Book Title

David McKitterick, Textes imprimés et textes manuscrits. La quête de l’ordre. 1450-1830

(trad. Oristelle Bonis et Lise Pomier ; préf. Dominique Varry) : Lyon, ÉNS Éditions, 2018, 258 pages, ill. N & B. 15 x 23 cm. [34 €] ISBN : 978-2-84788-986-4

Rémi JIMENES

Centre d’études supérieure de la Renaissance (Tours)

Originellement publié sous le titre Print, Manuscript and the Search for Order, cet ouvrage paru en 2003 constitue une importante synthèse consacrée au statut de l’imprimé à l’époque moderne. Traduit en italien dès 2005, ce livre demeurait néanmoins inaccessible au public francophone. Cette lacune vient d’être comblée par les éditions de l’École normale supérieure de Lyon, sous les auspices de l’Institut d’histoire du livre. La traduction française établie par Oristelle Bonis et Lise Pomier nous invite ainsi à relire, quinze ans après sa parution, un texte entre temps devenu classique dans le monde anglophone.

L’ouvrage se présente comme une réflexion critique sur la notion de « standardisation ». McKitterick y démontre que, contrairement à une idée trop répandue, l’imprimerie n’a pas immédiatement livré au public une production uniformisée. En analysant dans le détail la façon dont imprimés et manuscrits voisinèrent au sein des mêmes bibliothèques, en s’attardant sur les interventions confiées aux lecteurs (corrections, notes de lecture, rubrication), sur les variantes d’état et d’émission que l’on relève d’un exemplaire à l’autre, il s’agit de mettre en évidence « la nature instable de l’imprimé » et de démontrer que l’invention de la typographie n’a pas entièrement bouleversé les habitudes dans le monde du livre. Contre la thèse d’Elisabeth Eisenstein, qui avait décrit l’arrivée de l’imprimerie comme une « révolution », McKitterick démontre ainsi avec brio qu’il n’y eut pas d’emblée une ligne de partage entre « culture de l’imprimé » et « culture du manuscrit ». Il s’agit donc de penser ces objets « non comme des formes substitutives dont l’une aurait remplacée l’autre, mais en fonction de leur coexistence et de leur interdépendance » (p. 49) et même, pourrions-nous ajouter, de leur complémentarité.

Ce choix de replacer l’histoire de la typographie dans une longue durée des pratiques matérielles et intellectuelles s’inscrit dans une volonté de lutter contre une vision anachronique, et même téléologique, de l’histoire du livre. McKitterick l’indique d’emblée, dans un premier chapitre qui pose le cadre problématique de l’ouvrage : il y démontre que « les postulats du machinisme » construits au XIXe siècle, ont « pesé sur la théorie et la recherche bibliographiques » (p. 29). Le caractère « standardisé » que l’on a voulu prêter aux premiers livres imprimés est donc en grande partie une vue de l’esprit, une construction intellectuelle récente et largement anachronique. Plutôt que de penser les premiers siècles de la typographie avec les catégories modernes, McKitterick milite pour un changement de perspective : « Peut-être vaut-il mieux renverser le raisonnement et s’interroger plutôt sur ce que l’imprimerie n’a pas pu accomplir… Accepter d’envisager le livre fabriqué au milieu du XVe siècle non comme un ouvrage imprimé comportant des ajouts manuscrits, mais comme un livre dont certaines parties étaient imprimées » (p. 67). Ce projet incite donc l’auteur à examiner l’un après l’autre, au fil des pages, tous les domaines dans lesquels la production imprimée ne s’est pas accompagnée d’une immédiate « standardisation ». Après avoir décrit l’importances de phénomènes de mixité technique (mêlant au sein d’un même volume les éléments imprimés et manuscrits), McKitterick s’attarde sur les questions liées à la reproduction de l’image, à l’impression musicale, à l’épineuse question de la correction, pour aboutir in fine à la conclusion que c’est seulement à une époque très tardive, vers le milieu du XVIIIe siècle, que s’est imposée l’idée d’une standardisation du livre, tous les exemplaires d’une même édition étant dès lors réputés identiques.

Cet ouvrage important est paru voici près de vingt ans. Il frappe encore par son ampleur, sa précision et son érudition. Livrant un exposé très clair, soutenu par d’innombrables exemples concrets, McKitterick ­n’hésite pas non plus à prendre position sur les questions bibliographiques plus théoriques. On lira ainsi avec plaisir et intérêt les remarques critiques que lui inspire la notion bowersienne d’« exemplaire idéal », véritable lieu commun de la théorie bibliographique (p. 209-211). Cette capacité à exposer clairement des considérations à la fois théoriques et pratiques font de cet ouvrage un excellent manuel à l’usage des étudiants désireux de s’initier à l’histoire du livre. L’ensemble est désormais accessible au lectorat francophone dans une traduction de très bonne tenue, très satisfaisante notamment par sa maîtrise du vocabulaire technique1. Espérant qu’il permettra aux étudiants de l’Université française de s’initier ainsi à la bibliographie matérielle.

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1 On pourra certes relever (p. 209) l’usage d’une formule maladroite évoquant « les éditions, les versions, les tirages », là où les termes « éditions », « états » et « émissions » auraient parus plus précis ; on sourira peut-être, ayant lu les considérations relatives à l’attitude du lecteur « envers les fautes d’impression, l’irritation qu’elles nous cause » (p. 177), en trouvant dix lignes plus loin une coquille sans conséquence ; on notera également page 252 un problème syntaxique qui rend une phrase incompréhensible. Il n’en demeure pas moins que, dans l’ensemble, la traduction et la correction de ce livre sont excellentes.