Book Title

Le Véritable Mentor de Louis-Antoine Caraccioli

Le guide français sur la façon de voyager en Europe

Stanisław ROSZAK

Institut d’Histoire de l’Université Nicolas Copernic à Toruń (Pologne)

sroszak@umk.pl

Le Grand Tour était perçu au XVIIIe siècle comme un élément important de l’éducation de la noblesse. Dans la République des Deux Nations, il existait des règles, établies au milieu du XVIIe siècle par Andrzej Maksymilian Fredro – homme politique, philosophe, écrivain – selon lesquelles l’éducation d’un noble devrait se faire en quatre étapes : l’instruction dans la maison familiale ; puis à l’école (dans un collège jésuite ou piariste) ; le voyage à travers l’Europe et, enfin, le service à la cour d’un magnat ou d’un roi. Le voyage avait pour objectif d’apprendre à un jeune noble les langues étrangères et les bonnes manières, mais également de l’introduire dans les cercles de l’aristocratie européenne. Le voyage devait durer deux ou trois ans et commencer par Vienne, avant de faire étape à Rome et de s’achever à Paris1. Ce n’est pas un hasard si on laissait la capitale française pour la fin du voyage, compte tenu des dangers qui y attendaient les jeunes voyageurs, notamment le risque de perdre de l’argent à cause de la cherté de la vie, et celui d’avoir de mauvaises fréquentations poussant à l’ivrognerie et aux jeux d’argent. Pendant l’existence de l’union polono-saxone, la capitale de la Saxe, Dresde, devint également une halte obligatoire lors d’un Grand Tour2.

Écrit en latin au milieu du XVIIe siècle, le traité éducatif d’Andrzej Maksymilian Fredro est resté, pendant longtemps, le seul guide de voyage imprimé destiné à la noblesse de la République des Deux Nations. Dans les faits, les pères envoyant leurs fils à l’étranger préparaient leurs propres recommandations, dans lesquelles se trouvaient des conseils adressés aux enfants, comme le comportement à adopter lors du voyage, les choses à apprendre, à visiter, et les gens à fréquenter. En général, il s’agissait de notes manuscrites, contenant quelques pages, que l’on transmettait aux précepteurs. Le livre Le Véritable Mentor, ou l’éducation de la noblesse, publié en français à Wrocław (Breslau) et écrit par Louis-Antoine Caraccioli, constitua donc une nouveauté sur le marché de l’édition en Pologne. Ce traité éducatif, en version imprimée, contenait, tout comme les recommandations manuscrites des pères adressées aux fils, un ensemble de conseils destinés aux voyageurs, et il indiquait directement les endroits à visiter et ce qu’il fallait y voir.

Qui était Louis-Antoine Caraccioli, l’auteur de ce guide destiné aux adolescents issus de la noblesse ? Il est né à Paris en 1719, même si, dans la riche historiographie qui le concerne, on peut également trouver les dates de 1721 et de 1723. Il descendait d’une famille napolitaine dont les représentants s’étaient installés en France3. C’est peut-être la raison pour laquelle, dans les salons parisiens, on confondait parfois Louis-Antoine avec l’ambassadeur de Naples, Domenico Caraccioli, en poste à la cour de Louis XV. Après avoir complété sa scolarité au Mans, où s’était implantée sa famille, il entra au collège de l’Oratoire de Jésus, qui constituait l’un des piliers de la Contre-Réforme française, mais était en même temps un vivier pour les esprits brillants de l’époque, comme Malebranche et Condren. Le jeune clerc perfectionna ses compétences en tant que pédagogue et prédicateur, en enseignant au collège des oratoriens de Vendôme. En 1753, sa carrière franchit une nouvelle étape. On l’envoya à Rome, où il gagna la confiance de la Curie pontificale. C’est ainsi qu’il commença un voyage à travers l’Europe qui dura plusieurs années. En 1754, il arriva à Varsovie et il entra ensuite à la cour de l’hetman de la Couronne Wacław Rzewuski, qui le chargea de l’instruction de ses trois fils, Stanisław, Józef et Seweryn. Après avoir quitté la cour des Rzewuski et la République des Deux Nations en 1761, il revint en France et séjourna principalement à Paris, en menant de grands débats avec le milieu des philosophes. Cependant, il gardait toujours le contact avec les Rzewuskis, et bénéficiait de leur générosité en recevant, chaque année, une pension de la part de l’hetman. En France, il se consacra principalement à ses travaux littéraires, en publiant, entre autres, une série de petits livres pleins de couleur, inspirés par les expériences dans le domaine de l’optique, et, surtout, des traités moraux de nature polémique, adressés aux philosophes pour défendre le catholicisme. Dans son célèbre livre L’Europe française, publié en 1776, il louait les vertus civilisatrices de l’hégémonie française, l’attractivité de la langue française et, ce qui comptait le plus à ses yeux, la primauté des valeurs morales découlant du christianisme4.

Dans l’œuvre de Caraccioli, l’histoire et la situation présente de la République des Deux Nations, le pays qui, pendant plusieurs années, l’avait accueilli avec bienveillance et lui avait garanti un revenu décent, constitue un élément très important. Il convient, avant tout, de mentionner à cet égard le discours intitulé Lettres à une illustre morte décédée en Pologne depuis peu de temps, publié à Paris en 1770, ainsi que La Pologne telle qu’elle a été, telle qu’elle est, telle qu’elle sera, publié en 1775. En 1782 paraît la biographie de Wacław Rzewuski, dans laquelle il dépeint, de manière dithyrambique, son protecteur, mais en le situant dans le contexte plus large de la République des Deux Nations : La Vie du comte Wenceslas Rzewuski, grand-général et premier sénateur de Pologne. Caraccioli publiait beaucoup, souvent, en réponse à des événements contemporains, et en se lançant volontiers dans la polémique avec les adeptes des conceptions philosophiques. Il mourut à Paris en 1803.

1. Caraccioli, pédagogue chrétien

Louis-Antoine Caraccioli est surtout connu comme homme de lettres et voyageur. Pourtant, sa contribution au développement de la pensée éducative est tout aussi intéressante. D’un côté, celle-ci est inspirée par les conceptions chrétiennes de l’époque des Lumières ; de l’autre, elle résulte de ses expériences personnelles en tant que précepteur des fils de magnats. Les premières se retrouvent dans son traité Le Véritable Mentor, ou l’éducation de la noblesse (1755), qui décrit le profil d’un précepteur idéal et tient, dans le même temps, un discours sur l’éducation qui convient à la jeunesse. Les secondes doivent beaucoup aux voyages éducatifs des fils de Wacław Rzewuski.

Un véritable enseignant, selon Caraccioli, c’est avant tout un bon chrétien qui transmet à ses élèves les principes de la foi, et protège les jeunes esprits contre la dépravation. Dans le traité qui est aussi, en réalité, un mémento du voyage à travers l’Europe et un guide des lieux qu’il faut visiter, nous retrouvons constamment des références concernant la nécessité de mener une vie pieuse, et la formation de la personnalité. Toutes les villes visitées par le précepteur et ses élèves représentent un défi éducatif. La nécessité de visiter Rome, chez Caraccioli, ne s’explique pas seulement par l’histoire et les monuments de la ville, mais avant tout par les activités qu’elle propose à un voyageur catholique. En résumant cette partie de sa réflexion, l’auteur constate :

Quel vaste champ pour le vrai Mentor, qui ne cherche qu’à introduire la Religion dans le cœur de son Élève et à l’y établir par principes ! 5

En décrivant d’autres villes, Caraccioli souligne la nécessité de se renseigner sur leur histoire et leur patrimoine, mais aussi de visiter leurs lieux de culte. L’exemple de Paris semble significatif. Pour les voyageurs polonais et leurs accompagnateurs qui réalisaient le programme du Grand Tour, la capitale de la France constituait un défi et un problème. D’une part, elle imposait de fortes contraintes financières. Le séjour exigeait la participation à la vie mondaine, la visite de la cour à Versailles, le maintien du niveau de vie d’un aristocrate. D’autre part, les séjours à Paris inquiétaient, en raison de la mauvaise réputation des mœurs, de la dépravation libertine bien connue et des nouvelles idées philosophiques à la mode, dangereuses pour les jeunes esprits. Tout cela ne restait pas sans écho en Pologne.

Le Véritable Mentor propose une solution pour résoudre le problème. Dans la description de Paris, l’auteur énumère directement tous les dangers que présente la vie dans une grande ville, une capitale envahie, comme il le dit explicitement, par des « petits-maîtres ». Cependant, on peut les éviter en suivant les indications du précepteur. Caraccioli décrit un autre Paris, plein d’églises, de couvents, de maisons et de gens pieux6. En telle compagnie, soigneusement sélectionnée, le séjour, même s’il dure une année entière, ne causera aucun préjudice moral.

Le traité éducatif de Caraccioli a probablement été rédigé à Podhorce, et son auteur y a inséré non seulement un cours théorique portant sur un bon voyage éducatif, mais également des conseils pour les futures pérégrinations des fils de l’hetman Wacław Rzewuski. Tout cela est indiqué par la description détaillée du trajet d’un voyage possible, mais aussi, par des ­estimations concernant la durée du séjour dans les différents pays et villes. Le traité apportait une réponse précise aux craintes liées à la sécurité spirituelle des élèves partant en voyage, un sujet auquel les écrits de l’époque accordaient le plus souvent leur attention. Il s’inscrivait, en outre, dans un débat plus large, portant sur la nécessité de voyager, et les dangers que cela impliquait. Il convient de souligner ici que les avertissements inclus dans Le Véritable Mentor font penser au contenu des instructions éducatives adressées à ses fils, écrites par le protecteur de Caraccioli, l’hetman Wacław Rzewuski, précisément en 1755, c’est-à-dire au moment où était rédigé Le Véritable Mentor.

En août 1755, l’hetman Rzewuski établit une instruction en douze points destinée à guider le voyage de son fils Józef. Les extraits portant sur la moralité, la foi chrétienne, la prudence lors du voyage font immédiatement penser aux passages insérés dans Le Véritable mentor. Quatre points concernent notamment le souci de renforcer la foi :

Jadąc do cudzych krajów, daleko od rodziców i krewnych, trzeba tym mocniej sercem i myślą przywiązać się do Ojca Powszechnego, Pana Boga, trzeba miłość i bojaźń Boską w serce i w myśl swoją wkorzenić, bo z Panem Bogiem i w życiu, i w wieczności zawsze nam być trzeba, a ze wszystkiemi stworzeniami często nam się rozstawać potrzeba7.

« En se rendant aux pays étrangers, loin de la famille et des proches, il faut s’attacher avec tout notre cœur et pensée à Dieu, puisqu’on doit toujours être avec Dieu, dans la vie et dans l’éternité, même si on se sépare d’autres êtres » 8.

Cinq remarques se rapportent aux dangers qui peuvent apparaître dans les pays étrangers. Il faut, en particulier, éviter les jeux d’argent, la consommation du vin sans eau – « que le ciel te préserve de l’habitude de boire de l’alcool parce que l’homme qui aime l’alcool n’est pas un homme, mais un animal » – et il convient de fuir les gens dont les mœurs sont corrompues9. Les conseils suivants concernent les compétences que le jeune magnat doit acquérir à l’étranger : l’apprentissage de la langue française, de la danse, de la géographie, de l’histoire et du dessin. Wacław Rzewuski attribue un rôle important au précepteur, Louis-Antoine Caraccioli, qui, pendant le voyage, devra remplacer le père : « J’ordonne d’obéir à M. Caraccioli comme si c’était votre père » 10.

Nous retrouvons tous ces conseils dans le traité de Caraccioli, notamment le souci de cultiver sa foi, mais, également, la mise en valeur du rôle particulier du précepteur/père, responsable tout au long du voyage. Un seul point du Véritable mentor s’écarte de la liste des instructions du magnat. Ce sont les mises en garde de l’hetman Wacław Rzewuski contre l’apprentissage de la musique. Peut-être avait-il lui-même, pendant son Grand Tour, fait l’expérience d’une désillusion dans ce domaine. Désormais, il déconseillait à son fils d’apprendre à jouer des instruments :

Co się tycze muzyki, nie bronię się jej uczyć, ale przestrzegam z doświadczenia, że kilkadziesiąt lat trzeba, nim się z dystynkcyją doskonałość jej nabędzie, i to talentu jeśli nie masz, nigdy się dobrze człek nie nauczy, jeśli tedy muzyki uczyć się zechce, to chyba dla rozrywki uczyć się jej trochę można..., bo zabiera wszystek czas, który by należało trawić na przystojniejszych naukach i zabawach11.

« Tout ce qui a trait à la musique, je ne l’interdis pas, mais je te mets en garde parce que, par expérience, si l’on n’est pas doué, on n’apprendra jamais bien et cela prend tellement de temps qu’il vaut mieux le consacrer à d’autres apprentissages » 12.

2. Caraccioli en tant que véritable mentor, ou le voyage à travers l’Europe

Dans ses lettres adressées à l’hetman, le précepteur relate les différentes étapes du voyage en décrivant le comportement des jeunes magnats, leurs progrès éducatifs, et en rendant scrupuleusement compte de toutes les dépenses effectuées13. Stanislaw et Joseph Rzewuski, plus âgés, ont été introduits dans le milieu de la haute société de Vienne. Ils ont visité la cour impériale, séjourné chez le nonce apostolique, des cardinaux et des ministres. L’étape suivante – un séjour de trois semaines à Venise – se déroule toujours sous le signe d’audiences accordées, entre autres, au palais des doges, et de participations à la vie culturelle, de visite à l’opéra et de bals masqués. Après Venise, Caraccioli a prévu un séjour à Rome avec de courtes escales à Bologne et à Lorette. Il s’est avéré que l’étape de Bologne, qui devait initialement durer trois jours, a finalement duré beaucoup plus longtemps. Józej Potkański, un compagnon de voyage, est tombé malade, et il a fallu changer les plans. C’est une période du Grand Tour vraiment exaltante. Le précepteur doit, d’un côté, prendre soin de Potkański, et de l’autre, réaliser le programme éducatif de Stanislas et Józef Rzewuski. Il a l’occasion de mettre en pratique les conseils qu’il a lui-même consignés dans Le Véritable Mentor, relatifs aux maladies durant un voyage. Il a merveilleusement bien assumé ses responsabilités. Pendant le séjour à Bologne, qui a duré finalement cinquante-six jours, Potkański a suivi un traitement médical et adopté un régime alimentaire spécial et coûteux, ce que Caraccioli n’a pas manqué de signaler à l’hetman en rendant compte des dépenses14. Les Rzewuski, en attendant, participent à la vie religieuse et académique de la ville. Ils rencontrent le cardinal Serbelloni, le théatin Asti et les érudits de l’Académie bolonaise. Le précepteur, avec fierté, informait le père des progrès de l’éducation de ses fils. Sur l’une des enveloppes, on retrouve la preuve de la correspondance continue entre ces derniers et leur père. Caraccioli y a rédigé de courtes excuses de la part de Joseph, qui s’était trompé d’heure de départ du courrier, et n’avait pas pu finir à temps la lettre pour l’hetman.

La ville de Rome, où ils arrivent en février 1756, constitue l’étape suivante de leur voyage. Le séjour à Rome consiste avant tout en audiences chez le pape et des cardinaux – entre autres, avec le cardinal Archinto, ancien nonce apostolique à Varsovie – et chez Jacques François Stuart, le prétendant au trône d’Écosse et d’Angleterre, qui les invite à lui rendre visite dans sa résidence d’été, à Albano Laziale15. Ici, la correspondance, malheureusement, s’interrompt, et on ne peut désormais compter que sur les notes inscrites dans le livre des dépenses pour suivre la suite du périple16. Grâce à cette source, nous pouvons reconstituer l’itinéraire suivi pendant le reste du voyage. D’abord, les fils du magnat effectuèrent une courte escapade à Naples, puis, en repassant par Rome, ils prirent la direction du Nord pour arriver à Turin, et celle de l’Ouest, pour rejoindre Lyon, Paris où ils arrivent le 21 février 1757. Ils y séjournent jusqu’au 8 mai 1757, avant de rallier Lunéville. Lors du voyage de retour à Cracovie, qu’ils atteignent tous le 22 juin, ils traversent Ulm et Vienne.

Dans le cas du Grand Tour accompli par le plus jeune des Rzewuski, Seweryn, les lettres de la période 1759-1760 n’ont pas été conservées. La correspondance datant de 1757 éclaire quelque peu la période des préparatifs. En revanche, sur le voyage lui-même, nous ne pouvons retrouver que des fragments datant de 176117. En se déplaçant à nouveau à travers l’Europe avec Andrzej Tarło, le fils du castellan18 de Lublin, Caraccioli écrit à son ancien protégé Seweryn en lui rappelant son Grand Tour, et en lui transmettant les amitiés de la part de connaissances communes rencontrées à Vienne et à Paris. Seul le livre des dépenses, scrupuleusement tenu à jour du 19 mars 1759 au 19 mars 1761, permet de reconstruire les détails du voyage.

Les deux voyages éducatifs des Rzewuski, au cours des années 1755-1756 et 1759-1760, prouvent à quel point le rôle du précepteur était important pendant le Grand Tour, aussi bien dans le domaine pédagogique que dans celui de la logistique. Grâce aux contacts de Caraccioli dans les milieux aristocratiques et ecclésiastiques, les jeunes magnats pouvaient non seulement réaliser le programme éducatif qu’il avait conçu à leur intention, prendre des leçons dans les meilleures académies de Vienne et de Paris, mais aussi participer à la vie mondaine des grandes capitales ­d’Europe, en y apprenant le savoir-vivre, les bonnes manières, et en se perfectionnant dans la langue française. Le précepteur français faisait office d’intermédiaire dans la transmission des salutations, et des informations sur l’actualité dans les différentes villes, destinées à l’hetman Wacław Rzewuski. Il accomplissait également sa mission consistant à acheter des livres, mais aussi à répandre, dans les cours visitées, des publications de Rzewuski, en particulier un recueil de tragédies qu’il put remettre personnellement à la reine de France Marie Leszczynska. Caraccioli sut profiter de l’occasion pour faire, en même temps, la promotion de ses propres œuvres, comme, par exemple, La Grandeur d’âme, le livre dédié à l’impératrice Marie-Thérèse, qu’il lui remit lui-même lors d’une audience, à Vienne, en 1761.

3. Le Véritable Mentor fut-il un ouvrage populaire ?

Le traité Le Véritable Mentor a joui d’une réelle renommée. Ce sont les inventaires des livres des nobles qui le montrent, puisqu’on y retrouve des mentions qui parlent de son acquisition. La lettre de Caraccioli adressée à Józef Andrzej Załuski, le fondateur de la célèbre bibliothèque de Varsovie, constitue un autre témoignage instructif sur sa popularité. Le précepteur français y explique qu’il envoie des exemplaires non reliés, parce qu’en raison du grand nombre de commandes, il n’y avait pas assez d’argent pour relier chaque exemplaire. On trouve également, dans cette lettre, une information concernant le tirage de la première édition, réalisée dans l’imprimerie des jésuites de Wrocław (Breslau). 250 exemplaires furent envoyés à Varsovie, 400 exemplaires restèrent à Wrocław, d’où l’on devait les envoyer aux libraires de Berlin, de Dresde et de Leipzig19.

Quatre ans plus tard, à Leipzig, fut publiée la deuxième édition. Dans l’introduction, Caraccioli explique lui-même les raisons de la réédition du traité. D’une part, il évoque la popularité qu’il avait acquise parmi les lecteurs, de l’autre, le fait que beaucoup d’exemplaires de la première édition étaient restés dans l’imprimerie, les opérations militaires de la Guerre de Sept Ans ayant empêché la distribution du livre :

Le Public ayant paru désirer cet Ouvrage, imprimé à Breslaw en 1756, j’ai cru devoir le faire réimprimer. Je me serois dispensé de donner cette seconde Édition, si tous les exemplaires de la première se fussent répandus ; mais la guerre empêchant, depuis deux ans, le commerce de la Librairie de Breslaw, ils y sont en captivité, [sous réserve] qu’ils n’aient pas servi à bourrer quelques fusils20.

4. En guise de conclusion

Les recherches sur le rôle des précepteurs au XVIIIe siècle vont au-delà de la réflexion sur leur activité éducative. D’un côté, ils étaient effectivement des enseignants, engagés dans le processus d’apprentissage et d’éducation, des compagnons de voyage des jeunes nobles. De l’autre, ils jouaient un rôle essentiel en tant qu’intermédiaires dans le transfert culturel. Ce phénomène, profondément analysé par Michel Espagne, consistait dans l’interaction de deux cultures qui avait pour effet l’engendrement d’une nouvelle force21. Dans le processus du transfert culturel s’effectue, en outre, l’intégration de plusieurs éléments, grâce à laquelle l’introduction des phénomènes issus d’un milieu différent ne sert pas seulement d’ornement, de forme extérieure, mais devient une composante chargée d’un nouveau contenu, dans des conditions géographiques et culturelles différentes. Comme exemple d’un tel transfert, nous pouvons évoquer le processus d’adaptation de la nouvelle conception de la citoyenneté fondée sur l’éthique bourgeoise et protestante, sur la tradition du caméralisme au sein de la culture économique transférée à Varsovie par des immigrants germanophones, y compris des enseignants22.

La notion d’intermédiaire est essentielle dans la théorie du transfert culturel. Michel Vovelle, en dessinant des portraits d’intermédiaires culturels en Europe au XVIIIe siècle, en indique deux types bien distincts, qui sont loin d’être exhaustifs dans le cas de l’analyse du transfert. Il s’agit des figures du prêtre et de l’officier civil23. La figure du précepteur pourrait certainement constituer un troisième type d’intermédiaire, dans le domaine du transfert et de l’adaptation des codes culturels. Il assumait parfois aussi l’une des deux autres fonctions, en arrivant, en tant que prêtre ou officier civil de la cour, chez les nobles et les magnats.

Comme illustration d’un tel double rôle, et, dans le même temps, comme exemple du phénomène de la diffusion culturelle et de l’importance des intermédiaires dans ce processus, on peut retracer la carrière et l’activité de Louis-Antoine Caraccioli, pédagogue chargé de l’éducation des fils de l’hetman de la Couronne Wacław Rzewuski, qui a séjourné, entre 1754-1761, à la cour de Podhorce, et a organisé des voyages éducatifs à travers l’Europe. Caraccioli, en tant que précepteur des fils de l’hetman Rzewuski, offre un exemple original de mise en œuvre d’une conception éducative préalablement élaborée et réfléchie. Les remarques contenues dans Le Véritable Mentor, avec leur exigence première d’élever les enfants dans un esprit catholique, s’inscrivait parfaitement dans la tradition éducative des nobles de la République des Deux Nations.

Ce cas montre l’interpénétration de la pensée catholique du Siècle des Lumières et du traditionalisme sarmate. Il renvoie également une image différente de celle qui domine dans l’historiographie, et qui consiste à se concentrer sur le rayonnement des conceptions françaises, politiques et éducatives, véhiculées par les philosophes. Nous voyons plutôt, ici, une adaptation des idées relatives à la morale et à la vie spirituelle d’un représentant du courant français des Lumières catholiques, qui devait rencontrer un terrain propice en Pologne, compte tenu de la situation de la République des Deux nations au milieu du XVIIIe siècle.

Fig. 1. Caraccioli à Wacław Rzewuski, Vienne 3.12.1755, ANC, coll. APodh IV/LXIX/47. [Cliché St. Roszak].

Fig. 2. Caraccioli à Wacław Rzewuski, Vienne 8.11.1755, ANC, coll. APodh IV/LXIX/47. [Cliché St. Roszak].

Fig. 3. Księga wydatków podróżnych (Livre de dépenses en voyage), Archives Nationales de Cracovie (ANC), coll. I, 104. [Cliché St. Roszak].

Annexe

Louis-Antoine Caraccioli, Liste des lettres de voyage écrites à Wacław (Wenceslas) et à son fils Seweryn (en 1755-1757 et en 1759-1761)

1. Caraccioli à Wacław Rzewuski, Bologne 11.02.1756, Archives nationales de Cracovie (ANC), coll. APodh I 1/48d.

2. Caraccioli à Seweryn Rzewuski, Vienne 5.11.1761, ANC, coll. APodh IV/LXIX/40.

3. Caraccioli à Seweryn Rzewuski, Varsovie 2.07.[1761], ANC, coll. APodh IV/LXIX/41.

4. Caraccioli à Wacław Rzewuski, Varsovie 22.09.1757, ANC, coll. APodh IV/LXIX/ 42.

5. Caraccioli à Wacław Rzewuski, Warszawa 28.09.1757, ANC, coll. APodh IV/LXIX/43.

6. Caraccioli à Seweryn Rzewuski, Paris 15.11.[1761], ANC, coll. APodh IV/LXIX/ 44.

7. Caraccioli à Wacław Rzewuski, Rome 4.04.1756, ANC, coll. APodh IV/LXIX/ 45.

8. Caraccioli à Wacław Rzewuski, Vienne 13.10.1755, ANC, coll. APodh IV/LXIX/ 46.

9. Caraccioli à Wacław Rzewuski, Vienne 3. 12. 1755, ANC, coll. APodh IV/LXIX/47,

10. Caraccioli à Wacław Rzewuski, Vienne 8.11.1755, ANC, coll. APodh IV/LXIX / 48.

11. Caraccioli à Wacław Rzewuski, Brussels 18.11.1758, ANC, coll. APodh IV/LXIX/ 79.

12. Caraccioli à Wacław Rzewuski, Opatów 16.07.1761, ANC, coll. APodh IV/LXIX/80.

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1 Henryk BARYCZ, « Andrzej Maksymilian Fredro wobec zagadnień wychowawczych », Archiwum do dziejów oświaty i szkolnictwa w Polsce 6, 1948, p. 33-38.

2 Pour davantage de détails, voir Jacek STASZEWSKI, Die Polen im Dresden des 18. Jahrhunderts, Osnabrück, Fibre Verlag, 2019, p. 133-168.

3 Helena WANICZKOWNA, Caraccioli Ludwik Antoni, disponible en ligne : http://ipsb.nina.gov.pl/a/biografia/ludwik-antoni-de-caraccioli (consulté le 20.12.2019).

4 Marc FUMAROLI, Gdy Europa mówiła po francusku, Varsovie, Muzeum Łazienki Królewskie w Warszawie, 2017, p. 461.

5 Louis-Antoine CARACCIOLI, Le Véritable Mentor, ou l’éducation de la noblesse, Liège, de l’Imprimerie de J. F. Bassompierre, 1759, p. 139.

6 Ibid., p. 180-184.

7 Małgorzata E. KOWALCZYK et Dorota ŻOŁĄDŹ-STRZELCZYK (dir.), Przestrogi i nauki dla dzieci. Instrukcje rodzicielskie (XVIII w.), Wrocław, Wydawnictwo Chronicon, 2017, p. 165-168.

8 Traduction par Marta Ściesińska.

9 Przestrogi i nauki, op. cit. [n. 7], p. 166.

10 Ibid., p. 166.

11 Ibid., p. 166.

12 Traduction par Marta Ściesińska.

13 Voir l’annexe : Liste des lettres de voyage écrites à Wacław (Wenceslas) et à son fils Seweryn (en 1755-1757 et en 1759-1761).

14 Louis Antoine CARACCIOLI à Wacław RZEWUSKI, Bologne 11.02.1756, Archives nationales de Cracovie (ANC), coll. APodh I 1/48d.

15 Louis Antoine CARACCIOLI à Wacław RZEWUSKI, Rome 4.04.1756, Archives nationales de Cracovie (ANC), coll. APodh IV/LXIX/ 45.

16 Księga wydatków podróżnych, Archives nationales de Cracovie (ANC), coll. I, 104.

17 Louis Antoine CARACCIOLI à Wacław RZEWUSKI, Paris 15. 11. [1761], ANC, coll. APodh IV/LXIX/ 44.

18 Au Moyen Âge, le gouverneur de la province, au XVIIIe siècle, était un sénateur ; son pouvoir était limité.

19 Louis Antoine CARACCIOLI à Józef ZAŁUSKI, Podhorce, 7.07.1755, Bibliothèque nationale de Varsovie, coll. BN III 3255.

20 L. A. CARACCIOLI, op. cit. [n. 5], p. 2.

21 Michel ESPAGNE, Les Transferts culturels franco-allemands, Paris, Presses universitaires de France, 1999.

22 Voir la thèse doctorale de Marta KUC-CZEREP, Niemieckojęzyczni mieszkańcy osiemnastowiecznej Warszawy, Instytut Historii im. Tadeusza Manteuffla, Varsovie, 2017.

23 Michel VOVELLE (dir.), Człowiek oświecenia, Varsovie, Volumen, 2001, p. 30.