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La bibliothèque de Madame Adélaïde

Aude PERAUD-ROUSSELET

Professeur au lycée Massillon de Paris – doctorante à l’Université Bordeaux Montaigne

aude.peraudrousselet@gmail.com

Fille la plus emblématique de Louis XV et de Marie Leszczynska, Marie-Adélaïde Clotilde Xavière de France est née en 1732. Elle est élevée à la cour de Versailles et elle est témoin de tous les événements des règnes de son père puis de son neveu, Louis XVI sur lesquels elle exerce une influence considérable. Dotée d’un caractère vif, Madame Adélaïde sait s’imposer comme un véritable chef de famille auprès de ses sœurs. En 1774, à la mort de son père Louis XV, elle se retire au château de Bellevue, à Meudon, construit pour Madame de Pompadour, que Louis XV avait racheté en 1757 et qui revient à Mesdames de France à sa mort. Elles y ont de magnifiques bibliothèques dont les catalogues sont conservés à la Bibliothèque de l’Arsenal. Outre la musique, domaine dans lequel elle excelle, Adélaïde a la passion des beaux livres. Jusqu’à la fin de l’Ancien régime, l’histoire des bibliothèques est pour l’essentiel celle des bibliothèques privées et ce n’est que récemment qu’on en fait l’étude, avec des sources comme les inventaires et autres catalogues1. Une belle bibliothèque est un emblème : elle n’est pas seulement une manifestation visible de la culture mais aussi celle du rang. Le livre est autant un élément du mode de vie et l’instrument d’une affirmation que le vecteur d’un savoir. La bibliothèque de Madame Adélaïde de France est plus considérable que celle de ses sœurs, Mesdames Victoire et Sophie (5286 volumes, contre 3650 dans le catalogue de 1777 pour Madame Victoire et 3257 volumes pour Madame Sophie en 1782, date de son décès).

Les volumes ayant appartenu à Madame Adélaïde se distinguent par la couleur du maroquin sur lequel sont frappées ses armes : rouge (vert pour Madame Victoire et citron pour Madame Sophie). Chaque ouvrage porte l’écu de France en losange, imprimé soit en or soit en argent et le tout surmonté d’une couronne de fleur de lys accompagnée de deux palmes.

Le catalogue de Madame Adélaïde, datant de 1786, consiste en un manuscrit in-folio relié avec soin :

Les plats de maroquin rouge sont entourés d’une dentelle et les gardes sont en moire bleue. Une aquarelle, d’un peintre anonyme, a été peinte sur le frontispice sur lequel figure la princesse en Minerve au milieu de ses livres. Elle porte le casque d’Athéna. Au-dessus de sa tête l’artiste a placé une branche de laurier. Assise dans un fauteuil, Madame Adélaïde tient un volume dans sa main droite tandis que la main gauche est posée sur une carte étalée, près de laquelle est posée un globe terrestre. Adélaïde vouait un amour débordant pour les animaux et c’est ainsi que sont représentés, sur le tapis, un chat et un chien qui jouent ensemble et, sur un coussin vert, un autre chien. Cette composition, certes désuète, reporte aux temps où le Grand Roi et sa famille apparaissaient en dieux de l’Olympe2.

Le total des volumes contenus dans le catalogue de la bibliothèque, dont nous avons effectué minutieusement le décompte (4380 volumes en français et 906 en langues étrangères), est présenté dans les tableaux ci-dessous ; l’ordre de classification du catalogue est ici repris :

in-folioin-4°in-8°/ in-12Total
Philosophie – Jurisprudence – Droit Public731471509
Arts et Sciences4068114222
Grammaire – Éloquence – Littérature1064180254
Poésie152418471
Romans258258
Géographies – Histoires universelles378378
Voyages544152200
Mélanges793100

La catégorie Histoire, la plus fournie, se décompose en plusieurs thèmes :

in-folioin-4°in-8°/ in-12Total
Histoire sainte et ecclésiastique5165120261
Histoire grecque et romaine1144249304
Histoire de France61105690856
Histoire de l’Italie, Espagne, Portugal225123150
Histoire des Pays-Bas et de l’Angleterre10196089
Histoire de l’Allemagne et des pays septentrionaux121160182
Histoire des Turcs4326197
Histoire de l’Afrique et de l’Amérique173249

Le catalogue comprend des ouvrages en diverses langues :

in-folioin-4°in-8°/ in-12Total
Français204117739054380
Latin213196129
Italien18102244364
Espagnol692136
Anglais244327371
Allemand22
Hollandais11
Hébreu, chaldéen33

L’ordre dans lequel sont présentés les livres, par thèmes, sous-thèmes et par format, est conforme à la pratique des libraires de Paris, répandue depuis le début du XVIIIe siècle. Les thèmes, présentés dans les tableaux ci-dessus sont très variés et abordent de manière classique le droit, les arts, les sciences, les belles-lettres, la géographie, les voyages, mais avec une prédominance de l’histoire et de la philosophie3. En cela, la bibliothèque de Madame Adélaïde est alignée sur celle des dames de la Cour qu’elle côtoie, comme la marquise de Pompadour4.

Madame Campan souligne dans ses Mémoires :

[Mesdames] se livrèrent avec ardeur à l’étude, et y consacrèrent presque tout leur temps ; elles parvinrent à écrire à écrire correctement le français et à savoir très bien l’histoire. Madame Adélaïde, surtout, eut un désir immodéré d’apprendre ; elle apprit à jouer de tous les instruments de musique, depuis le cor (me croira-t-on ?) jusqu’à la guimbarde. L’italien, l’anglais, les hautes mathématiques, le tour, l’horlogerie, occupèrent successivement les loisirs de ces princesses5.

Madame Adélaïde, en particulier, paraissait animée d’un désir immodéré d’acquérir une multitude de connaissances. Elle faisait preuve, en l’occurrence d’une sorte de boulimie, aimant à se soulager du trop-plein d’énergie inemployée qui bouillonnait en elle.

L’étude de cette bibliothèque permet de démontrer d’une part le caractère classique de la princesse et surtout sa solide éducation et sa soif d’apprendre, loin du portrait qui a été longtemps relayé à travers les siècles, celui du manque d’éducation des Filles de France… D’autre part, les ouvrages sont très divers, voire éclectiques, suivant les modes, ayant trait à la religion, aux belles-lettres, au progrès des sciences et traduisant même son intérêt pour les idées des Lumières, ce qui entre souvent en contradiction avec son statut de Fille de France.

Madame Adélaïde choisissait une partie de ses livres mais il y avait aussi des dons et des cadeaux dont on ne peut mesurer la place ; toutefois selon une formule classique, la présence de ces livres dans le catalogue montre un attachement au titre ou à l’auteur. Par exemple, à Agen, Denise de Secondat possède aussi une bibliothèque dont on ne connaît pas la composition mais dont on peut juger la place dans sa vie quotidienne par sa correspondance avec François Latapie : « Le titre de ce livre m’avait plu, il est vrai que très souvent les livres ne sont rien moins que ce que le titre annonce »6.

Roger Chartier et Daniel Roche rappellent que « la lecture des noblesses urbaines, qu’elles soient de Paris ou de la province, affirm[e]nt la primauté de l’Histoire et de la littérature »7. Les belles-lettres comportent des ouvrages qui sont, somme toute, classiques et nous rapprochent d’une bibliothèque de dame au XVIIIe siècle, comme celle de la comtesse de Veruë, dont le catalogue fut publié en 1737. En poésie, la présence des auteurs de la Renaissance est notable avec les œuvres du Tasse (Jérusalem délivrée, Poème du Tasse [1735, 1774]), de l’Arioste (Roland Furieux [1572, 1787]) ou bien Dante (La divine comedia [1760]) mais aussi ceux du Grand Siècle, Boileau et Racine pour ne citer qu’eux.

Les romans sont moins nombreux, mais le goût prononcé pour la fiction et la frivolité traduit un intérêt grandissant pour ce genre. On commence à recourir à une lecture d’évasion, teintée d’exotisme et d’aventure dont la princesse est particulièrement friande. Les romans de mœurs, d’aventures, comiques, sentimentaux, satiriques voire libertins apparaissent, comme l’Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage (1768), considéré comme le dernier chef-d’œuvre du genre picaresque ; ajoutons Manon Lescaut (1775), La Vie et les Aventures de Robinson Crusoé (1768), sans oublier, datant du siècle précédent, le chef d’œuvre de Paul Scarron, le Roman comique (1757).

Quant au théâtre, il est marqué au XVIIIe siècle par l’influence des grands dramaturges du siècle de Louis XIV, comme en témoigne la présence des œuvres de Molière, Racine, Corneille. On relève également, de façon peut-être plus surprenante, Le Barbier de Séville ou la précaution inutile, comédie en 4 actes (1775). Beaumarchais, professeur de harpe de Mesdames de France depuis 1759, y fait la satire d’une société établie sur les privilèges de naissance. Madame Adélaïde affectionne tout particulièrement des lectures plus légères, celle des contes, histoires merveilleuses et autres fables dont les fameuses Fables de La Fontaine. Principale œuvre poétique du classicisme, elle est l’un des plus grands chefs d’œuvre de la littérature française et la princesse en possède plusieurs exemplaires. On peut alors s’interroger : pourquoi posséder plusieurs éditions de la même œuvre ? La multiplicité des lieux de bibliothèques à Versailles, à Paris, à Bellevue, les variantes et évolutions d’un texte ou la volonté de posséder des éditions rares ? Philippe Hourcade s’interroge ainsi pour certains ouvrages de la bibliothèque de la Marquise de Pompadour. Cette réflexion reste toutefois en suspens. Madame Adélaïde lit aussi la littérature anglaise, en français mais aussi en anglais (Tom Jones ou l’enfant trouvé, imitation de l’anglois de M. de Fielding [1768] et le Paradis perdu de Milton, traduit de l’anglois par M. Dupré [1752]).

Le secteur historique est aussi très fort dans sa bibliothèque et montre un choix très riche d’ouvrages importants. L’histoire avait une place de choix dans le programme d’études de Mesdames de France. Elle s’étendait au-delà des dates et des faits marquants de l’histoire du royaume à toute la généalogie et à l’histoire des familles de France et d’Europe ainsi qu’à l’histoire des États étrangers. Madame Adélaïde ne compte pas moins de 180 volumes d’histoires universelles et c’est d’ailleurs sur la demande de Mesdames de France que leur maître Hardion écrit une histoire universelle en 20 volumes, dédiée à Madame Adélaïde (Histoire universelle sacrée et prophane composée par ordre de Mesdames de France [1755]). Cette dernière conservera toujours le goût de ces lectures comme celles des origines et de l’histoire de France (Précis d’histoire de France depuis l’établissement de la monarchie jusqu’au règne de Louis Quinze [1779]), Histoire de France (1685), de l’historien et historiographe du roi, Mezeray, sur la monarchie française (Annales de la monarchie française depuis Ravamond jusqu’à la majorité de Louis XV) ainsi que plusieurs Abrégés chronologiques de l’histoire de France, par Mezeray et par le président Hénault. Elle a également en sa possession plus de 200 volumes concernant les rois de France, de Charlemagne à son père Louis XV, ou bien des hommes illustres de l’histoire de France (Mémoires pour l’histoire du Cardinal de Richelieu [1660] et Histoire du Cardinal Mazarin, par Aubery [1751]), ou encore les grandes maisons de France (Histoire des ducs de Bourgogne, par Fabre [1680], Abrégé chronologique de l’histoire de Lorraine [1775]) et les principales villes du royaume de France (Histoire de la ville de Bordeaux contenant les évènemens civils et la vie de plusieurs hommes célèbres, par Dom de Vienne [1771], Histoire de la ville de Paris, depuis le commencement de la monarchie jusqu’à Louis Quinze [1735]). Madame Adélaïde, réputée pour son ingérence maladroite en politique (intrigues de cour, affaires du royaume), s’est intéressée aux différents traités de paix européens, tels ceux de Westpalie et de Nimègue ; elle possède même les Mémoires de l’Abbé de Montgon contenant différentes négociations dans les Cours de France, d’Espagne (1750-suiv.).

Le catalogue révèle ensuite un grand nombre de très beaux volumes sur des récits de voyages dans les pays les plus lointains. L’époque moderne est connue pour le goût naissant de la découverte du monde et des pays étrangers. Les voyages aux quatre coins du monde et le goût de l’exotisme se développent. On se pique de curiosité pour les sociétés extra-européennes au travers d’atlas. Les comptes rendus de voyages ou de missionnaires où la Chine et l’Extrême-Orient sont particulièrement à la mode et le catalogue de la bibliothèque en compte des dizaines. L’orientalisme se développe durant le XVIIIe siècle et suscite en France une vive curiosité pour cet Orient imaginaire, mal connu et soumis aux préjugés de l’époque. Ce phénomène aurait pour origine la représentation du Bourgeois Gentilhomme donnée par Molière devant la cour et le roi Louis XIV, voulant être vengé du mépris affiché par l’ambassadeur de Turquie, Soliman Aga. Parmi les nombreux ouvrages publiés en Europe sur l’Orient et qui ont connu un très grand succès, figure la traduction des Contes des Mille et Une Nuits due à Galland (1755). Il y a aussi de très nombreuses descriptions et surtout des voyages, ceux de James Cook notamment, premier Européen à explorer l’Océanie dans les années 1770 (A voyage to the Pacific Ocean performed under the direction of Capitain Cook, Clerke and Gore in the years, 1776, 1777, 1778, 1779, and 1780 [1785]).

En droit, la bibliothèque de Madame Adélaïde regroupe les multiples traités de l’avocat de Sacy, divers traités sur la justice des seigneurs, fiefs dans le royaume ou sur l’autorité des rois, des lettres et la philosophie, antique ou moderne (Histoire des philosophes anciens jusqu’à la Renaissance des lettres avec leurs portraits, de Savérien [1771]) et même une réflexion sur la fonction de roi (Directions pour la conscience d’un Roi, de Fénélon [1775]). L’étude du catalogue de bibliothèque de Madame Adélaïde reflète une tendance évidente de l’époque : les idées des Lumières. Bien entendu, cela va à l’encontre de l’image classique qu’elle laisse d’elle sous le règne de Louis XVI, en tant que dévote et « Vieille Cour ». C’est pour cela qu’il est surprenant de trouver des auteurs philosophes, proches des Lumières tels Lévesque de Burigny ou Condillac (Traité des systèmes par l’abbé de Condillac [1749]). On constate même la présence de La Henriade [1741]), épopée en dix chants composée en l’honneur du roi Henri IV. Elle n’est en rien une œuvre philosophique mais elle est tout de même frappée par la censure. En effet son auteur, Voltaire, ne consentit pas à supprimer les passages litigieux. Par conséquent, le régent, le cardinal de Fleury, refuse la dédicace de l’auteur au nom du roi de France. La curiosité de Madame Adélaïde et sa culture générale s’étendront avec l’âge jusqu’à des matières de mauvaise réputation comme l’Encyclopédie, à laquelle elle est abonnée au même titre que ses sœurs. Les catalogues de leurs bibliothèques respectives et les abonnements souscrits par elles à des revues savantes, françaises et étrangères le démontrent bien. Elles les poursuivront dans leur exil, ce qui prouve qu’il s’agissait bien là d’un intérêt qui leur était personnel8. L’autre caractéristique de la philosophie moderne est l’importance de la science et de ses progrès, telles les mathématiques et la physique (Éléments de la phisique de Newton de Voltaire [1738], la Trigonométrie et l’Algèbre de Le Blond). Les Leçons de phisique expérimentale de Nollet (1775) sont aussi présentes dans la bibliothèque. Dans les années 1740, l’abbé Nollet donne des leçons et fait des expériences de physique à la cour de Versailles (sous le patronage du Dauphin). Membre de l’Académie des sciences, il est nommé maître de physique et d’histoire naturelle des Enfants de France. Il suscite l’engouement du public sur les phénomènes électriques lorsqu’en juin 1746, au milieu de la Galerie des Glaces de Versailles, il mène une expérience. Les cours royales ont pour habitude de regrouper des chercheurs et mathématiciens, autour de protecteurs, qui leur permettent de travailler dans une relative sérénité. La philosophie du XVIIIe siècle, quant à elle, se tourne davantage vers la biologie, les grandes avancées scientifiques surtout en médecine et vers la spécialisation des textes : les « centuries d’observations anatomiques et médicales » encore répandues au XVIIe siècle disparaîtront au profit de monographies consacrées par exemple à une maladie pandémique ou épidémique comme le scorbut (Observations sur les maladies, épidémies, par Le Pecq de la Clôture [1776, 1778] ; Traité sur les maladies des gens de mer, par Despérieres [1780])9. Madame Adélaïde s’intéresse aussi à l’administration du royaume (les finances, les impôts, le commerce et même les opinions religieuses) par les contrôleurs généraux des finances, Necker et Calonne. En tant que dame de la cour, la bibliothèque de Madame de Pompadour révèle les mêmes lectures. Elle s’est aussi intéressée à la philosophie (logique, métaphysique, morale), à l’économie (comportant surtout des livres d’éducation), à la politique, au commerce, à la physique, à l’histoire naturelle, à la médecine, aux mathématiques, à l’astronomie, à la mécanique et à l’optique, à la théorie musicale, aux techniques des beaux-arts et à l’art militaire10.

Les ouvrages d’art, outre la présence d’abrégés de vie de peintres et divers traités de peinture, portent sur les us et coutumes de la noblesse, le fameux Traité de la noblesse par de la Roque (1678) et surtout sur la mise en scène de la royauté lors des grands évènements de la famille royale (Le sacre de Louis XV, le 22 octobre 1722 ; Description des fêtes données par la ville de Paris à l’occasion du mariage de Madame Infante en 1739 ; Fêtes publiques faites par la ville de Paris, à l’occasion du premier mariage de Monseigneur le Dauphin en 1745). Ils présentent aussi des plans, vues, coupes des différentes galeries, palais et châteaux des lieux de la monarchie comme Versailles, le Louvre, le palais du Luxembourg et même du duché de Lorraine, siège du grand-père maternel d’Adélaïde, Stanislas Lezszcynski.

Les livres étrangers et en langue étrangères sont au nombre de 906 (latin, anglais, italien, espagnol, allemand, néerlandais et hébreux). Madame Adélaïde et ses sœurs ont fait une étude toujours plus poussée des langues avec l’académicien Hardion, conservateur adjoint de la bibliothèque particulière du roi Louis XV. Il travaille une heure par jour avec chacune de Mesdames, leur enseignant la philosophie, l’histoire, le grec ancien et surtout des langues vivantes notamment l’anglais et l’italien car il était polyglotte. La langue et la littérature anglaises sont d’ailleurs les plus représentées. L’influence de la littérature anglaise est sensible à travers la traduction d’ouvrages introduits en France à partir des années 1740. On y compte les œuvres à la mode, tels Shakespeare (Apologie de Shakespeare en réponse à la critique de Monsieur de Voltaire, traduit de l’anglois de Madame de Montagu [1777]), Milton (Le Paradis perdu [1770]), Swift (Travels in to several of the world by Lemuel Guilliver [1757]), Defoe (The life and most surprising adventures of Robinson Crusoë of Yorks mariner), Richardson (Pamela or virtute rewarded [1742] ; Clarisse [1768]). Ce dernier a été parodié par Henry Fielding, aussi présent et qui a écrit Amelia (1775) et L’Histoire de Tom Jones, l’enfant trouvé (1773). On y trouve aussi les œuvres de John Gay dont l’Opéra des Gueux, qui l’a rendu célèbre : l’ouvrage référence à la corruption des hommes politiques anglais au pouvoir et a fait scandale en son temps avant d’être censuré. Voilà qui suggère encore une fois un certain attrait pour les intrigues de cour et les affaires politiques, au-delà du royaume de France. Les livres italiens sont les plus nombreux (au nombre de 364) dans le catalogue des langues étrangères ; de fait, elle s’est beaucoup occupée à apprendre cette langue. Ce n’est pas sans rappeler, à nouveau, l’élève du maître Hardion et surtout de Goldoni. Ce dernier est fort attaché à Adélaïde (et à Mesdames) en tant que professeur d’italien attitré. Il dit à leur propos : « Elles lisaient les poètes et les prosateurs italiens, je bégayais une mauvaise traduction en français, elles la répétaient avec grâce et élégance et le maître apprenait plus qu’il n’enseignait »11. Il apparait dans le catalogue (Delle comedie di Carlo Goldoni [1761]). La soif d’apprendre d’Adélaïde l’a amenée à acquérir des ouvrages de base sur la langue espagnole, au travers de dictionnaires, ouvrages de grammaire, vocabulaire et sur l’histoire de la colonisation des Amériques (Historia della conquista de México de A. de Solis [1741]). Adélaïde possède encore un livre en néerlandais qui est une curieuse description des crustacés. Enfin les ouvrages en latin sont au nombre de 129 : en cela, sa bibliothèque est une manifestation visible de son éducation princière et de son rang. À titre de comparaison, celle de la Marquise de Pompadour, qui ne lit que des traductions, se caractérise par l’absence des langues anciennes. Dans cette bibliothèque de dame aux lumières bien tempérées, règne essentiellement cette curiosité universelle plus pratique que spéculative12.

Mesdames de France sont connues pour être dévotes et ont été élevées en tant que Filles de France, dans le strict respect de la religion chrétienne. Elles assistent aux offices, aux sermons, suivent scrupuleusement les exercices du Carême et ont le même confesseur que leur mère, qui est excessivement pieuse. Sans manquer à leurs devoirs d’étiquette aux heures prescrites et sans négliger le reste de leurs études, Mesdames lisaient de nombreux ouvrages portant sur l’histoire ecclésiastique avec une Histoire ecclésiastique en 20 volumes due à Claude Fleury, ancien professeur de Louis XV, des vies de saints (La Vie de St Bernard, premier de Clairveaux, par Villefore [1723]) et bien entendu, une Sainte Bible en latin et en français, par Dom Calmet (1730 et 1748). Il faut souligner la curiosité de la princesse avec un intérêt marqué par la présence d’ouvrages sur les diverses branches du christianisme (Histoire des variations des Églises protestantes de Bossuet [1747], Histoire des Anabaptistes de Catrou [1706], Histoire du nestorianisme de Douin [1698]), les Cathares (Histoire des croisades contre les Albigeois par Langlois [1705]), les acteurs des croisades (Histoire des chevaliers hospitaliers de St Jean de Jérusalem appelés depuis chevaliers de Maltbe par l’abbé de Varlet [1726 et 1753]), et le peuple juif (Histoire du peuple de Dieu depuis son origine jusqu’à la naissance du Messie par Berryer [1713 et 1755], Histoire des Juifs écrite par Flavius Joseph, traduite par Dandilly [1744], Les Mœurs des Israëlites par Fleury [1682], lequel a aussi écrit Les Mœurs des chrétiens [1712] et Histoire de l’Église du Japon [1689 et 1715]). L’intérêt pour la religion se retrouve aussi dans les ouvrages de Droit car nombreux ont trait à la religion, comme ceux de Malebranche (Histoire du droit canonique [1698], Traité de la vérité de la religion chrétienne, Traité de la morale [1707]). Madame Adélaïde marque un grand attachement pour la littérature antique et les auteurs anciens : Tite-Live, Quinte-Curce, Tacite, Virgile et les commentaires de César, que l’on retrouve surtout en latin, témoins de sa royale éducation classique, à quoi s’ajoutent Thucydide ou Plutarque. Homère est lui aussi très bien représenté : la princesse possède l’Iliade et l’Odyssée (1716 et 1784) en français, Iliade d’Oomero, tradotte dall’ original Greco in versi sciotti da Anton Maria Salvini mais aussi The Iliad of Homer et The Odyssey of Homer, dans la traduction de Pope (1771-1772). Madame Adélaïde affectionne tout particulièrement les œuvres de Cicéron : elle en possède plus d’une trentaine d’exemplaires.

L’histoire antique, qu’elle soit grecque et romaine, révèle aussi l’intérêt de la princesse pour les empereurs romains (Histoire des empereurs romains depuis Auguste jusqu’à Constantin de Crevier [1749]) ou bien l’histoire de Rome (Histoire romaine depuis la fondation de Rome, traduite de l’anglois de Laurent Echard [1744] et les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence par Montesquieu [1748]).

Pour chaque catégorie de sa bibliothèque, Madame Adélaïde possède plusieurs dictionnaires et autres ouvrages théoriques comme des glossaires, lexiques et méthodes. L’époque, habitée par l’idée de faire du nouveau, donne naissance aux méthodes (Atlas méthodique et élémentaire de géographie et d’histoire par M. Buy de Mornax [1761], Traité de musique théorique et pratique par Rameau [1737]). L’objectif est d’obtenir des sciences actives, en donnant la possibilité d’être « maître et possesseur de la nature ». Le catalogue comprend une cinquantaine de volumes des dictionnaires de La Martinière, Moréri ou Trévoux (Dictionnaire de littérature françoise [1740], Dictionnaire françois et latin vulgairement appelé dictionnaire de Trévoux [1771]). Avec celui de Furetière, ces ouvrages annoncent les grandes encyclopédies du XVIIIe siècle dont la fameuse Encyclopédie. Beaucoup de dictionnaires et autres ouvrages portent sur la grammaire et l’orthographe françaises (Principes de la grammaire françoise par M. Restaut [1750] ou anglaises (The complete vocabulary in English and in French and English [1770] ; Les Particularités des langues française et anglaise de Lewis Chambaud [1770, 1772 et 1779]), italiennes (Dictionnaire italien, latin et François par l’abbé Antonini [1740]), espagnoles (Nouvelle grammaire espagnole, par le St Ferrus [1704]) ; on compte enfin deux livres de grammaire allemande, trois livres de grammaire, dictionnaire et méthode pour apprendre l’hébreux et le chaldéen.

Le catalogue fait aussi état de la présence importante des femmes dans les œuvres comme les impératrices (Les Impératrices romaines ou histoire de la vie et des intrigues secrettes des femmes de douze Césars [1758]) mais aussi des reines de France (Histoire de Marie de Médicis et de Louis Treize, attribuée au cardinal de Richelieu [1731], Mémoires de Marguerite de Valois, Reine de France et de Navarre [1715]). On retrouve aussi Lady Mary Mortley Montagu, qui écrit ses Lettres, publiées en 1778 et en 1779, après sa mort. Plus connues sous le nom de Turkish Letters, cet ouvrage est une source précieuse sur les femmes de l’Empire ottoman au XVIIIe siècle. Elle porte un regard plus éclairé sur l’Orient ou l’orientalisme des Lumières, qui se retrouve aussi dans les Lettres persanes de Montesquieu publié en 1721. En tant que femme, elle peut avoir accès à des lieux interdits aux hommes : harems ou bains par exemple et a eu de véritables contacts avec les femmes ottomanes. Elle y décrit diverses scènes quotidiennes et donne une image plus réelle du rôle des femmes en Orient, tentant de les défendre contre les préjugés occidentaux. Madeleine-Angélique de Gomez connue sous le nom de Madame de Gomez est un autre auteur prolifique du XVIIIe siècle, connue pour Ses journées amusantes, Anecdotes persanes ou bien La jeune Alcidiane.

Enfin, Madame Adélaïde a toujours accepté la dédicace des auteurs qu’elle acceptait de protéger sur des sujets sérieux, en géographie (Atlas contenant les cartes des empires et des royaumes des quatre parties du monde, formé pour l’usage de Madame Adélaïde) ou en littérature (Poésies Sacrées de l’abbé Pichenot [1787]). Nombre d’ouvrages ont aussi été dédiés aux membres de sa famille, comme à sa sœur Carmélite depuis 1770, Madame Louise, devenue bienheureuse sœur Thérèse de Saint-Augustin (Panégyrique de Ste Thérèse par M. l’abbé du Serre Figon [1785]).

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Le catalogue de la bibliothèque de Madame Adélaïde reflète sa personnalité, son tempérament et des tendances de l’époque. Elle comporte les classiques indispensables à toute bibliothèque digne de l’époque et surtout des dames de son rang. Elle se veut originale car ouverte aux idées des Lumières, pourtant souvent à l’encontre des idées monarchiques héritées de Louis XIV. La difficulté est certes d’y repérer les choix propres de Madame Adélaïde, mais force est de constater sa grande curiosité et son ouverture d’esprit. Des pièces de théâtre jusqu’à des ouvrages de géographie, en passant par des livres d’apprentissage de langues étrangères, Adélaïde, loin de l’image de vieille fille revêche et peu cultivée présentée par les pamphlets révolutionnaires, a pris soin d’agrémenter sa bibliothèque avec des livres éclectiques, tout en s’assurant d’assouvir son intérêt pour la culture.

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1 Dominique VARRY, « L’Histoire des bibliothèques en France, État des lieux », Bulletin des bibliothèques de France 2, 2005, p. 16-22.

2 Casimir STRYENSKI, Mesdames de France, Paris, Émile Paul, 1911, p. 187.

3 BnF Arsenal Manuscrits français, 6277, 6278, 5381-5399.

4 Étudiée par Philippe HOURCADE, « Parmi les livres de Madame de Pompadour », Versalia. Revue de la Société des Amis de Versailles 7, 2004, p. 128-141.

5 Madame CAMPAN, Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, suivis de souvenirs et anecdotes sur le règne de Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Londres, Colburn, 1823. Comme passe-temps favori, Madame Campan, lectrice de Mesdames de France depuis juin 1768, lui fait la lecture de ses ouvrages chaque jour.

6 Anelise MESNIER, La Correspondance de Denise de Secondat, Master dactylographié, Université Bordeaux Montaigne, 2011.

7 Claude JOLLY (dir.), Histoire des bibliothèques françaises, volume II : les bibliothèques de l’Ancien Régime, 1530-1789, Paris, Édition Promodis du Cercle de la Librairie, 1988.

8 Simone POIGNANT, Les Filles de Louis XV et l’Aile des Princes, Paris, Arthaud, 1970, p. 200-201.

9 Roger CHARTIER et Henri-Jean MARTIN (dir.), Histoire de l’édition française : le livre triomphant (1660-1830), Paris, Fayard/Le cercle de la librairie, 1990 (t. 1 et 2).

10 Ph. HOURCADE, « Parmi les livres de Madame de Pompadour », art. cit. [n. 5].

11 Carlo GOLDONI, Mémoires de Goldoni, pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, Paris, Vve Duchesne, 1787, 3 volumes.

12 hilippe HOURCADE, « Parmi les livres de Madame de Pompadour », art. cit. [n. 5].