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Le Livre noir d’Ilya Ehrenbourg et de Vassili Grossman en Russie et en Occident : au cœur des enjeux liés à la mémoire de la Shoah

Olga KONKKA

Université Bordeaux Montaigne

o.konkka@gmail.com

Avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah.

Le Livre noir : sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945 est un recueil de documents et de témoignages sur le sort que les nazis réservaient aux juifs dans les territoires occupés de l’URSS. Il a été préparé par un collectif d’auteurs, mais les noms qui apparaissent sur la couverture de la majorité de ses éditions sont ceux des directeurs de ce collectif, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman.

Ce livre au destin singulier est devenu un pion dans le jeu politique complexe entre l’URSS et ses alliés de la Seconde Guerre mondiale. Il constitue également un enjeu majeur dans des relations, tout aussi complexes, entre le système stalinien et la minorité juive de l’URSS. Enfin, il est au cœur des problématiques liées à la mémoire de la Shoah en URSS et en Russie. Ces trois aspects sont à l’origine des difficultés que le livre a rencontrées lors de sa parution et de sa diffusion. Ils vont guider notre synthèse de l’histoire du Livre noir – ou, faudrait-il dire, des Livres noirs. En effet, le fait de parler de ce livre au singulier ne doit pas effacer ce qui distingue ses multiples versions, parues dans plusieurs pays et à diverses époques. La présente analyse vise moins à retracer l’histoire du Livre noir – elle a déjà été racontée en détail, notamment dans les préfaces d’Ilya Altman aux différentes éditions du livre1 – que de montrer à quel point son destin est révélateur de la mémoire de la Shoah en URSS et dans la Russie contemporaine.

1. Le comité antifasciste juif et le Livre noir comme instruments du régime stalinien

Il est impossible de parler du Livre noir sans évoquer le Comité antifasciste juif (CAJ) qui, à son tour, renvoie à la problématique des rapports entre le stalinisme et les juifs de l’URSS. La révolution de 1917 a accordé l’égalité des droits à cette communauté qui, dans la Russie impériale, était opprimée, confinée dans la zone de résidence et meurtrie par des pogroms. Le nouveau régime instauré par Vladimir Lénine, qui affichait sa volonté de combattre toute manifestation d’antisémitisme, a offert aux juifs des opportunités d’éducation et de carrière dont ils ne pouvaient guère bénéficier auparavant. Cependant, l’arrivée de Joseph Staline au sommet du pouvoir, à la fin des années 1920, a entraîné un retour progressif de l’antisémitisme d’État2.

Ce constat soulève une question très importante : Staline était-il antisémite, et si oui, peut-on comparer l’antisémitisme de l’URSS stalinienne à celui de l’Allemagne nazie ? Dans une étude très documentée et détaillée – plus de 800 pages – dédiée à ce problème, l’historien russe Guennadi Kostyrchenko arrive à la conclusion qu’en aucun cas Staline n’avait l’intention d’accomplir un génocide des juifs comparable à celui qui a été mis en place par Hitler. Certes, l’antisémitisme personnel du dictateur, qui s’est transformé en une véritable « judéophobie » à la fin de sa vie, explique en partie les procès et les mesures administratives dirigées contre les juifs. Cependant, sa politique répressive à l’égard de cette minorité singulière – car non-rattachée à un territoire3, et surreprésentée dans de nombreuses institutions et administrations – avait un fondement très différent de la théorie raciale hitlérienne. Elle était principalement liée à une méfiance extrême et paranoïaque à l’égard de toute force, réelle ou imaginaire, susceptible d’affaiblir sa dictature. De plus, l’antisémitisme en URSS n’aurait jamais pu être officialisé par l’État, car il aurait contredit le projet politique à l’origine même de cet État. L’antisémitisme soviétique, latent et implicite, « se tait, se camoufle et se déguise »4. Enfin, l’analyse détaillée des répressions et des persécutions systématiques dirigées contre les juifs soviétiques depuis la fin des années 1940 montre que ces dernières ont toujours été partielles et sélectives. Même en pleine campagne contre le « cosmopolitisme sans racine », il s’agissait de réduire le pourcentage des juifs employés dans les différentes administrations et institutions, et non pas de ramener ce pourcentage à zéro. Rappelons qu’en 1950, le Soviet suprême comptait huit députés juifs, parmi lesquels Lazare Kaganovitch, membre du bureau politique5. L’antisémitisme de l’URSS stalinienne n’était pas dépourvu d’un certain pragmatisme : la campagne anti-cosmopolite n’a pas touché l’institut dirigé par Igor Kourtchatov, qui travaillait au projet atomique soviétique. C’est ce pragmatisme qui a permis l’institution, en avril 1942, du Comité antifasciste juif, dont l’histoire est étroitement liée à celle du Livre noir.

Le comité a été instauré sous la houlette du Sovinformburo, agence de presse créée le 24 juin 1941, deux jours après l’attaque de la Wehrmacht contre l’URSS. La principale mission du CAJ consistait à informer l’opinion publique occidentale des souffrances et de la résistance des juifs soviétiques pendant la guerre. En dehors des objectifs purement politiques, cette activité de propagande visait à recueillir des fonds pour financer l’effort de guerre soviétique. Le Comité a été présidé par Solomon Mikhoels, metteur en scène et directeur, depuis 1929, du théâtre juif d’État (GOSET), reconnu comme la principale référence culturelle des juifs d’URSS6. Cette organisation, qui a rassemblé l’élite culturelle et scientifique juive, éditait un journal en yiddish, Eynikeyt (Unité), à destination de la communauté juive internationale. En 1943, Mikhoels et un autre membre illustre du comité, le poète Itzik Fefer, ont entrepris une longue tournée à travers les États-Unis, le Mexique, le Canada et l’Angleterre, lors de laquelle ils ont rencontré les communautés et les associations juives, ainsi que des personnalités telles qu’Albert Einstein, Thomas Mann, Lion Feuchtwanger, Charlie Chaplin, Jean Renoir et bien d’autres.

Le Livre noir représente le fruit le plus pérenne de l’activité du Comité antifasciste juif. Dès l’été 1943, le Comité a commencé à recueillir les témoignages des victimes et des témoins du génocide des juifs perpétré par les nazis dans les territoires occupés de l’URSS. Les informations ainsi recueillies ont été réunies dans 27 volumes qui comptaient, au total, 6211 feuillets. Elles contenaient de nombreux textes écrits par des victimes, des témoins et des responsables de l’extermination des juifs : journaux intimes, lettres, récits, dépositions, entretiens7. Une partie considérable de ces informations avait été collectée par le journaliste et écrivain d’origine juive Ilya Ehrenbourg. Envoyé souvent au front, en tant que correspondant de guerre, il avait la possibilité d’entrer en contact avec les populations locales. De plus, sa popularité lui assurait un flux constant de lettres, de missives et de documents témoignant du sort que les nazis réservaient aux juifs. Chargé par le CAJ de diriger l’ouvrage, Ehrenbourg a constitué une commission littéraire qui a entrepris le travail d’adaptation littéraire des données collectées. Un autre écrivain d’origine juive, Vassili Grossman, est devenu le directeur-adjoint de la commission. Le comité de rédaction de l’ouvrage, quant à lui, a réuni les dirigeants du CAJ, notamment Mikhoels et Fefer. Il faut préciser que le travail de la commission littéraire était loin d’être exclusivement « littéraire ». À plusieurs reprises, on a reproché aux auteurs de « s’étendre de façon excessive sur les actes ignobles perpétrés par les traîtres ukrainiens, lituaniens, et autres »8. Par conséquent, au cours de la rédaction, de nombreux faits attestant l’implication des populations locales dans l’extermination des juifs ont été progressivement éliminés9.

Quelques extraits du futur Livre noir furent publiés en 1944 dans les numéros 1 et 2 de la revue Znamia, sous le titre « Assassins du peuple » [Narodoubijcy]10. Dès 1943, en se référant au futur ouvrage, Ehrenbourg employait le titre « Livre noir »11. Cette année-là, l’ouvrage Black Book of Polish Jewry : An Account of the Martyrdom of Polish Jewry Under the Nazi Occupation, paraissait à New York.

Dès la fin de la guerre, les relations entre le Comité antifasciste juif et les cercles du pouvoir soviétiques se sont dégradées. Sur fond de l’expansion de l’antisémitisme, non seulement chez la population, mais au sein même de l’Armée Rouge et du parti communiste, les dirigeants du Comité ont voulu s’orienter vers la lutte contre ce phénomène, toujours nié par le pouvoir. C’est de cette époque que datent les premières accusations contre le CAJ, soupçonné de mener une propagande du « nationalisme bourgeois juif ». Cependant, l’existence du Comité, jouissant d’une grande renommée à l’étranger, fut tolérée pendant quelques années encore, d’autant que l’URSS avait initialement appuyé le projet de la création de l’État d’Israël. Mais l’apparition sur la carte de la « patrie du peuple juif » provoqua chez les juifs soviétiques une solidarité à laquelle les services de sécurité ne s’attendaient pas.

2. Le Livre noir entre l’URSS et l’Occident

L’instrumentalisation du CAJ et du Livre noir doit être abordée dans le contexte général des relations entre l’URSS et ses alliés de la Seconde Guerre mondiale. En effet, l’activité du Comité visait exclusivement l’opinion publique étrangère, alors que la propagande destinée aux Soviétiques passait sous silence les souffrances et l’héroïsme du peuple juif12. Ainsi, en toute logique, selon le projet initial, le Livre noir devait paraître en anglais, puis dans d’autres langues, et s’adresser exclusivement au public étranger. Par ailleurs, l’idée même de publier un recueil de témoignages sur l’extermination des juifs venait de l’Occident. Elle a été avancée, dès 1942, par le physicien Albert Einstein, le journaliste Ben-Zion Goldberg et l’écrivain Sholem Asch. Le CAJ, puis les responsables du Département pour l’agitation et la propagande (Agitprop) ont approuvé ce projet, appelé à devenir un outil de propagande antinazie dans le monde. Ainsi, selon la conception initiale, le livre devait être le fruit d’une coopération internationale et raconter les souffrances des juifs dans toute l’Europe. En octobre 1944, le CAJ adressait 552 pages de documents au Comité, fondé cette même année aux États-Unis, en vue de la publication du Livre noir13.

Le projet de publier l’ouvrage en russe est né grâce à Ilya Ehrenbourg. En désaccord avec le projet initial du CAJ, il insistait sur la nécessité de se concentrer sur l’extermination des juifs au sein du territoire de l’URSS, et de la faire connaître au lecteur soviétique. Ayant convaincu les dirigeants du Comité, il soumit, en août 1944, une demande de publication de l’ouvrage en russe. Peu enclin à approuver cette idée, le directeur-adjoint de l’Agitprop, Alexandre Chtcherbakov, répondit par une formule vague : « faites le livre, et s’il est bon, il sera publié »14. Cependant, Ehrenbourg était défavorable à la publication parallèle d’une version différente du Livre noir en Occident. Ayant appris que, sans son accord, le Comité avait envoyé en Occident les éléments du futur ouvrage, l’écrivain protesta, en affirmant « qu’il ne peut pas y avoir deux Livres noirs, l’un – pour le marché intérieur, l’autre – pour l’exportation »15. Ce conflit conduisit finalement à la démission d’Ehrenbourg, qui fut remplacé par Grossman. Selon Guennadi Kostyrchenko, le projet des deux livres aurait été maintenu artificiellement afin de provoquer la démission d’Ehrenbourg, car dès juillet 1945, il était question d’un seul et unique ouvrage. Achevé très rapidement, il fut remis au procureur soviétique afin de constituer une pièce d’accusation lors du procès de Nuremberg16.

Début 1946, les manuscrits furent envoyés dans des organisations juives de plusieurs pays, notamment des États-Unis, du Royaume-Uni, de France, d’Italie, d’Australie, de Palestine et de Roumanie – où une partie du livre fut publiée très rapidement17. Au printemps de la même année, The Black Book : The Nazi Crime against the Jewish People, livre de 560 pages, fut publié à New York par The Jewish Black Book Committee. Il s’agit d’un ouvrage sur l’extermination des juifs en Europe qui contient, entre autres, des extraits du texte préparé par la commission littéraire soviétique. Il est à noter que c’est sur l’insistance de la partie soviétique que la préface d’Albert Einstein, soutenant la mise en place d’une politique internationale de protection des minorités, n’apparaît pas dans ce livre.

L’analyse de l’ouvrage, publiée cette même année par Hannah Arendt, ainsi que d’autres comptes rendus18 témoignent d’une réception attentive du livre par les milieux intellectuels américains. Cependant, à cette époque-là, il n’a pas révolutionné le regard que l’Occident portait sur l’extermination des juifs. Dans les deux décennies qui ont suivi la guerre, celle-ci était perçue simplement comme l’une des nombreuses dimensions d’une guerre terrible, que l’on cherchait à oublier au plus vite19. On ne peut que souligner le caractère précoce de cet ouvrage fondé, entre autres, sur les témoignages des rescapés, auxquels les pays occidentaux ne s’intéresseront que bien plus tard, vers les années 196020, quand s’ouvrira ce que l’on appelle « l’ère du témoin ».

Le Livre Noir a connu d’autres éditions, notamment en Israël, où il fut publié avec le soutien de Yad Vashem en plusieurs langues : en anglais (1970), en russe (1980), en yiddish (1981) et en hébreu (1994)21. La version parue en 1980 aux éditions Tarbout représente une compilation du manuscrit confié aux archives de Yad Vashem en 1965, des textes issus du travail de la commission littéraire publiés dans la presse soviétique, de quelques éléments supplémentaires traduits à partir de l’édition roumaine du livre, et, enfin, des extraits de l’œuvre de Grossman, L’Enfer de Treblinka22. Cependant, cette édition était incomplète, non seulement parce qu’elle contournait soigneusement la question des collaborateurs, mais aussi parce qu’elle omettait quelques passages illisibles du manuscrit et une partie du chapitre « Lettonie » qui avait été perdue.

3. Le Livre noir, victime de l’antisémitisme d’État et de la lecture soviétique de la Shoah

En revanche, en URSS, le Livre noir est resté, pendant des décennies, prisonnier de la vision officielle de la Grande guerre patriotique, qui ne favorisait guère la diffusion de la mémoire du génocide des juifs par les nazis. Cette vision officielle a débouché sur un ensemble de pratiques, plutôt que sur une politique officielle du parti23, qui eurent pour objectif de ne pas dissocier les juifs des autres victimes de la guerre. Les origines de ces pratiques sont multiples : le récit officiel de guerre, avec sa grille de lecture marxiste-léniniste ; l’antisémitisme ambiant ; les campagnes antijuives envisagées par Staline ; l’épineuse question des collaborateurs ; le nombre, objectivement élevé, des victimes autres que juives ; la crainte de favoriser l’éveil de la conscience nationale chez les juifs d’URSS, etc.

Le refus d’identifier les juifs comme des victimes à part de l’occupation nazie se traduisit notamment par la coutume de les désigner comme « citoyens » ou « civils ». Cette invention, qui « privait [les juifs] de leur identité »24, est attribuée au commissaire des affaires étrangères, Viatcheslav Molotov. Après une note du 6 janvier 1942 condamnant les meurtres des juifs en Ukraine, dans la note suivante, du 28 avril 1942, il remplaça la mention des juifs par celle des « populations civiles »25. En février 1944, dans un communiqué sur les atrocités nazies, le chef d’Agitprop Gueorgui Alexandrov remplaça le mot « juifs » par « citoyens soviétiques pacifiques » [mirnyje sovetskije graždane], qui allait devenir l’expression officielle rituellement employée26. La référence aux « citoyens » apparaît en particulier sur le premier monument érigé, en 1976, à Baby Iar, l’important lieu d’extermination des juifs à Kiev, ainsi que sur d’autres monuments édifiés sur des tombes communes. Nous la retrouvons, encore aujourd’hui, sur de nombreux lieux d’extermination.

Les rédacteurs du Livre Noir n’ont pas échappé à ce malaise face à l’origine ethnique des victimes. Après avoir lu le manuscrit, Grossman a exprimé son inquiétude face à la présence trop fréquente – 6 000 fois – du mot « juif » dans le texte, qui risquait d’« irriter le lecteur ». Ilya Ehrenbourg, quant à lui, insistait sur l’indication de l’appartenance ethnique des victimes27.

Cependant, tout laissait penser que la version russe du Livre noir allait bel et bien paraître, en 1946, aux éditions en charge de la publication du journal yiddish Der Emes. Approuvé par la censure, le projet fut mis en attente par Agitprop qui, suite au changement de statut du CAJ, réclama l’approbation directe de Jdanov pour que la publication puisse se poursuivre. Mikhoels, Fefer, Grossman et Ehrenbourg adressèrent à ce membre du comité central, responsable de la propagande, la demande d’autoriser la publication du Livre Noir28. Jdanov confia le nouvel examen de l’ouvrage à Alexandrov. Le rapport, rédigé par ce dernier le 3 février 1947, explique, en citant quelques extraits, que le livre crée « une fausse image du nazisme ». Il laisse penser que « les Allemands pillaient et exterminaient uniquement les juifs » et que « l’extermination des juifs » constituait l’objectif de l’invasion de l’URSS. Alexandrov conclut : « le département de la propagande considère que la publication du Livre Noir en URSS est inopportune [sčitaet necelesoobraznym] »29. Dominique Colas résume très bien l’essence de cette attitude à l’égard du livre : « en faisant apparaître la spécificité du génocide commis par les nazis, il aurait masqué, aux yeux des dirigeants communistes, les souffrances des Soviétiques, spécialement Russes, et aurait donné trop de reliefs à celles des Juifs »30. Malgré ce verdict, le CAJ demanda à l’imprimerie de l’École supérieure du Parti d’imprimer le livre, remanié, une fois de plus, pour se conformer aux directives d’Alexandrov31. Les travaux furent suspendus le 20 août 1947, sur l’ordre de Glavlit, département chargé de la censure des publications. Le 18 septembre 1947, Mikhoels adressa à Jdanov une nouvelle lettre, insistant sur l’importance de la publication du livre32. Cependant, ce courrier resta sans réponse. La décision du Comité central du PCUS, qui règlera à tout jamais le sort du livre en URSS, a été prise le 7 octobre 194733. Elle stipulait que, puisque le livre contient « des graves erreurs politiques », il « ne pourra pas être publié »34. Les feuilles déjà imprimées, ainsi que les plombs, furent déposés dans un entrepôt35.

En 1948, après la fermeture du journal Eynikeyt, commencèrent les arrestations des membres dirigeants du Comité accusé de « propagande sioniste »36. Torturés dans les prisons du MGB, certains signèrent des accusations absurdes et aberrantes contre leurs pairs. Solomon Mikhoels fut éliminé suite à une opération secrète, menée par le MGB, qui visait à présenter sa mort comme un accident. Un mois après la mort du président du CAJ, son successeur, Itzik Fefer, entreprit une dernière tentative pour « sauver » le Livre noir. Cependant, sa demande de terminer l’impression de 150-200 exemplaires, à usage restreint et strictement encadré, demeura elle aussi sans réponse37. Afin de couper court aux autres demandes de publication, les plombs du Livre noir furent détruits38. Le procès contre le CAJ s’acheva en 1952, et le Livre noir constitua l’une des pièces de l’accusation, en tant que preuve des liens entre les dirigeants du comité et les « nationalistes juifs des États-Unis »39. À la suite de ce procès, monté de toutes pièces, treize membres du comité furent condamnés à la peine capitale.

Il a fallu attendre la Pérestroïka pour que ce texte interdit et oublié ressurgisse. En septembre 1989, le journal kiévien Vecherniï Kiev a publié un long article sous un titre très éloquent : « Le Livre noir existe réellement »40. C’est également en Ukraine que parut la première édition, réduite, du Livre Noir destiné au lecteur soviétique. Il fut imprimé avec un tirage total de 100 000 exemplaires, en 1991, à Kiev, aux éditions Oberig, puis, la même année, à Zaporojié, aux éditions Interbuk. Ces publications étaient établies sur le texte édité en Israël en 1980. Une autre version en langue russe, plus complète et sans coupures, parut en 1993 à Vilnius, aux éditions IAD. Elle reproduisait les épreuves conservées clandestinement par une amie de Grossman, Ekaterina Zabolotskaïa, puis par Nikolaï Kavérine, qui les avait transmises à Irina Ehrenbourg, la fille de l’écrivain. Ce texte a servi de base à une nouvelle édition en anglais, plus complète, parue en 2003 aux États-Unis, aux éditions Taylor & Francis, de même qu’à la première version française du livre, publiée en 1995 aux éditions Solin et Actes Sud.

Cependant, il fallut attendre 2015 pour que le Livre noir soit enfin publié en Russie, aux édition AST Corpus, grâce à un financement participatif, une collecte de fonds ayant été lancée sur le site Planeta.ru. Il s’agit de l’édition la plus complète du livre, qui inclut de nombreux passages des documents originaux conservés dans des archives du MGB, transmis ensuite aux fonds secrets des Archives centrales d’État41, ainsi que des passages présents dans l’édition israélienne et absents dans les épreuves conservées clandestinement. Les textes sont également assortis de nombreuses notes de bas de page apportant des précisions, rectifications et informations complémentaires. De plus, cette publication est accompagnée d’un second volume, le Livre noir inconnu, dirigé par Ilya Altman. Il s’agit d’une réédition du texte qui avait été publié, en 1993, en Israël par Yad Vashem, avec le soutien des Archives d’État de la Fédération de Russie. Ce volume contient les documents que la commission littéraire avait rejeté, pour diverses raisons. On y trouve, sans surprise, de nombreux témoignages sur les dénonciations des juifs par leurs voisins, collègues, membres de la famille, etc. Certains documents avaient été également écartés parce que la commission littéraire les avait trouvés « peu intéressants »42.

Ces parutions, très tardives, soixante-huit ans après la rédaction du texte original et presque un quart de siècle après la chute de l’URSS, aux tirages assez modestes – entre 9 000 exemplaires pour le Livre noir et 2 000 exemplaires pour le Livre noir inconnu – reflètent, à elles seules, l’ambiguïté qui accompagne la mémoire de la Shoah en Russie.

D’un côté, le gouvernement russe n’a jamais manifesté d’opposition, tout au moins formelle, à l’intégration de la mémoire du génocide des juifs par les nazis dans sa politique mémorielle. Bien au contraire, le discours politique et le cadre législatif ont créé des conditions globalement favorables à l’intégration de la mémoire de « l’Holocauste » – le terme le plus fréquemment employé pour désigner la Shoah en Russie – dans l’histoire publique. Si aucune loi spécifique visant à criminaliser la négation du génocide des juifs par les nazis n’a été adoptée à ce jour, le Code pénal de la Fédération de Russie43 prévoit une peine pour la remise en cause des crimes du nazisme en général. De même, il existe une pratique d’interdiction d’ouvrages à caractère négationniste : certains d’entre eux sont inscrits dans la liste d’œuvres considérées comme extrémistes. On peut également évoquer l’intérêt de Vladimir Poutine pour le Musée juif et le Centre pour la tolérance à Moscou. Il a versé l’équivalent de son salaire mensuel pour financer la création du musée, et l’a visité à plusieurs reprises.

D’un autre côté, on relève la persistance de l’héritage historiographique soviétique, qui se caractérise par le refus de distinguer les juifs parmi les victimes du nazisme. Dans l’omniprésent discours sur la guerre, les références aux exterminations des juifs font figure d’exception. Sur le terrain, les associations et les fondations qui œuvrent en faveur de la commémoration et de l’enseignement de la Shoah rencontrent divers obstacles dans leurs activités44.

Dans la Russie du XXIe siècle, les causes qui expliquent ce faible intérêt pour la mémoire de la Shoah en général, et pour le Livre Noir en particulier, sont, dans une certaine mesure, les mêmes qui ont conduit à l’interdiction du livre en URSS. L’attachement à la trame soviétique du récit de la Seconde Guerre mondiale implique la difficulté d’admettre que certains peuples ont été « davantage victimes » que d’autres, car cela irait à l’encontre du mythe de la « guerre sacrée » menée par les nazis contre le « peuple soviétique ». Ainsi, l’attention particulière accordée aux juifs doit être constamment justifiée45. Il faut également prendre en considération une longue tradition d’antisémitisme qui se perpétue, et la difficulté d’évoquer les soviétiques ayant contribué au génocide des juifs – même si ce phénomène a été beaucoup moins présent sur le territoire de la RSFSR que sur celui de certaines autres républiques soviétiques, comme l’Ukraine ou la Lituanie46. On peut ajouter à cela les deux causes évoquées par Ilya Koukouline, et propres à la Russie actuelle47. La première est la « dissolution » de la Shoah dans d’autres événements tragiques du XXe siècle. En effet, l’extermination des juifs par les nazis est loin d’être la seule page du passé soviétique où de larges populations ont été meurtries et déshumanisées. Il y a eu la terreur de la guerre civile, les grandes famines, la dékoulakisation, les répressions et les camps du Goulag, les déportations des ethnies, etc. Même si la mémoire de ces événements rencontre également des difficultés à intégrer le « roman national », la plupart des Russes sont conscients de ce passé. I. Koukouline évoque, par ailleurs, la tendance à « considérer l’histoire de la Russie comme autosuffisante », et donc coupée du reste du monde. Cette « extériorisation » de la Shoah, présentée comme une page de l’histoire occidentale, et donc étrangère, est bien perceptible à travers les manuels scolaires d’histoire du XXe siècle. L’histoire nationale, quant à elle, est centrée sur la « Grande guerre patriotique », dont le récit canonique peine souvent à mentionner la mise en œuvre de la « solution finale » nazie sur le territoire soviétique occupé. Les extraits du Livre noir pourraient donner davantage de relief à l’évocation, souvent passagère et formelle, de la Shoah dans des livres scolaires d’histoire russe. Mais, pour le moment, la question de la diffusion massive de l’ouvrage dirigé par Ehrenbourg et de Grossman à l’école ne se pose pas.

Ainsi, l’histoire tourmentée du Livre noir est loin d’être terminée. Si, en Occident, il a fini par intégrer le vaste corpus des témoignages sur le génocide perpétré par les nazis, il peine toujours à retrouver son lecteur russe. Il a fallu que des personnalités connues du monde littéraire, académique et médiatique fassent la promotion de l’ouvrage publié en 2015, en expliquant pourquoi ce livre est important48. De même, si le Livre noir est évoqué à plusieurs reprises dans le Musée juif à Moscou, le musée lui-même n’attire pas autant de public que l’exposition, tout aussi récente et high-tech, « Russie mon histoire » [Rossija moja istorija]. Or, celle-ci évoque à peine la dimension antisémite du nazisme allemand et l’extermination des juifs. Le Livre noir témoigne donc, encore aujourd’hui, d’un mur qui existe entre la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Russie et en Occident.

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1 La préface à l’édition russe publiée en 1993 à Vilnius est disponible en français. Voir, par exemple, Il’ja ERENBURG, Vasilij GROSSMAN, et Michel PARFENOV, Le Livre noir : sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945, Paris, Librairie générale française, 2001, vol. 1, p. 19-38.

2 Les deux spécialistes de la question, Jean-Jacques Marie et Guennadi Kostyrchenko, s’accordent sur l’emploi de ce terme. Voir Jean-Jacques MARIE, L’Antisémitisme en Russie, de Catherine II à Poutine, Paris, Tallandier, 2014 ; Gennadij KOSTYRCHENKO, Tajnaja politika Stalina. Vlast’ i antisemitizm [La Politique secrète de Staline. Le pouvoir et l’antisémitisme], Moscou, Mejdounarodnye otnochenia, 2003.

3 Le projet éphémère de la région autonome juive en Extrême-Orient n’est pas pris en considération, car ce territoire a été artificiellement peuplé par les juifs, qui n’y ont jamais constitué une majorité.

4 J.-J. MARIE, op. cit. [n. 2], p. 18.

5 G. KOSTYRCHENKO, op. cit. [n. 2].

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Préface d’Ilya ALTMAN dans I. ERENBURG, V. GROSSMAN et M. PARFENOV, op. cit. [n. 1], p. 26. Voir également p. 29-30.

9 Antonella SALOMONI, compte rendu de M. PARFENOV (dir.), Le Livre noir et de Y. ARAD, T. PAVLOVA, I. ALTMAN, A. WEISS, B. KAPTELOV, Š. KRAKOVSKI, Š. SPEKTOR (dir.), Neizvestnaja černaja kniga. Svideltel’stva ocevidcev o katastrofe sovetskih evreev (1941-1944) [Le Livre noir inconnu. Récits des témoins oculaires de l’extermination des juifs soviétiques (1941-1944)], dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, 52/3, 1997, p. 669-672.

10 Il’ja ERENBURG et Irina ERENBURG, Ljudi, gody, žizn’ : vospominanija v treh tomah, Moscou, Sovetski Pisatel’, 1990, vol. 2/2, p. 440.

11 Préface d’Ilya ALTMAN, dans Il’ja ERENBURG et Vasilij GROSSMAN, Černaja kniga o zlodejskom povsemestnom ubijstve evreev nemecko-fašistskim zachvatčikami vo vremenno okkupirovannyh rajonach Sovetskogo Sojuza i v gitlerovskih lagerjah uničtoženija na territorii Pol'ži vo vremja vojny, 1941-1945 gg [Livre noir : sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945], Moscou, Corpus, 2015, p. 7.

12 Il’ja AL’TMAN, « Memorializacija Holokosta v Rossii : istorija, sovremennost', perspektivy » [Mémorialisation de l’Holocauste en Russie : histoire, actualité, perspectives], Neprikosnovennyj zapas 2-3/40-41, 2005.

13 Préface d’Ilya Altman dans I. ERENBURG, V. GROSSMAN et M. PARFENOV, op. cit. [n. 1], p. 24.

14 G. KOSTYRCHENKO, op. cit. [n. 2].

15 Ibid.

16 Finalement, seul le récit de Grossman, L’Enfer de Treblinka, servit de témoignage lors du procès de Nuremberg.

17 Le livre Cartea Neagra, signé Ilya Ehrenburg, Vasilii Grossman, Lew Ozerow, Vladimir Lidin, n’indique pas l’année de publication. Dans la majorité des sources, sa parution est datée de 1946. Néanmoins, selon Ilya ALTMAN, il aurait pu paraître début 1947 (Préface d’Ilya ALTMAN dans I. ERENBURG, V. GROSSMAN et M. PARFENOV, op. cit. [n. 1], p. 8). Dans tous les cas, cet ouvrage ne doit pas être confondu avec le volume homonyme de Matatias Carp, également disponible en français : Matatias CARP et Alexandra LAIGNEL-LAVASTINE, Cartea Neagra : Le Livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie, Paris, Denoël, 2009.

18 Notamment Frederic EWEN, « Review of The Black Book : The Nazi Crime against the Jewish People ; Hitler’s Professors. The Part of Scholarship in Germany’s Crimes against the Jewish People ; An International Convention against Anti-Semitism », Science & Society 11/4, 1947, p. 391-394.

19 Jeffrey C. ALEXANDER, « On the Social Construction of Moral Universals : The “Holocaust” from War Crime to Trauma Drama », European Journal of Social Theory 5/1, 1er février 2002, p. 5-85.

20 Barbara LEFEBVRE, « L’enseignement de l’histoire de la Shoah dans le secondaire : état des lieux et perspectives », Revue d’Histoire de la Shoah 193/2, 2010, p. 109-128 ; Annette WIEVIORKA, « Comment la Shoah est entrée dans l’histoire », L’Histoire 294/1, 2005, p. 48-53.

21 « Black Book of Soviet Jewry », Shoah Resource Center, Jerusalem, Yad Vashem.

22 Il’ja ERENBURG et Vasilij GROSSMAN, Černaja kniga [Livre noir], Jérusalem, Tarbut, 1980, p. IX et XV.

23 Zvi GITELMAN (dir.), Bitter Legacy : Confronting the Holocaust in the USSR, Bloomington-Indianapolis, Indiana University Press, 1997, p. 14.

24 Maria FERRETTI, « La Russie et la guerre : la mémoire brisée », dans Histoire et mémoire dans l’espace postsoviétique : le passé qui encombre, Genève-Louvain-la-Neuve, L’Harmattan-Academia, 2013, p. 101-127.

25 G. KOSTYRCHENKO, op. cit. [n. 2].

26 J.-J. MARIE, op. cit. [n. 2], p. 280-281.

27 Z. GITELMAN (dir.), op. cit. [n. 23], p. 19.

28 G. KOSTYRCHENKO, op. cit. [n. 2].

29 Archives d’État russes d’histoire sociale et politique (RGASPI), F.17. Op. 125. D. 438. L. 216-218.

30 Dominique COLAS (dir.), L’Europe post-communiste, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 89.

31 Préface d’Ilya Altman dans I. ERENBURG, V. GROSSMAN et M. PARFENOV, op. cit. [n. 1], p. 35-36.

32 Archives d’État russes d’histoire sociale et politique (RGASPI), F.17. Op. 125. D. 438. L. 219-220.

33 G. KOSTYRCHENKO, op. cit. [n. 2].

34 Z. GITELMAN (dir.), op. cit. [n. 23], p. 19.

35 Il’ja ERENBURG et Irina ERENBURG, Ljudi, gody, žizn’, op. cit. [n. 10], p. 358.

36 Sur l’affaire du CAJ, voir notamment la postface de l’édition française du Livre noir par A. LUSTIGER, I. ERENBURG, V. GROSSMAN et M. PARFENOV, Le Livre noir…, op. cit. [n. 1], vol. 2, p. 658-672.

37 G. KOSTYRCHENKO, op. cit. [n. 2].

38 J.-J. MARIE, op. cit. [n. 2], p. 306.

39 G. KOSTYRCHENKO, op. cit. [n. 2].

40 Sh. REDLICH (éd.), War, Holocaust and Stalinism, New York, Harwood Academic Publishers, 1995, p. 366, 368, cité dans Z. GITELMAN (dir.), op. cit. [n. 23], p. 32.

41 Préface d’Ilya Altman dans I. ERENBURG, V. GROSSMAN et M. PARFENOV, op. cit. [n. 1], p. 37.

42 Cf., par exemple, la référence au commentaire de V. Grossman au sujet du témoignage de Lev Iourovski, comptable de Simféropol. Il’ja AL’TMAN, Neizvestnaja černaja kniga [Le Livre noir inconnu], Moscou, AST : Corpus, 2015, p. 261.

43 Art. 354.1.

44 Ces difficultés ont été évoquées lors d’une série d’entretiens et d’observations menée à Krasnodar et à Moscou en octobre 2019.

45 Entretien de l’auteur avec Svetlana Tihankina, responsable des programmes éducatifs du Centre et Fondation « Holocauste » (Russie). Date de l’entretien : 29 novembre 2019. La difficulté de justifier la nécessité de parler de l’extermination de six millions de juifs européens « alors que la guerre a fait 27 millions de victimes en URSS » a été évoquée à plusieurs reprises.

46 Il’ja AL’TMAN, Holokost i evrejskoe soprotivlenie na okkupirovannoj territorii SSSR [L’Holocauste et la résistance juive sur le territoire occupé de l’URSS], Moscou, Fonds Holokost, 2002.

47 Ilya KOUKOULINE, « Pourquoi la Shoah n’est pas considérée comme événement à part entière dans l’histoire de la Russie », Fabula Colloques, 29 octobre 2015.

48 Černaja kniga, https ://www.corpus.ru/products/chernaya-kniga.htm, consulté le 4 novembre 2019.