultat était que l’électeur « […] est donc un peu porté pour la maison d’Autriche, quoiqu’il ne veuille pas perdre la protection de la France. Ses États sont tellement situés qu’il ne peut plus guère jouer de rôle. Il ne peut guère être secouru par la France, et il est sous la patte de l’Empereur. » Il ajoute, en faisant allusion à la Guerre de Succession d’Espagne que « C’est un bonheur que le feu duc de Bavière, lorsqu’il se déclara pour nous, ne fût pas envahi par l’Empereur avant d’être secouru : car il resta six mois avant qu’on ne pût venir à lui »39. En esquissant la présentation de la situation de l’électeur, Montesquieu constate que « Tous les autres grands princes de l’Empire ont fait fortune ; il n’y a que la maison de Bavière qui ne l’a pas faite : Prusse, Saxe, Hanovre, Hesse »40. Une fois encore, la curiosité de notre auteur s’explique peut-être par son espoir d’intégrer le corps diplomatique41. Sa critique sur la politique extérieure de son pays à l’égard du Saint-Empire traduit bien ses arrière-pensées :
Pour moi, je crois que cette politique de s’unir avec les princes protestants est une vieille politique, qui n’est bonne dans ce temps-ci ; que la France n’a et n’aura jamais de plus mortels ennemis que les Protestants : témoin les guerres passées ; qu’elle est en état de faire des alliances avec les princes catholiques, comme avec les princes protestants, toutes les fois qu’il agira d’abaisser la Maison d’Autriche ; qu’il ne faut pas en revenir aux vieilles maximes du cardinal de Richelieu, parce qu’elles ne sont plus admissibles ; que les Protestants d’Allemagne seront toujours joints avec les Anglais et les Hollandais ; que c’est un lien de tous les temps que celui de la Religion ; que la Maison d’Autriche n’est plus, comme elle était, à la tête du monde catholique ; que ce qui nous a pensé perdre en France, c’est l’invasion de l’Angleterre par un prince protestant42.
Dans la manière de régner du roi de Prusse, Montesquieu découvre la tyrannie. D’abord, parce que
Les affaires [juridiques] ne finissent point dans les tribunaux. Mais on n’a qu’à s’adresser à quelque soldat qui soit familier avec le Roi43, lui donner de l’argent : il présente la requête au roi, qui voit l’affaire lui-même et la juge comme on veut […] Il ne veut pas que les pères fassent étudier leurs enfants ; ce qui va mettre dans ses États une barbarie effroyable. Dans les tribunaux, il met des faquins, à qui il donne 200 florins de gage ; ce qui fait qu’ils vendent la justice pour vivre.
Montesquieu critique, par ailleurs, les conséquences de cet État militaire, qui paralyse à la fois la société et l’économie :
C’est une misère que d’être sujet de ce prince : on est tourmenté dans ses biens et dans sa personne. Un homme a beau être riche, homme de robe, marchand, il n’est pas moins sujet à être enrôlé. Cela fait que bien des gens sortent du pays, que les pères envoient leurs enfants ailleurs. […] Lorsqu’un enfant a 10 ans, il le fait enrôler : il n’est plus sous la puissance du père dans la maison duquel il est ; ce qui fait qu’il exerce toutes sortes d’insolences. Plusieurs pères ont estropié leurs enfants pour les conserver. Il y a tel gentilhomme, qui a un fils unique ; il lui envoie d’abord un drapeau : c’est la ruine d’une famille, parce qu’il envoie ses capitaines de toutes parts pour faire ces grands hommes qui leur coûtent beaucoup, quelquefois 1000 écus pièce : le tout, à leurs frais. Les marchands n’osent plus entrer dans ses États, parce qu’ils sont pillés, insultés, enrôlés par les officiers. Presque tous les gens d’industrie s’en vont, même avec perte44.
Il est possible que les expériences du voyage accompli dans les territoires de la monarchie des Habsbourg et dans le Saint-Empire aient influencé le philosophe de La Brède dans le développement de son opinion sur la corruption de la monarchie, formulée dans l’Esprit des lois de la façon suivante : « [Le principe de la monarchie] se corrompt lorsque le prince change sa justice en sévérité […] » ou « L’inconvénient [est] quand [l’État] […] tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme »45. Montesquieu ne fait pas référence aux exemples antiques quand il esquisse les caractères du despotisme dans cet ouvrage. Ses informations recueillies dans les cours de Hanovre et de Brunswick sur le régime prussien, qui, selon lui, allait s’effondrer de lui-même46, devaient former sous ses yeux un vif contraste avec le système représentatif des Ordres, tel qu’il avait pu l’observer dans les pays héréditaires de la Monarchie autrichienne47.
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1 Montesquieu, « Voyages/Autriche », dans Œuvres complètes, éd. D. Oster, Paris, Seuil, « L’Intégrale », 2, 1990, p. 214. Les autres ouvrages de Montesquieu seront cités, par la suite, également dans cette édition.
2 Ibid., « Voyages/Italie » (Venise), p. 217.
3 « Pensées » (51), p. 856-857. Selon Béla KÖPECZI, « Montesquieu et la Hongrie », dans L’Europe de Montesquieu. Actes du colloque de Gênes, 26-29 mai 1993, dir. A. Postigliola et M. G. Bottaro Palumbo, Naples-Paris-Oxford, Liguori, 1995, p. 129-130 ; et ID., « Montesquieu et le féodalisme hongrois » dans B. KÖPECZI, Hongrois et Français. De Louis XIV à la Révolution française, Budapest, Corvina, 1983, p. 288, ce serait le Grand dictionnaire historique de Louis MORÉRI, édité pour la première fois en 1674, qui a pu servir de source principale, concernant la Hongrie, aux connaissances antérieures de notre auteur.
4 « Considérations sur les richesses d’Espagne », p. 208 (Art. I).
5 « Pensées », p. 1027 (1689). Avec peu de modifications, voir aussi l’« Esprit des lois », VIII/9, p. 573.
6 « Voyages/Italie » (Rome, second séjour), p. 282.
7 « Mémoires sur les mines », Premier mémoire, p. 334-335. Pour son séjour en Hongrie, voir encore Anton VANTUCH, « Le voyage en Slovaquie de Montesquieu et l’expérience hongroise dans L’Esprit des lois », Studia Historica Slovaca 1, 1963, p. 96-116.
8 Grete KLINGENSTEIN, « “Jede Macht ist relativ.” Montesquieu und die Habsburger Monarchie », Festschrift Othmar Pickl zum 60. Geburtstag, dir. H. Ebner et alii, Graz, Leykam, 1987, p. 311.
9 « De la considération et de la réputation », p. 183.
10 « Voyages/Autriche », Introduction, p. 211.
11 « Pensées », p. 856 (47).
12 « Voyages/Autriche », p. 211.
13 « Pensées », p. 856 (49) et p. 1027 (1685).
14 Ibid., p. 1006 (1438).
15 Ibid., p. 856 (50). Pour le séjour viennois de Montesquieu, voir encore Jeremy BLACK et John LOUGH, « Montesquieu in Vienna in 1728 », French Studies Bulletin. A quarterly supplement 13/Winter, 1984-1985, p. 8-9.
16 G. KLINGENSTEIN, op. cit. [n. 8], p. 312.
17 « Pensées » et l’« Esprit des lois », p. 535.
18 « Voyages/Autriche », p. 213-214.
19 Ibid., p. 217.
20 « Pensées », p. 1056 (1986).
21 Il s’agit de l’Empereur Léopold Ier (1658-1705) et du roi d’Angleterre Guillaume III (1689-1702), de la maison d’Orange, deux alliés contre la France dans le cadre de la Ligue d’Augsbourg, et de l’Empereur Joseph Ier (1705-1711), soutenu par les aides financières anglaises sous le règne de la reine Anne Stuart (1702-1714) pendant la Guerre de la Succession d’Espagne.
22 Allusion à l’élection impériale, à Francfort, par les électeurs germaniques.
23 « Pensées », p. 1027 (1686).
24 Ibid., p. 1027 (1688).
25 « Voyages/Italie » (Venise), p. 217.
26 Pour le séjour de Montesquieu en Italie, voir Micheline FORT HARRIS, « Le séjour de Montesquieu en Italie (août 1728-juillet 1729). Chronologie et commentaires », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century 127, 1974, p. 63-197 et Éric SUIRE, « Un cheminement religieux. Montesquieu en Italie (1728-1729) » dans Au contact des Lumières. Mélanges offerts à Philippe Loupès, dir. A.-M. Cocula et J. Pontet, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2005, p. 179-191.
27 « Voyages/Italie » (Venise), p. 221.
28 G. KLINGENSTEIN, op. cit. [n. 8], p. 315 et François CADILHON, « Le mythe littéraire de Peterwardein. De l’histoire du livre à l’histoire diplomatique », Revue française d’histoire du livre 104-105, 1999, p. 396-397. Voir encore S. GORCEIX, « Bonneval Pacha », dans Mélanges offerts à Nicolas Iorga, Paris, Gamber, 1933, p. 341-363 et Heinrich BENEDIKT, Der Pascha-Graf Alexander von Bonneval, 1675-1747, Graz-Cologne, Böhlau, 1959.
29 « Voyages/Italie » (Venise), p. 217.
30 « Voyages/Italie » (Milanais), p. 233.
31 Leur liste est donnée par Agustí ALCOBERRO, L’exili austriacista (1713-1747), vol. I-II, Barcelone, Pagès, 2002.
32 « Voyages/Italie » (Royaume de Naples), p. 280.
33 « Voyages/Italie » (Venise), p. 217.
34 « Voyages/Italie » (Rome, second séjour), p. 282.
35 « Pensées », p. 1027 (1683).
36 « Voyages/Allemagne » I (Tyrol, Bavière et Württemberg), p. 307.
37 « Esprit des lois », II/4, p. 535.
38 « Voyages/Allemagne » I, p. 310.
39 Ibid., p. 309.
40 Ibid., p. 309. L’électeur de Brandebourg est devenu roi de Prusse en 1701, l’électeur de Saxe a été élu, en 1697, roi de Pologne, et celui de Hanovre est monté, en 1714, sur le trône de Grande-Bretagne ; quant à l’héritier de la Hesse, il pouvait recueillir la couronne suédoise.
41 La dernière preuve de cette ambition est une lettre, datée de Londres, du mois de février 1730 : Peter SCHUNCK, « Die Reisen Montesquieus und der Aufbau des Esprit des lois », Germanisch-Romanische Monatsschrift 49, 1968, p. 119.
42 « Voyages/Allemagne », III (Westphalie, Hanovre et Brunswick), p. 324.
43 Il s’agit de Frédéric-Guillaume Ier (1713-1740).
44 « Voyages/Allemagne », III, p. 320-322.
45 « Esprit des lois », VIII/7-8, p. 572-573.
46 « Voyages/Allemagne », III, p. 322.
47 La critique du régime militaire prussien, en comparaison des pays autrichiens, a été mentionnée également par G. KLINGENSTEIN, op. cit. [n. 8], p. 319.