Conseils sur la direction des salles d’asile, l’œuvre de Marie Pape-Carpantier
Sa traduction et son impact а Prague
L’idée de prendre en charge l’éducation des enfants d’âge préscolaire en dehors de la famille peut être considérée comme l’une des expressions du biopouvoir : le but était, d’une part, d’aider les enfants issus de couches défavorisées de la société, et, d’autre part, de discipliner les plus jeunes éléments de la population, de sortir les enfants d’un milieu qui menaçait leur bon développement physique, psychique et moral, afin de les mettre sur la « ligne de départ » d’une vie saine et socialement bénéfique.
1. Les débuts de l’éducation préscolaire dans les pays tchèques
Avant que l’État ne commençât à se préoccuper de l’éducation préscolaire, celle-ci relevait de la charité. La question de savoir si la mère travaillait, ou non, à l’extérieur du foyer était secondaire lorsque sont apparus les premiers établissements préscolaires. Son importance pour la socialisation de l’enfant n’a pas été prise en compte par leurs promoteurs et fondateurs, au cours des premières décennies du XIXe siècle, en France, ainsi que dans la monarchie des Habsbourg. Dans les pays tchèques, ces efforts furent, en outre, fortement influencés par le contexte de l’antagonisme germano-tchèque.
L’ordre du burgrave suprême tchèque Karel Chotek no 3552, du 16 mai 1835, par lequel il demandait aux gouvernements des Länder et aux consistoires de mettre en place des « salles d’asile pour enfants en bas âge », constitua une réelle impulsion pour la création des établissements préscolaires dans les pays tchèques. La demande de Chotek fut suivie par le décret du 5 août de la même année, émanant de la présidence du Land, contenant les instructions relatives à la création de ces salles d’asile. Le terme opatrovna, utilisé en tchèque pour désigner ces salles d’asile – comme on les appelait en France – en allemand Bewahranstalt, soit institut pour la garde, la protection, devint courant, tout comme le modèle éducatif du philanthropisme allemand que Léopold Chimani avait adapté à l’éducation préscolaire dans son ouvrage Theoretisch-praktischer Leitfaden für Lehrer in Kinderbewahranstalten, publié à Vienne en 1832. Celui-ci prônait la combinaison d’une éducation physique, morale, esthétique et intellectuelle1. Le pédagogue tchèque Jan Vlastimil Svoboda (1800-1844), fondateur de la salle d’asile Na Hrádku à Prague, l’une des deux salles qui avaient vu le jour avant même la demande de Chotek, s’était inspiré de Chimani. Il n’était pas toujours vrai que les salles d’asile fussent principalement destinées aux enfants nés de parents pauvres. La création, en 1837, d’une salle d’asile à Hradec Králové, en Bohême de l’Est, était devenue, dans une certaine mesure, une affaire de patriotisme à la mode. On y avait mis en place une institution éducative, où la langue d’enseignement était le tchèque. Elle était fréquentée par les enfants des notables locaux2.
L’utilité sociale des salles d’asile – on en dénombre vingt, jusqu’en 1848, en Bohême – est indéniable, même si ces dernières ne respectaient pas les spécificités de la petite enfance, et n’étaient, de fait, qu’une copie des écoles dispensant un enseignement élémentaire. Friedrich Fröbel (1782-1852), le pédagogue prussien fondateur des « jardins d’enfants » allemands, destinés aux enfants de trois à six ans, rejetait une telle pratique. Il faisait la promotion de l’éducation par le jeu – ses « cadeaux », des formes géométriques de base, étaient en fait des jeux de construction – et il avait ensuite conçu, pour les enfants, des jeux didactiques et des jeux de mouvement avec accompagnement musical. Le premier « jardin d’enfants » fut créé en juin 1840 dans la ville thermale de Blankenburg, en Saxe-Anhalt. Ils se répandirent ensuite dans les milieux germanophones, en Europe centrale. Un jardin d’enfants fut fondé en 1864, à Prague, sous le nom de Volkskindergarten3.
Bien qu’on ne puisse nier l’apport positif de la méthode Fröbel – tout en reconnaissant aussi son côté négatif, parce que l’acquisition des « cadeaux » pouvait s’avérer coûteuse pour les établissements qui fonctionnaient sans contribution des parents, et que les « jardins d’enfants » ne prenaient les enfants en charge que quatre heures par jour – une partie des milieux patriotiques tchèques la rejeta, car il s’agissait d’une méthode allemande. Cela n’était pas étonnant : le degré le plus bas du système éducatif était également devenu un moyen d’agitation nationale. Les milieux tchèques avaient néanmoins une bonne raison de rejeter ce dispositif. Le nombre de salles d’asile et de crèches germanophones augmentait ; or elles étaient gratuites et suscitaient également l’intérêt des familles tchèques. Les enfants y prenaient l’habitude de communiquer en allemand. Les milieux patriotiques tchèques rejetèrent résolument ce qu’on considèrerait incontestablement, aujourd’hui, comme un avantage, car il s’agissait pour eux d’un risque de « dénationalisation ».
Par souci d’exhaustivité, il convient de rappeler que, bien que les enseignants qui exerçaient dans les salles d’asile fussent des hommes – seuls les postes de « nourrice » étaient réservés aux femmes – la prise en charge des enfants d’âge préscolaire avait ouvert un nouveau champ d’activité aux « nouveaux » ordres religieux de femmes, dont les membres se consacraient aux différentes branches du secteur de la pédagogie. Dans les années 1848-1918, les ordres religieux féminins en Bohême exploitèrent progressivement environ cent trente salles d’asile, avec, en tête, les sœurs de Notre-Dame, ainsi que seize crèches4.
2. Deux dames de cœur : Mme Riegrová et Mme Pape-Carpantier5
La création d’un établissement tchécophone pour les enfants d’âge préscolaire, qui respecterait les spécificités de l’âge préscolaire, et dans lequel les enfants seraient confiés à des enseignantes qualifiées, est associée, à Prague, avant tout au nom de Marie Riegrová (1833-1891), épouse de l’homme politique tchèque F. L. Rieger (1818-1903), et fille du plus célèbre historiographe tchèque, F. Palacký (1798-1876). La prise en charge des enfants d’âge préscolaire, qui commença, grâce à elle, à se développer à Prague entre les années 1860 et 1890, poursuivait deux objectifs : aider les familles socialement nécessiteuses, et éviter la menace de « germanisation » des enfants tchèques dans les établissements d’enseignement germanophones.
Marie Riegrová avait commencé à se préoccuper de l’éducation préscolaire dès les années 1850. Elle la percevait comme une partie importante de l’activité philanthropique, à laquelle elle se consacrait depuis la naissance de ses trois enfants. La salle d’asile que la municipalité de Prague s’était résolue, en mars 1866, à mettre en place dans l’ancien couvent Saint-Jacques, en comptant s’appuyer sur l’aide de l’une des œuvres de charité de femmes de Prague – la Société Sainte-Ludmila, dont Riegrová était membre – devait constituer un grand pas en avant à cet égard. Pour la mairie de Prague, cet établissement devait reproduire les jardins d’enfants de Fröbel. Cependant, en raison de la guerre prusso-autrichienne de l’été 1866, l’ouverture de la salle d’asile fut retardée.
Entre temps, au printemps 1867, Marie Riegrová visita avec son mari et son père l’Exposition universelle d’art et d’industrie de Paris. Tandis que les deux hommes profitèrent de leur séjour de douze jours pour rencontrer les hommes politiques locaux – Rieger tentait alors d’obtenir une audience auprès de Napoléon III ; il s’attendait à ce que l’empereur soutînt les intérêts nationaux tchèques – et les porte-parole des exilés polonais, et partirent peu après pour la Russie, Riegrová passa son temps à visiter les institutions de bienfaisance. À l’Exposition, elle fut particulièrement intéressée par la partie consacrée aux problèmes du système éducatif français, y compris aux établissements préscolaires.
À l’occasion de l’Exposition, Marie Pape-Carpantier (1815-1878)6, directrice de l’École normale pour les salles d’asile, inspectrice générale des salles d’asile françaises, poète et écrivaine, avait préparé, à la demande directe du ministre Victor Duruy (1811-1894), une série de cinq conférences à l’intention des personnes intéressées par l’éducation préscolaire, au cours desquelles elle présenta son approche de l’éducation de la petite enfance. Les conférences eurent lieu à la Sorbonne. Cependant, Riegrová ne put y assister, car elles se tinrent en août et en septembre 1867, alors qu’elle n’était déjà plus à Paris. Il semble qu’à cette époque, elle n’avait pas du tout connaissance de l’existence de Mme Pape-Carpantier.
En s’appuyant sur ce qu’elle avait appris, Riegrová rédigea après son retour une étude approfondie sur la philanthropie française, qui fut publiée plus tard, en 1869, dans la Revue du musée du Royaume de Bohême ; elle publia des articles similaires dans d’autres revues tchèques. Elle y évoquait le financement de la charité, la législation correspondante, et elle y exprimait également son admiration pour Napoléon III – après de longs préparatifs, Napoléon accordait une audience à son mari au début du mois de juillet 1869… Son attention se portait particulièrement sur le système éducatif parisien, y compris sur les salles d’asile, mais elle ne mentionne pas le nom de Mme Marie Pape-Carpentier. Elle ignorait toujours tout d’elle.
Après son retour, en septembre 1867, Riegrová écrivit à l’influente Hortense Cornu (1809-1875), une femme proche de Napoléon III, qui servit d’intermédiaire pour l’audience de Rieger. Elle lui demanda des informations plus détaillées sur les salles d’asile françaises, sur le rôle des sociétés de femmes en France, ainsi que sur les statuts de ces sociétés, etc. Grâce à Mme Cornu, qui s’était adressée à Marie Pape-Carpantier à cette occasion, une correspondance se mit en place entre elle et Riegrová. Entre 1867 et 1869, elles échangèrent au total treize lettres7, dans lesquelles Riegrová s’enquérait de détails sur l’organisation de l’enseignement préscolaire, et Pape-Carpantier lui répondait en détail. Elles ne se sont jamais rencontrées en personne. Toutefois, F. L. Rieger se rendit régulièrement à Paris et, à cette occasion, il rencontra Mme Pape-Carpantier et débattit avec elle, grâce aux informations fournies par son épouse à propos de l’éducation préscolaire et de la possible orientation de la future salle d’asile de Prague. Il rentrait non seulement avec des conseils, mais aussi avec des ouvrages recommandés par Mme Pape-Carpantier8. C’est ainsi que parvinrent à Prague les écrits de cette philanthrope et pédagogue française qui, du fait de l’accent qu’elle mettait sur le caractère social et éducatif de la prise en charge des enfants d’âge préscolaire, se trouvait très proche des conceptions de Marie Riegrová et de sa pensée philanthropique. Cela mis à part, les deux femmes étaient plutôt différentes. Outre l’écart de génération, il existait une différence d’origine sociale significative – les familles Palacký et Rieger faisaient partie de l’élite politique tchèque – et, manifestement, une orientation des idées plus large chez la Française. Contrairement à l’autodidacte qu’était sans aucun doute Marie Pape-Carpantier, Riegrová avait reçu, dans sa famille, une instruction supérieure à la normale. En revanche, elle n’éprouva jamais aucun engouement, ni pour le socialisme utopique, ni pour la franc-maçonnerie…
Avant de nous attarder sur des traductions en tchèque d’ouvrages de la réformatrice française de la pédagogie, évoquons, en quelques mots, la manière dont le public tchèque eut vent de son existence. La première lettre de Riegrová à Pape-Carpantier n’est pas datée. Selon la réponse de décembre 1867, on peut supposer que leur correspondance a commencé en octobre, ou en novembre 1867. À l’époque où Marie Riegrová avait contacté Mme Pape-Carpantier, elle ne savait rien d’elle, sinon qu’elle était directrice de l’École normale pour les salles d’asile et inspectrice générale des salles d’asile françaises. Elle ignorait tout de sa façon de gérer les asiles – comme le mot « asile » rappelait sans doute trop un dénuement matériel, on les appelait parfois « écoles maternelles »9 –, qui fondait l’enseignement et l’éducation des enfants d’âge préscolaire, avant tout, sur la compréhension de l’enfant, sa liberté, l’apprentissage par le jeu et la leçon de choses.
Dans sa première lettre, qui illustre bien la combinaison de son aspiration caritative et de l’antagonisme germano-tchèque, Riegrová écrivait :
Quant à moi, je crois, Madame, que l’étude de la charité française serait bien plus profitable au bien public de notre pays que l’imitation de la charité froide et protestante de l’Angleterre ou de l’Amérique, ou la copie des institutions allemandes. Je vais vous exposer, Madame, ces motifs. Depuis des siècles notre nation se trouve toujours en contact avec l’élément allemand, mais toujours elle n’eut qu’à se plaindre de sa malveillance et de son injustice. […] Si donc une nécessité se trouve d’entreprendre chez nous des réformes quelconques, ne vaudra-t-il pas mieux chercher des modèles dans les nations moins voisines, dans les nations qui se trouvent à un degré encore plus élevé de civilisation qui même ont un certain intérêt à nous aider pour que nous ne perdions pas notre indépendance au profit de l’Allemagne…10.
La réaction de Mme Pape-Carpantier, dans sa lettre du 14 décembre 1867, fut généreuse. Elle proposa à Riegrová de choisir deux femmes, capables de communiquer en français, pour leur permettre d’assister à une formation à Paris destinée aux enseignantes des salles d’asile ; elle devait commencer le 15 mars. Il suffisait, apparemment, de demander l’autorisation au ministre français de l’Instruction publique11. Ce ne fut pas si simple, du moins pas du côté tchèque. La mairie de Prague avait organisé un concours pour l’obtention de ces places, auquel seize candidates participèrent. Finalement, malgré certaines obstructions de la part de la mairie, mais avec son soutien financier, deux jeunes femmes, Marie Müllerová et Barbora Ledvinková (1840-1922), toutes deux diplômées de cours privés pour les enseignantes des salles d’asile12, partirent pour Paris en mars 1868, afin de recevoir leur nouvelle formation. Au cours de leur séjour, elles informèrent Mme Riegrová de son déroulement, ainsi que d’autres faits intéressants. Une fois la formation terminée, elles passèrent les examens prescrits à Paris et, lors de leur retour, elles se familiarisèrent avec l’éducation préscolaire dans les Länder allemands.
La première école maternelle tchèque, inspirée en partie du modèle français, fut ouverte en janvier 1869 rue Saint-Jacques, dans la Vieille Ville de Prague. Elle fut consacrée le 19 janvier par le cardinal Friedrich de Schwarzenberg, et les deux élèves de Mme Pape-Carpantier purent y exercer leur vocation. L’asile reçut le nom d’école maternelle. Il était logique que, dans le discours public tchèque, l’accent soit mis sur l’expression « école maternelle », popularisée par l’Informatorium de l’école maternelle de Comenius, bien que ce petit ouvrage ne concernât que l’éducation au sein de la famille.
Le budget de l’école maternelle – les enfants les plus pauvres y recevaient gratuitement non seulement leurs repas, mais également des vêtements – était pris en charge par un Comité des dames, qui fut renommé plus tard Comité des dames pour les écoles et les salles d’asile municipales. M. Riegrová en était la présidente. L’argent était fourni par la mairie de Prague, des institutions financières, des associations et des particuliers qui participaient sous forme de dons ; par ailleurs, des collectes furent organisées au profit des écoles maternelles. D’autres institutions similaires furent créées, et, en mars 1884, Riegrová assista à l’ouverture des premières crèches de Prague pour les enfants âgés d’un à trois ans. Les écoles maternelles poursuivaient un objectif identique à celui des salles d’asile : elles devaient non seulement prendre en charge physiquement les enfants, mais aussi leur assurer une éducation physique, intellectuelle et morale.
L’idée de Marie Riegrová de préserver le programme de l’éducation préscolaire des influences anglo-saxonnes et allemandes ne fut réalisée que partiellement. Nous aborderons très bientôt la manière dont les travaux de Marie Pape-Carpantier ont été reçus dans les pays tchèques. Il convient toutefois de souligner que ce fut plutôt l’influence de Friedrich Fröbel qui s’imposa dans le programme éducatif des écoles maternelles, bien qu’il ne fût pas vraiment possible de mettre l’accent sur cette inspiration, dans un milieu au sein duquel les rivalités nationales étaient exacerbées. La tradition des salles d’asile tchèques et la personnalité qu’était Jan Vlastimil Svoboda ne furent pas non plus oubliées. Les programmes éducatifs des écoles maternelles tchèques avaient repris du modèle français son éducation religieuse et morale élaborée, son approche fondée sur l’amour pour l’enfant et, notamment, l’idée que les enfants de cet âge devaient être éduqués par des femmes.
3. Le destin des œuvres de Marie Pape-Carpantier en Bohême
Bien que le Catalogue de la Bibliothèque nationale de France contienne plus de deux cents références à des œuvres de Marie Pape-Carpantier, je n’ai pu en trouver aucune édition originale dans les bibliothèques tchèques. On rencontre néanmoins un exemplaire de son ouvrage Conseils sur la direction des salles d´asile dans la bibliothèque du Musée national de Prague, qui est issu, très probablement, de la bibliothèque privée de la famille Palacký-Rieger. En ce qui concerne les traductions, plus ou moins libres, des travaux de Mme Pape-Carpantier, six figurent dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de Prague, et encore une ou deux dans des bibliothèques d’étude et de recherche tchèques – deux à České Budějovice, Plzeň et Hradec Králové, une à Olomouc et Brno. Toutes datent du dernier quart du XIXe siècle. Comment sont-elles entrées dans ces bibliothèques ? Nous ne pouvons qu’émettre des suppositions.
La traduction des Conseils sur la direction des salles d’asile, dont la première édition remonte à 1849, est la plus représentée. L’auteure l’avait rédigée alors qu’elle exerçait encore dans la ville du Mans. C’est, manifestement, la troisième édition, publiée par la Librairie Hachette et Cie en 1856, qui a été traduite en tchèque. En 1877, elle fut publiée sous le titre Rady řídícím pěstounkám ve školách mateřských [Conseils aux nourrices responsables des écoles maternelles] par l’éditeur pragois František Augustin Urbánek (1842-1919). Lors de ses débuts dans l’édition, ce dernier se consacra avant tout aux ouvrages pédagogiques et à la littérature pour les enfants et la jeunesse. L’auteure de la traduction, quelque peu tortueuse, n’était autre que Barbora Ledvinková, qui a également traduit des auteurs allemands traitant de la pédagogie préscolaire. Même si la page de titre de l’ouvrage indique qu’il s’agit d’une traduction libre, Ledvinková a strictement respecté la structure du livre, et le contenu des différents chapitres. Elle a également repris en tchèque la préface de l’auteur, en se contentant, dans une brève postface, de signaler les différences des systèmes éducatifs autrichien et français.
Au moment de la publication de la traduction tchèque des Conseils sur la direction, la réforme scolaire de 1869, inspirée par la pédagogie de Herbart13, battait son plein dans les Länder autrichiens ; elle apporta un schématisme méthodologique à l’instruction. Nous ignorons si Mme Pape-Carpantier connaissait Herbart. Quoi qu’il en soit, elle avait expressément pris ses distances avec la « méthode », conçue comme un ensemble de théories, qui était le concept clé du herbatisme. La « méthode » était, selon elle, une « lettre morte » ; c’était l’enseignante qui apportait la vie à l’école maternelle14. Néanmoins, on ne peut ignorer les points communs entre ses écrits et les méthodes éducatives de Herbart, qui prédominaient dans les pays tchèques. Le fait de guider l’enfant devait permettre de créer les conditions préalables à l’instruction et à l’éducation morale, tous les deux en convenaient. Marie Pape-Carpantier reconnaissait également l’exigence de Herbart, selon laquelle il fallait combiner instruction et éducation. Selon Herbart, l’enfant devait être « gouverné » par les menaces, la surveillance, les interdictions, les punitions, y compris les châtiments corporels, la privation de liberté, par exemple, en le forçant à rester au coin. Toutefois, Mme Pape-Carpantier était très modérée en matière de punition. Elle reconnaissait, certes, l’importance de l’obéissance, elle parlait des moyens par lesquels l’obtenir, ainsi que de la discipline15 ; mais en même temps, elle respectait les natures différentes des enfants qui lui étaient confiés, et les traitait en conséquence16. Pour Herbart, l’autorité et l’amour n’étaient que des aides à l’éducation, tandis que pour Mme Pape-Carpantier, c’était l’amour de l’enfant qui primait, alors que la sévérité ne « vient la remplacer » que lorsque c’est nécessaire17.
Il était également important, pour elle, de recourir à la leçon de choses, point sur lequel elle rejoignait Fröbel. Elle respectait non seulement l’importance de la socialisation – l’éducation de masse et l’instruction des enfants – mais également l’importance sociale des établissements préscolaires. L’école maternelle devait être à la disposition des parents, selon leurs besoins. Pour Mme Pape-Carpantier, cela voulait dire de longues journées de cinq à vingt heures, et Ledvinková conserva ces horaires de cours « inhumains » dans sa traduction18. Pourtant, la réalité à Prague était toute différente : les enfants passaient à l’école maternelle deux à trois heures le matin, et deux heures l’après-midi19.
Comme nous l’avons indiqué, la traductrice a non seulement conservé la structure du texte et le contenu des différents chapitres, mais elle a également respecté certains faits de civilisation française, lorsqu’ils avaient une connotation éducative claire20. En plus de cet ouvrage, l’éditeur Urbánek publia plusieurs petits écrits de Barbora Ledvinková21, qui sont évidemment inspirés par les idées de Pape-Carpantier, sans toutefois que le lien vers leurs publications respectives ne soit reconnu.
En 1877, František Tesař (1818-1885)22, propagateur de la méthode de la leçon de choses, et directeur de l’une des premières écoles de filles de Prague, dont la langue d’enseignement était le tchèque, présenta aux lecteurs tchèques une traduction – cette fois-ci, vraiment libre – d’un autre livre de Mme Pape-Carpantier, Enseignement pratique dans les salles d´asile, ou Premières leçons à donner aux petits enfants. Par souci d’objectivité, ajoutons que lui-même n’avait aucune expérience en matière d’enseignement préscolaire. Il a pu entendre parler de Mme Pape-Carpantier, comme nous le supposons, grâce aux contacts occasionnels qu’il entretenait avec les Rieger ; peut-être a-t-il également visité l’Exposition universelle de 1867.
Contrairement à Barbora Ledvinková, il a radicalement adapté l’original, et il a, en outre, souligné, dans le titre de sa traduction, que le contenu était également applicable à l’enseignement dans les premières classes des écoles élémentaires : « Vu que d’après le statut des écoles maternelles françaises les jeunes y restent jusqu’à l’âge de 7 ans, alors que chez nous d’après les lois sur l’instruction c’est jusqu’à l’âge de 6 ans, cela implique que l’étendue de l’enseignement doit être plus limitée dans nos écoles maternelles »23.
Le contenu des différents chapitres correspond en partie au programme des premières classes des écoles élémentaires autrichiennes : il s’agit de l’enseignement des nombres, de la religion, de la biologie et de la géographie, de l’anatomie et de la physiologie, matières auxquelles Mme Pape-Carpantier se consacra, par ailleurs, dans de nombreux autres ouvrages plus spécialisés. D’autres chapitres sont dédiés à l’éducation morale, au dessin, à l’enseignement aux enfants de la perception du temps. Ils étaient initiés à la religion par des récits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ils apprenaient également le Décalogue, en omettant toutefois les sixième et neuvième commandements, qui proscrivent l’adultère et la concupiscence. L’auteur n’a pas adapté le texte aux enfants tchèques seulement à cet égard. Il a également adapté, à la fois les faits de civilisation et les prénoms des personnages des différents contes didactiques, qui constituent une partie importante du livre. František Tesař compléta la publication par une biographie de Mme Pape-Carpantier, mentionnant sa carrière et son renvoi du poste d’inspectrice générale des salles d’asile, le 1er octobre 1874, que « certains des journaux ultramontains justifiaient par le manque de religiosité »24, et qui fut causé par « l’intervention de personnalités influentes », notamment l’épouse du président Mac Mahon25.
D’autres ouvrages de Mme Pape-Carpantier, publiés dans leur traduction tchèque, sont des compilations de ses contes pour enfants, et il est très difficile, voire impossible, d’identifier les originaux. À la fin du siècle, on publia un Recueil d’écrits en langue étrangère pour la jeunesse portant le sous-titre Série rose, et édité à compte d’auteur à Písek, en Bohême du Sud, par le professeur de français de lycée et traducteur František Jarolím (1853-1925). En 1895 eut lieu la publication du conte La Famille du pêcheur Malota, lequel traitait de la vie d’une famille de pêcheurs à Dieppe, qui s’occupait d’un petit enfant abandonné. Un an plus tard, deux recueils furent publiés – Histoires courtes sur les choses et les animaux et Nouvelles histoires courtes sur les choses et les animaux. Il s’agissait d’un recueil de brefs contes moraux, pour lesquels il n’est pas possible d’identifier le rapport à l’original français. Les sujets abordés sont la relation entre les enfants et les animaux, la bienfaisance et l’aide à son prochain, la culture des qualités par l’éducation. Ici aussi, l’auteure rejette la violence et les punitions éducatives sévères, et préconise dans l’éducation une approche à la fois bienveillante et ferme. À l’exception de La Famille du pêcheur Malota, les noms des personnages et les faits de civilisation ont été adaptés à la situation tchèque.
Depuis la fin du XIXe siècle, aucune œuvre de Mme Pape-Carpantier n’a été publiée en tchèque. Tandis que le nombre d’écoles maternelles, comme le fait apparaître le tableau suivant26, augmentait à Prague, la réformatrice française de l’enseignement préscolaire disparaissait peu à peu des esprits.
Année | Nombre d’écoles maternelles | Nombre d’enseignantes | Nombre d’enfants |
1870 | 2 | 5 | 545 |
1880 | 6 | 23 | 1 508 |
1890 | 16 | 64 | 3 222 |
L’herbartisme ne s’était pas davantage imposé dans l’éducation préscolaire, mais l’influence de Friedrich Fröbel, en revanche, y perdura. Cela apparaît clairement, non seulement dans les encyclopédies pédagogiques publiées en tchèque durant les dernières décennies du XIXe siècle, mais également dans les encyclopédies générales en langue tchèque.
Quant au Bref dictionnaire pédagogique de la fin du siècle, nous y trouvons une description de l’évolution des écoles maternelles, en particulier dans les pays tchèques. L’auteur de l’article consacré à ce sujet mentionne l’impulsion que Marie Riegrová a apportée à la réforme du modèle éducatif, ainsi que le stage effectué en France par B. Ledvinková et M. Müllerová. Il rapporte, de même, le fait que « ces demoiselles, une fois leur formation terminée, passèrent les examens à la mairie de Paris et reçurent leur bulletin, rentrèrent par l’Allemagne, visitant en route et observant avec application les établissements et les progrès des jardins d’enfants »27. Toutefois, il ne mentionne pas le nom de Mme Pape-Carpantier.
On ne le trouve, d’ailleurs, ni dans les encyclopédies pédagogiques plus récentes, ni dans aucune des encyclopédies générales tchèques. Ce fait est surprenant, dans la mesure où Marie Riegrová était justement co-éditrice de la plus ancienne encyclopédie en langue tchèque, intitulée Slovník naučný, rédigée par F. L. Rieger et Jakub Malý, qui fut publiée entre 1860 et 1874. Il semble que le modèle français, découvert en 1867 et importé en Bohême grâce à l’Exposition universelle de Paris, ne se soit pas enraciné dans les milieux tchèques. Il resta limité à l’école maternelle Saint-Jacques, aussi longtemps que les femmes instruites par Marie Pape-Carpantier y exercèrent leurs fonctions. Malgré les souhaits de Mme Riegrová, l’influence de Fröbel fut plus persistante. La coexistence séculaire des Tchèques et des Allemands se refléta également dans l’éducation préscolaire.
En revanche, avant la Première guerre mondiale, les idées de la réformatrice italienne Maria Montessori, que l’auteure avait formulées dans l’ouvrage Il metodo della pedagogia Scientifica applicato all´educazione infantile nelle Case dei Bambini, publié en 1909, pénétrèrent dans les pays tchèques. Au cours des trois années suivantes, le livre fut traduit en douze langues. Une seconde source d’inspiration, couvrant un large éventail de tentatives dans l’éducation, résulta des idées exprimées par la journaliste et pédagogue suédoise, Ellen Key28. Ce sont les deux autorités ayant le plus inspiré les réformatrices tchèques de la pédagogie, qui se consacrèrent à l’éducation des plus jeunes. Quant à Marie Pape-Carpantier, elle tomba quasiment dans l’oubli. Dans la vaste bibliographie des ouvrages consacrés à l’éducation préscolaire couvrant la période du XIXe siècle, qui fut publiée en 1976, seules deux références bibliographiques sont dédiées à l’auteure, mentionnant les traductions de Barbora Ledvinková et de František Tesař29.
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1 Ludmila BĚLINOVÁ et Věra MIŠURCOVÁ, Z dějin předškolní výchovy : učebnice pro studium pedagogiky předškolního věku na středních pedagogických školách, Prague, Státní pedagogické nakladatelství, 1980, p. 37.
2 Vojtěch LEŠETICKÝ, Opatrovna a škola mateřská v Hradci Králové, Hradec Králové, 1886, p. 12.
3 L. BĚLINOVÁ et V. MIŠURCOVÁ, op. cit. [n. 1], p. 32.
4 Eliška ČÁŇOVÁ, Činnost řeholních řádů a kongregací v Čechách (1848-1918), Prague, Státní ústřední archiv v Praze, 1997, p. 29.
5 Nous avons emprunté ce sous-titre à l’article de Ferdinand LANNES, « La correspondance de deux dames de cœur : Mme Rieger et Mme Pape-Carpantier », Revue française de Prague 15, 1936, p. 198-205.
6 Parmi les œuvres consacrées à la vie et aux activités de Marie Pape-Carpantier, citons uniquement les plus récentes : Colette COSNIER, Marie Pape-Carpantier de l’école maternelle à l’école des filles, Paris, L’Harmattan, 1993 ; EAD., Marie Pape-Carpantier : fondatrice de l’école maternelle, Paris, Fayard, 2003.
7 La correspondance bilatérale a été préservée grâce à Marie Riegrová qui conserva soigneusement les brouillons de ses lettres destinées à Mme Pape-Carpantier. La correspondance avait commencé à l’automne 1867, et la dernière lettre date de l’automne 1867. Cf. Vladimíra COUFALOVÁ, Česko-francouzské vztahy v oblasti filantropie v polovině 19. století. Marie Riegrová-Palacká a Marie Pape-Carpantier, Diplomová práce (= Thèse de maîtrise), Ústav hospodářských a sociální dějin Filosofické fakulty University Karlovy, Prague, 2009, p. 110-116.
8 Ibid., p. 5.
9 https ://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Pape-Carpantier#L’invention_de_la_pédagogie_pré-élémentaire
10 Archives du musée national de Prague (ANM), Fonds Marie Riegrová-Palacká, Korespondence osobní, Pape-Carpentier Marie-Marii Riegrové roz. Palacké 1867-1884, kart. č. 6, inv. č. 268, cf. Ferdindand LANNES, op. cit. [n. 5], p. 201.
11 ANM, Fonds Marie Riegrová-Palacká, Korespondence osobní, Mme Marie Pape-Carpantier à Marie Riegrova, Paris, 14.12.1867.
12 Les futures enseignantes du préscolaire ne purent recevoir une formation dans l’enseignement secondaire que grâce au décret ministériel de 1872, fondé sur la réforme scolaire de 1869. Le décret stipulait également que les communes étaient tenues de créer des institutions pour les enfants d’âge préscolaire. En France, dès 1833, la loi Guizot obligeait chaque commune à ouvrir une école primaire. La même année, Jean-Denis Cochin publia Le Manuel des salles d’asile. Ce manuel donnait des conseils sur le fonctionnement de ces établissements, des modèles d’emploi du temps, etc. Voir https ://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Pape-Carpantier#L%E2%80%99invention_de_la_p%C3%A9dagogie_pr%C3%A9-%C3%A9l%C3%A9mentaire
13 L’herbartisme, enseignement philosophique d’un « kantien de 1828 », Johann Friedrich Herbart, qui niait l’hégélianisme et s’appuyait sur les possibilités limitées de la cognition, a influencé la pédagogie par son enseignement des idées. Dans les pays tchèques, il a été appliqué aussi bien comme une orientation philosophique que comme une théorie et une méthodologie des sciences. Il y est apparu à partir des années 1830.
14 Marie PAPE-CARPANTIER, Rady řídícím pěstounkám ve školách mateřských, Prague, Fr. A. Urbánek, 1877, p. 35.
15 Ibid., p. 36.
16 Ibid., p. 38.
17 Ibid., p. 45.
18 Ibid., p. 53.
19 L. BĚLINOVÁ et V. MIŠURCOVÁ, op. cit. [n. 1], p. 33.
20 M. PAPE-CARPANTIER, op. cit. [n. 14], p. 23.
21 Barbora LEDVINKOVÁ, Pro děti, Prague, Fr. A. Urbánek, 1909 ; EAD., Škola mateřská. Díl prvý, Věcné učení, Prague, Fr. A. Urbánek, 1889 ; EAD., Škola mateřská. II, Poučování o přírodninách dle ročních dob, Prague, Fr. A. Urbánek, 1904, etc.
22 František TESAŘ, Praktické vyučování ve školách materských [sic] a prvých třídách obecné školy, Praha, Rohlíček & Sievers, [1877].
23 Ibid., p. 189-190.
24 Ibid., p. 190.
25 Ibid., p. 190. En 1874, Mme Pape-Carpantier fut vraiment dépossédée de sa situation sous le ministère Cumont, hostile à l’indépendance d’esprit de l’école et à la concurrence qu’elle représentait pour les congrégations religieuses. Elle fut réhabilitée quelques mois plus tard, et renommée inspectrice générale des salles d’asile. Elle assura cette fonction jusqu’à sa mort, survenue à Villiers-le-Bel le 31 juillet 1878. Cf. http ://www.ien-guyancourt.ac-versailles.fr/spip.php ?article163
26 Josef KLIKA et Josef SOKOL, Stručný slovník paedagogický : abecední soubor nejdůležitějších nauk z paedagogiky, hodegetiky a didaktiky, z methodiky obecné a methodik zvláštních, z dějin vychovatelství a školství ... se zřetelem k učitelstvu škol obecných a měšťanských. Vol. 1, Prague, Ústřední spolek jednot učitelských v Čechách, 1891, p. 853.
27 Ibid., p. 851.
28 Ellen KEY, Barnets århundrade, Stockholm, 1900 ; cf. Marie BAHENSKÁ, Libuše HECZKOVÁ et Dana MUSILOVÁ, Iluze spásy. České feministické myšlení 19. a 20. století, České Budějovice, Veduta, 2011, p. 66 et passim.
29 Výchova předškolních dětí v českých zemích 19. století, Prague, Ústřední knihovna pedagogické fakulty UK, 1976, p. 153, nos 60, 61.