Goran Proot, David McKitterick, Angela Nuovo et Paul G. Gehl (dir.), Lux librorum. Essays on books and history for Chris Coppens
Mechelen, Flanders Book Historical Society, 2018 : xl, 240 pages, 33 illustrations don’t 6 en couleurs. 17 x 24 cm. [40 €] ISBN : 978-9-08292-760-3
Publié en 2018 à Malines par la Société d’histoire du livre de Flandre, ce volume de Mélanges en l’honneur de Chris Coppens apporte de nouvelles contributions aux pistes de recherche ouvertes par l’historien du livre au long de sa carrière. Diplômé d’histoire de l’art à l’université de Louvain au début des années 1970, Chris Coppens rejoint peu après la bibliothèque de cette même université, au département des fonds anciens. L’importante collection de manuscrits, livres imprimés et notes de cours reflète l’histoire multiséculaire de l’université fondée en 1425. Chris Coppens va se consacrer aux livres imprimés du fonds, dont il devient spécialiste de la reliure et des marques de possesseurs. La fonction de conservateur exercée par Chris Coppens ajoute au travail de recherche de l’historien le souci d’élaborer des outils de travail tels que des catalogues de bibliothèque ou le recensement des catalogues de vente jusqu’à 1600. Des nombreuses recherches et études de cas conduites par le chercheur, le présent volume dresse une liste de près de 300 articles ou contributions publiés de 1969 à 2018. Trois champs de recherche s’en dégagent, qu’illustrent les onze études regroupées dans ces mélanges : l’essor du marché du livre au XVIe siècle envisagé sous son aspect commercial, la circulation du livre en Europe et en Flandre en particulier, l’étude des grandes collections de l’Europe moderne, notamment à partir des catalogues de vente.
À l’instar de Chris Coppens, plusieurs contributions se penchent sur les acteurs économiques du marché du livre, en expansion au début du XVIe siècle. Nombreux furent ceux qui surent saisir l’opportunité qu’offrait le commerce de cette marchandise nouvelle qu’était le livre imprimé pour faire évoluer leur activité jusqu’à devenir éditeurs au bout d’une ou deux générations. C’est le cas de la dynastie des Baldassarre, marchands de papier à Pérouse, étudiée par Maria-Alessandra Panzanelli Fratoni : dès 1505, Francesco di Baldassarre devint éditeur de plusieurs professeurs de droit de l’université de Pérouse, utilisant désormais le nom de son précédent métier cartolari (marchands de papier) comme nom de famille. Angela Nuovo retrace quant à elle l’histoire de la publication des œuvres de Vitruve par un éditeur lyonnais, Luxembourg de Gabiano, en 1523. Elle montre comment ce représentant de la branche lyonnaise de la dynastie marchande des Gabiano sut proposer pour sa publication une synthèse des éditions précédentes, réalisant ainsi une belle opération commerciale en utilisant la place stratégique qu’était Lyon pour la diffusion de la culture renaissante italienne dans les pays du nord de l’Europe et en Espagne. À partir de l’édition (placée en fin d’article) d’une composante méconnue du « livre de vente » de Christophe Plantin, Giles Mandelbrote et Goran Proot étudient le relevé que fit le jeune éditeur des prix pratiqués par son aîné dans la profession, Martinus Nuntius, dans les années 1556-1559. Il apparaît que Nuntius, spécialisé dans les éditions espagnoles, en demandait un tarif plus élevé que pour des éditions latines ordinaires dont il n’avait pas l’exclusivité. Kevin Stevens propose également l’édition et l’analyse de documents inédits : les contrats d’édition des Consiliorum du juriste Giovanni Cefali, passés à Milan, en 1562, entre Visconti, ambassadeur de Mantoue à Milan et initiateur de la publication, les imprimeurs milanais De Meda et le marchand Antoni. Dans le droit fil de la démarche de Chris Coppens, cette étude de cas met en lumière la complexité des rapports qui unissaient investisseurs, imprimeurs et marchands, à la fois associés dans une entreprise éditoriale et hommes d’affaires méfiants à l’égard de partenaires qui pouvaient se révéler peu respectueux de leurs engagements et dont il convenait de se protéger par des clauses contraignantes ajoutées au contrat. À propos d’une autre dynastie d’imprimeurs, la famille Maes ou Masius de Louvain, actifs de 1567 à 1679, J. Christopher Warner avance une hypothèse sur la généalogie problématique de cette lignée, proposant l’existence d’un autre John Masius entre l’abbé John et son neveu (ou petit-neveu) Bernardinus.
La circulation des livres à l’époque moderne, thème cher à Chris Coppens, fait l’objet de deux études, toutes deux liées aux migrations religieuses. Dans la première étude, David McKitterick poursuit les recherches menées par Chris Coppens sur les catholiques anglais exilés à Louvain après 1558, date de l’accession au trône d’Élisabeth Ire. D. McKitterick étudie le personnage de John Christopherson, dont il édite le testament en fin d’article. Cet intellectuel appartenait à un groupe de catholiques de l’université de Cambridge qui s’exilèrent à Louvain sous Edward VI puis rentrèrent en Angleterre en 1553, au début du règne de la reine Mary. John Christopherson devint évêque de Chichester : son zèle pour rétablir l’église romaine catholique et purger l’université des livres protestants lui valut d’être jeté en prison, où il mourut en 1558. Dans son testament il lègue tous ses livres à la bibliothèque du Trinity College de Cambridge, quoique très peu de ces ouvrages soient aujourd’hui repérables dans le catalogue. Paul Needham, pour sa part, s’intéresse à quatre incunables conservés à Boston, Princeton et New York : ils ont en commun d’être arrivés sur le continent américain dans les années 1630, dans les bagages des puritains qui choisirent de quitter l’Angleterre pour fonder la colonie de la Baie du Massachussetts. Il s’agit des œuvres de saint Augustin (1491), de Duns Scots (1481) et de deux Bibles (1476, 1488). L’étude des exemplaires révèle l’identité de leurs possesseurs, tous des figures de premier plan de la jeune colonie.
Le dernier axe de recherche abordé dans ces Mélanges est l’étude des grandes collections de livres modernes et de leurs instigateurs. Noël Golvers édite ainsi la liste des 320 titres achetés à l’Officinia Plantiniana en décembre 1616 par les jésuites Nicolas Trigault et Johann Schreck pour la bibliothèque du collège jésuite portugais de Pékin. Si l’on savait déjà que la Compagnie de Jésus avait fait des bibliothèques une composante de sa stratégie de pénétration en Chine, on découvre grâce à l’étude de cette liste que la bibliothèque propose moins une collections dévote ou littéraire qu’un fonds savant, mieux à même d’impressionner et d’intéresser les élites chinoises. Paul G. Hoftijzer étudie pour sa part la collection de Christian Carolus von Neumann, juriste danois et allemand résidant à Leyde. À sa mort en 1761, un catalogue avait été élaboré pour permettre la mise en vente des 12 610 titres de sa bibliothèque. Dénommée « Bibliotheca Musaeana », en souvenir du surnom Musaeus que von Neumann avait conservé de ses années étudiantes, cette collection contient surtout des ouvrages de théologie et de droit, mais se distingue par la présence d’éditions elzéviriennes signalées dans le catalogue de vente, ce qui montre l’intérêt déjà porté à cette époque pour ce type d’ouvrage, ainsi que par la présence de nombreux périodiques français (Journal des Savants, Nouvelles de la République des Lettres) et d’un manuscrit autographe de Descartes du Traité de la lumière et du Traité de l’Homme. Enfin Paul F. Gehl consacre un article à Hans Baron (1900-1988), historien spécialiste de la Renaissance, qui exerça à la Newberry Library de Chicago à partir de 1949. Comme Chris Coppens, il enrichit la bibliothèque avec l’exigence du chercheur, négligeant par exemple les achats bibliophiles au profit d’ouvrages précieux à cause de leur contenu, et avec le soin du bibliothécaire, soucieux de constituer une collection cohérente, y compris dans des domaines hors de sa spécialité.
La conclusion de ces Mélanges revient à Adriaan van der Weel qui s’interroge sur les spécificités de la lecture sur écran, qui semble prendre le pas sur l’usage du papier. L’auteur pointe l’évolution des pratiques de lecture qui accompagnent ce changement de support : lire sur écran se caractérise par une focalisation de l’attention sur des textes courts, tandis que la lecture sur papier est réservée à des textes plus longs, exigeant une concentration prolongée. C’est là que réside le risque d’un basculement complet vers la lecture sur écran : la disparition de la lecture suivie et l’incapacité pour les futurs lecteurs à développer un raisonnement complexe et une pensée articulée, auxquels on n’accède qu’à travers la lux librorum.