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Plus que dire le deuil, répondre du deuil (Montaigne et La Boétie)

André GALLET

Université de Poitiers, Forell EA3816

Nous remercions J.-L. CHAPIN qui a bien voulu autoriser la publication de la belle photographie qu’il a réalisée de cette page ; un vif merci, aussi, à M. André JAMMES, éminent Doyen des Libraires parisiens, qui aura été l’un des premiers à nous donner une lecture éclairée de notre texte, et le premier à remarquer la plume mal taillée de Montaigne.

Isabelle Gallet, In memoriam

(Elle aimait mes goûts, je partageais les siens.)

« Si on me presse de dire pourquoy je l’aymois je sens que cela ne se peut exprimer. » Tel était le premier état de la célèbre formule de Montaigne. Le philosophe est pressé de dire, mais il ne pense pas, il sent. « […] et si je ne m’essayois par ces parties là, de le resusciter & remettre en vie. Je crois qu’il le sent aucunement, et que ces miens offices le touchent et resjouissent. » [A Monsieur de Mesmes] Et c’est bien de dire qu’il s’agit dans le premier ajout après 1588 sur l’Exemplaire de Bordeaux : « cela ne se peut exprimer qu’en disant », suivi de la rature et d’un nouvel ajout : « qu’en respondant », suivi de : « parce que c’estoit lui ». Ce point a été relevé par M. Alain Legros, et il convient de l’étudier.

Montaigne répond là à la presse intersubjective qui n’est autre sans doute que la sienne par la formule qui fonde après saint Augustin l’intersubjectivité moderne à partir de l’Autre, c’est-à-dire de l’autre perdu. [Comme me l’écrit Georges Kliebenstein : « Il n’y a d’amour déchirant qu’à l’imparfait, il n’y a de paradis terrestre que perdu. »] Au-delà de l’amour, c’est le deuil qui ne se peut exprimer. La Boétie (VI) : « Je quitte les sonnets, je quitte le chanter, qui me deffend le deuil, celuy la me guérisse ». La perte de l’Autre se ressent dans le deuil. « Tu me deffends de sentir mon torment ; et si veulx bien que meure en t’aymant, si je ne sens, comment veulx tu que j’ayme ? » (XV). Il ne s’agit plus alors de dire ; dire, alors, c’est répondre de la perte. Et la réponse vient à nouveau en deux temps : « parce que c’estoit lui, parce que c’estoit moi ».

Devant l’indicible, Montaigne se déclare saisi par « ne sçay quelle force divine (raturé en : inexplicable) et fatale ». C’est bien, au-delà de la logique et de la métaphysique (Le Tour secret de Montaigne), le fatum qui opère ici pour exprimer l’indicible.

Dans cette page qui manifeste en plusieurs points ce que j’ai appelé la perte du propre, c’est-à-dire du nom1, Montaigne, par un dépassement inouï, répond de la perte de l’ami.

Je pense ici à la belle formule de Jean-Paul Michel : « L’Art n’efface pas la perte. Il en répond. » La Boétie : « Maugré moi, je t’écris, maugré moi, je t’efface. »

L’œuvre de Montaigne aura été cette réponse, inscrite ici sous nos yeux en quatre temps !

NB : J’ai ici modifié, comme Baïf lorsqu’il réécrit six sonnets de La Boétie dans les Amours en 1572, la formule de J.-P. Michel.

Post scriptum : Postérité de Montaigne dans son rapport à La Boétie !

Je reviens sur la belle formule de J.-P. Michel : « L’Art n’efface pas la perte. Il lui répond. » qui a inspiré mon propre texte et que j’ai citée en conséquence. J’ai réécrit cette formule paradoxale qui affirme dans un premier temps l’impossible (il n’est plus possible dans le deuil de répondre) pour aussitôt désavouer la perte. Il arrive à l’enfant de répondre à l’Autre qui lui inflige une perte (le Maître, le père), mais le sujet (c’est de la subjectivité moderne qu’il est question, je l’écrivais), fût-il poète, est absolument privé dans la perte de l’Autre de cette possibilité ; il est seulement renvoyé à lui-même sans échappatoire.

J’ai pu penser un instant qu’il y avait dans la formule du poète, ce que Freud nomme Verleugnung (« Je sais bien… mais quand même… »). Mon ami Kliebenstein me dit que les deux formulations peuvent être soutenues. « Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père ».

En rétablissant la première sous la forme : « L’Art n’efface pas la perte. Il en répond », j’ai conscience d’un renvoi à la culpabilité qui est certes inévitable dans le deuil (dût-on objecter qu’on n’y est pour rien) ; il n’y a aucune trace de culpabilité dans la formule de Montaigne ici, ni dans les préfaces à La Mesnagerie en 1570.

Aussi ai-je pu écrire à mon ami poète que je le pensais plus montaignien que moi. Il m’aura ainsi permis de lire Montaigne. L’œuvre du philosophe, est sa réponse à la perte, je l’ai écrit en lisant Jean-Paul, mais Michel, dans son « douloureux pensement », n’en peut mais.

Depuis deux siècles les commentateurs auront tout dit de la parfaite réciprocité de cœur des deux amis sans analyser, sinon pour le dire, le retard que Montaigne apporte à l’instaurer dans cette « hésitation » que souligne si justement M. A. Jammes, certains allant jusqu’à déceler dans sa formule une parfaite symétrie que j’avais mise en doute en 1995 dans Le Tour secret de Montaigne en évoquant pour ma part deux mouvements antagonistes dans le rapport des deux amis : « disparité et réciprocité »2.

Dans le dernier état de la formule, la réciprocité est pleinement affirmée. Mais, de la disparité dont atteste pourtant encore le point final dans la formule après : « parce que c’estoit luy. », il n’est absolument plus question. C’est l’Autre qui perd ici sa majuscule : « Maugré moi je t’escris, maugré moi je t’efface. » Mot.

J’avais écrit dans Le Tour secret :

La Boétie est pour Montaigne le témoin. Sa mort laisse vide la place d’un pair, ou plutôt […] d’un père. C’est à Pierre Eyquem que Montaigne adresse la lettre qui constitue, au sens fort de ce terme, la chance de l’œuvre. On peut lire dans cette lettre sur la mort de La Boétie : « Lors, entre autres choses, il se print à me prier & reprier avec une extreme affection, de luy donner une place : de sorte que j’eus peur que son jugement fust esbranlé. Mesme que luy ayant bien doucement remonstré, qu’il se lassoit emporter au mal, & que ces mots n’estoient pas d’homme bien rassis, il ne se rendit point au premier coup, & redoubla encore plus fort : “Mon frère, mon frère, me refusez vous doncques une place ?” ».

Cette formule n’avait pas de sens pour Montaigne – n’avait pas de sens, et pour cause : fors-senée. Hors du sens, c’est-à-dire en avance sur le sens. Un instant désorienté, Montaigne se demande si La Boétie n’est pas en train de perdre le Nord. Mais c’est bien lui qui devait venir à répondre de cette question de la place de l’Autre, dans l’écriture interminable des Essais.

J’avais aussi noté en 1999 dans mon La Boétie « l’embarras » de Montaigne que j’attribuais à l’époque aux publications du Discours par les Huguenots, sans qu’on n’y ait vu que du feu. Ce qui devait suivre prouve encore cet embarras.

J’avais pu dire à Monsieur A. Legros le 7 décembre 2017 à la Bibliothèque de Bordeaux que si je reconnaissais pleinement avec lui que Montaigne n’aurait pas écrit les Essais sans La Boétie, je ne partageais pas avec lui sa lecture pour qualifier le rapport de Montaigne et de La Boétie, lecture qui annule trop simplement ce qu’écrit Montaigne et répond à une symétrie imaginaire que j’avais moi-même évoquée puis écartée en 1996, bien qu’elle puisse être soutenue, je l’avoue, alors que c’est à mon avis une disparité (une antériorité initiale) qui est en jeu, disparité que Montaigne efface encore au soir de sa vie dans les « repentirs » de l’écriture de sa formule et dans la biffure des Sonnets dans l’Exemplaire de Bordeaux !

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1 Voir notre article intitulé « La monographie botanique » dans la Revue française d’histoire du livre 139, 2018, p. 303-314.

2 André GALLET, Le Tour secret de Montaigne, Paris, William Blake & Co, 1995.

3 Paul BONNEFON (éd.), Œuvres complètes d’Estienne de La Boétie, Bordeaux, Gounouilhou, 1892 ; réimpr. Bordeaux, William Blake & Co, 1991.

Bibliographie

A. LEGROS, « Nous deux, mais c’était lui ou moi » Genesis 29, 2008. Je remercie cet éminent spécialiste de Montaigne manuscrit de m’avoir permis de reprendre cette question.

Madame A.-M. COCULA-VAILLIÈRES a remarquablement souligné dans son beau livre : La Boétie et le destin du Discours de la servitude volontaire, Garnier 2018, l’ascendant de La Boétie sur Montaigne, qui provient selon elle, de leurs situations respectives au Parlement. P. BONNEFON, lui, évoquait la disparité que je mets en lumière en écrivant que La Boétie avait été pour Montaigne « le censeur des mœurs »3.