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Le « Troubadour prisonnier » et la noblesse de Courlande : le dialogue culturel autour du livre français

Dzianis KANDAKOU

Université d’État de Polotsk, Biélorussie

d.kandakou@psu.by

Cette étude ressemble à la poupée russe à l’envers, car son sujet en cache un autre, mais en plus grand. Il s’agit d’un livre manuscrit qui porte pour titre Essais poétiques de Mr D’.… ancien militaire, pendant sa captivité en Russie, après la Campagne de 1812 et qui fait partie d’un vaste corpus de documents français déposé à la Bibliothèque nationale de Biélorussie à Minsk. Les travaux de Patricia Kennedy Grimsted et d’Anatole Stébouraka retracent l’histoire dramatique de cette riche collection composée de différentes pièces provenant de divers fonds familiaux et personnels : les Rotschild, les Reinach, Maurice Monda, et bien d’autres1. Sans entrer dans les détails, bornons-nous à préciser que le fonds de la Bibliothèque nationale de Biélorussie abrite plusieurs centaines de livres et manuscrits des XVIIIe-XXe siècles, confisqués par les nazis en 1940-1941, puis récupérés par l’armée soviétique en 1945.

Mais revenons aux Essais poétiques…. Tout d’abord, pourquoi cet écrit anonyme est-il resté finalement inédit ? Est-ce vraiment un élément essentiel des échanges culturels entre la France et l’Empire de Russie ? C’est la géographie qui détermine la valeur des Essais poétiques…. Ce texte prend forme et circule principalement loin des grandes capitales européennes, et surtout dans une zone de contacts traditionnellement multilingue, en Courlande, actuellement en Lettonie. Entre la fin du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle, Riga, toute proche, reste le premier centre d’importation du livre étranger en Russie2. Les Essais poétiques… se trouvent donc au croisement de cultures, et permettent d’évaluer l’importance des lettres et du livre français pour les élites locales et l’intensité des échanges, à un moment crucial pour l’empire des tsars, les années 1812-1813.

Fig. 1. Avant titre des Essais poétiques de Mr D’… ancien militaire, pendant sa captivité en Russie, après la Campagne de 1812 [Bibliothèque nationale de Biélorussie = НББ, 091/158].

L’aspect matériel et le contenu des Essais poétiques… prouvent d’ailleurs que le flux a deux sens. Rédigé par une seule main, le livre manuscrit de 138 feuillets se compose de cinquante-deux poèmes de circonstance écrits entre 1809 et 18133 et réunis sous cette couverture par un officier français anonyme dans les années 1820. Cette dernière datation est possible grâce au premier texte, l’Épître dédicatoire à Monsieur le comte d’Arros chevalier de l’ordre royal de la Légion d’honneur, de celui du mérite civil de Prusse et préfet du département de l’Aveyron. Le destinataire est Joseph-Philippe-Charles comte d’Arros (1779-1855), préfet de l’Aveyron entre 1820 et 1828, appelé « noble magistrat » et « juste appréciateur des œuvres du génie »4. Le poète l’oppose au public froid et peu patriotique des salons parisiens, qu’il cherche à gagner après son retour (vers 1814 ou 1815). Comme en Courlande, l’auteur anonyme présente ses écrits en France tant à la capitale qu’à la province. Et c’est dans l’Aveyron, son pays natal, comme on peut le déduire d’après ses vers, qu’il trouve des lecteurs bienveillants.

Fig. 2. Début de l’Épître dédicatoire à Monsieur le comte d’Arros [Bibliothèque nationale de Biélorussie = НББ].

Le destin du livre manuscrit après les années 1820 reste obscur. Il ressurgit cent ans plus tard à Paris. Une lettre en date du 5 août 1936, rédigée sur une feuille de papier séparée et insérée avant la page de titre, raconte la réapparition des Essais poétiques…. Un commis, qui signe cette missive, fait des acquisitions sur les quais de la Seine pour la collection de manuscrits et de livres rares de son maître, un prince dont le nom reste inconnu. Le commis tombe sur le recueil, dont il donne la description :

Le prix était minime : 30 fr. après avoir été marqué 150 ! Rentré au terrier je feuilletai ce petit in 4° de 150 pages environ. Il s’ouvrait par une dédicace : l’Épître dédicatoire à Monsieur le comte d’Arros chevalier de l’ordre royal de la Légion d’honneur, de celui du mérite civil de Prusse et préfet du département de l’Aveyron. Les poésies sont pour beaucoup charmantes et agréables, bien différentes de celles que l’on rencontre souvent. Ont-elles été publiées ? Une note au crayon, sans grande autorité, sur la garde le nie. […] C’est un bon petit bibelot, d’un genre à part, pour la collection du Prince5.

Il vaut mieux, malgré ses insuffisances, faire confiance à la note sur la garde de ce livre manuscrit, plutôt que la mettre en question. Les recherches menées dans les catalogues électroniques de différentes bibliothèques et les archives françaises ne permettent pas de localiser une copie manuscrite ou une édition imprimée des Essais poétiques… Par ailleurs, ces recherches n’ouvrent point de nouvelles pistes pour identifier l’auteur ou un (des) possesseurs du texte.

Si les aspects physiques du livre manuscrit ne permettent pas de bien reconstruire son histoire, les textes poétiques jettent une lumière plus vive. L’Épître dédicatoire retrace le destin du poète et introduit ses deux masques qui se succèderont et se superposeront dans les œuvres de 1813. Celles-ci forment la majorité des textes du recueil : quarante-trois sur cinquante-deux.

Le premier masque, celui du « Troubadour », est destiné à la noblesse de Courlande. Ce masque n’a pas le seul mérite de bien correspondre à la personnalité de l’auteur, poète et officier retenu en captivité. Il relève également du style troubadour, né en France sous le Consulat et devenu à la mode sous l’Empire6. Cet intérêt pour le Moyen Âge ne revêt pas seulement une dimension artistique. Selon Elsa Cau, vers 1813, le style troubadour se transforme en un discours en faveur de la Restauration7. Inspiré par de pareilles idées, le poète s’exclame dans la seconde pièce du recueil : « Allons mourir près de LOUIS / Pour l’honneur et pour la vengeance »8. Bien que ces lignes soient ajoutées bien après 1813, comme l’auteur lui-même le souligne dans une note9, et ne soient pas destinées au public courlandais, elles trouveraient facilement une audience bienveillante à Mittau, lieu d’exil de Louis XVIII et de plusieurs royalistes en 1798-1801 et 1804-180710.

Le second masque du poète anonyme est celui du « prisonnier ». Plus simple et plus sobre, il sert à s’adresser aux personnes de haut rang, en commençant par l’empereur Alexandre Ier et sa mère, l’impératrice douairière Maria Fédorovna, mais aussi au gouverneur civil de Courlande, le général Friedrich Wilhelm von Sivers (1748-1823). Pour le prisonnier, le tsar, cet oint du Seigneur et maître d’un vaste pays, est avant tout un homme sensible qui console et adoucit les souffrances des soldats en captivité. Sous la plume du prisonnier, la magnanimité d’Alexandre, poncif de la poésie de circonstance française de 1814-181511, se transforme en une expérience vécue. Dans son Ode sur les malheurs du prisonnier de guerre après la campagne de 1812 en Russie, l’auteur anonyme évoque sa rencontre avec le monarque russe :

[…] J’osai porter ma plainte aux pieds d’un Empereur,

Ennemi de Français, mais juste et magnanime,

Il sut des attentats réprimer la fureur,

Alexandre toujours fut ennemi du crime.

Je l’ai vu ce mortel auguste et bienfaisant

Dans ces vastes dépôts des misères humaines.

Regarder les malheurs d’un œil compatissant

Et caresser la mort de ses mains souveraines.

Je le dis aux Français : j’ai vu couler ses pleurs ;

Le plus puissant des Rois possède une âme tendre,

Il paraissait un dieu commandant aux douleurs

Qui semblaient obéir à la voix d’Alexandre12.

L’humanité d’Alexandre Ier contraste avec la cruauté des peuples peu civilisés auxquels l’officier français fait front à la guerre et en captivité. Le Songe du prisonnier : à Sa Majesté l’Empereur Alexandre en témoigne :

J’ai vu la peste et la soif dévorante

Et les Kalmouks et les Juifs scélérats

Avec le froid et la famine ardente

Se réunir pour frapper nos soldats. […]

Je supportai l’outrage du barbare

Le sot mépris du stupide ignorant

Et dépouillé par la main du Tartare

Le froid cruel aggravait mon tourment13.

Dans le sonnet dédié à Anna von Sivers (1780-1855), fille du gouverneur de Courlande, la cruauté du soldat kalmouk et la clémence de l’empereur russe se côtoient :

Le Kalmouk, qui le prit, pour lui fut intraitable

Il eut beau le prier de cesser ses rigueurs,

Un Kalmouk porte un cœur toujours insatiable

Et se complaît dans ses fureurs.

Alexandre promit une légère aubaine

Au pauvre prisonnier pour soulager sa peine,

Depuis encore il tend la main14.

Forgée au XVIIIe siècle, l’image des Kalmouks et Tatares, barbares féroces et impitoyables, ne disparaît pas au début du XIXe siècle et sert souvent, dans les écrits de l’époque, à expliquer les mœurs des Russes15. Mais en s’adressant à la jeune Courlandaise, l’auteur des Essais poétiques respecte ses propres orientations et remplace les stéréotypes culturels par l’expérience vécue. Plusieurs journaux intimes et mémoires des officiers napoléoniens évoquent la cruauté des Kalmouks et Tatares, et les actes d’agression des Juifs contre les prisonniers. Le sonnet à Anna von Sivers et le Songe du prisonnier font écho aux témoignages du lieutenant wurtembergeois Heinrich von Vossler16. À l’instar du « Troubadour prisonnier », celui-ci passe plusieurs mois de 1813 en captivité en Russie et décrit, lui aussi, « les outrages des barbares ». D’ailleurs, on ne saurait soupçonner Vossler, qui, selon ses propres aveux, maîtrise mal la langue de Voltaire, de vouloir partager les clichés identitaires des Français.

L’auteur des Essais poétiques se plaît également à dévoiler les mystifications et à dénoncer les idées reçues. Une autre poésie dédiée au gouverneur Sivers, Les Voyages du prisonnier, s’ouvre sur un démenti badin des récits de voyage bien connus, et propose les impressions d’un témoin oculaire impartial :

Voyageurs sur qui l’on se fonde

J’admire vos récits trompeurs ;

Je viens de parcourir le monde

Et je vous déclare menteurs17.

L’auteur continue en énumérant les qualités et les défauts du beau sexe des pays européens qu’il a visités. Cette liste prend la forme d’une typologie de caractères féminins et élabore une certaine sociologie de Tendre. Dans cet aspect, les descriptions du poète anonyme ressemblent bien à celles que propose Charles Pinot Duclos dans Les Confessions du comte de *** (1741), roman qui reste en vogue jusqu’au début du XIXe siècle18. Selon la logique narrative chère aux Lumières, la recherche de l’idéal mène « le Troubadour prisonnier » à la maison, c’est-à-dire à l’idée de la primauté des Françaises, modèles d’élégance, de raffinement et d’intelligence. Cependant, comme il est retenu loin de la patrie et privé de la possibilité de se délecter des charmes de ses compatriotes, ses observations pratiques se transforment en un jeu d’esprit qui l’aide à se consoler en captivité :

Pour charmer l’ennui de la vie

Ne faut-il pas l’illusion ?

Les dieux ne firent la folie

Que pour amuser la raison19.

Le prisonnier joue à ce jeu avant tout pour se distraire, mais aussi pour établir le contact entre les nations européennes au temps de la guerre et les pacifier. Plus sérieuses, les dernières strophes des Voyages du prisonnier semblent dissoner avec le badinage amoureux :

Lassé de parcourir le monde

J’allais regagner mon pays

Mais dans ma course vagabonde

J’ai enfin trouvé le phénix.

Ô bon Civers ! à ma patrie

Je veux redire tes bienfaits.

Permets à ma muse attendrie

De chanter ton nom aux Français20.

Malgré la gravité du ton, ce panégyrique s’inscrit bien dans les principes du jeu galant. Le badinage n’exclut ni le rapprochement, ni la sincérité avec laquelle le poète remercie le général Sivers pour ses bienfaits. La dédicace en forme de sous-titre les rappelle : À Son Excellence Monseigneur le lieutenant général comte de Civers, gouverneur de la Courlande, qui fit de son palais à Mittau un hôpital pour les Français prisonniers et blessés.

Il ne faut quand même pas exagérer l’intensité émotionnelle des œuvres du « Troubadour prisonnier » dédiées aux monarques et aux grands magistrats. Elles se composent surtout de formules rhétoriques toutes faites et ne peuvent intéresser qu’en tant que fabrique de stéréotypes nationaux. Les émotions qui se veulent franches animent les poésies adressées aux égaux du poète, c’est-à-dire à la jeunesse noble de Courlande : la comtesse Anna von Sivers, le baron Ulrich von Schlippenbach, les baronnes Catherine et Charlotte von Vietinghoff, la baronne Élisabeth von Boysen, la baronne Eugénie von Tyzenhauz et Louise-Sophie Katterfeld. Ce cercle partage les valeurs de la culture aristocratique française, que le poète désigne directement : la « politesse sociale » et la « fleur d’urbanité »21. Certains interlocuteurs du prisonnier les adoptent en voyageant, tels les Vietinghoff. Leurs filles et fils sont nombreux à se civiliser à Paris ou à Lyon à la fin de l’Ancien Régime22. D’autres familles s’ouvrent les portes du monde en lisant, comme en témoigne la Lettre sur la Courlande, ou Relation d’un voyage du prisonnier à la jeune baronne de Boyssenn.

Ce prosimètre est le pilier sémantique du recueil. La pièce montre que l’héritage culturel français des XVIIe et XVIIIe siècles reste actuel, tant pour un officier napoléonien que pour la société provinciale de Courlande des années 1810. La Lettre sur la Courlande dessine le trajet du « Troubadour prisonnier », une variante humoristique de pèlerinage. Au lieu d’épreuves spirituelles, le voyageur doit endurer la monotonie des paysages et l’incivilité de hobereaux locaux. Au bout du chemin, un accueil chaleureux, un loisir agréable et une conversation aimable remplacent pour lui l’expérience extatique. Le prisonnier trouve un abri dans la maison du baron Friedrich von Marbach, propriétaire de Schtroken, où l’on vit selon les règles françaises de sociabilité et de bienséance. Cette ambiance ranime le souvenir de la France :

C’est là qu’un sage véritable

Fait le bonheur de ses vassaux ;

Toujours égal, toujours aimable

Il coule ses jours en repos. […]

De l’ingénieuse saillie

Il sait embellir la raison

Et je me crois dans ma patrie

Lorsque je suis dans sa maison23.

Le prisonnier français remarque les mêmes qualités et éprouve les mêmes sentiments dans les autres maisons courlandaises, surtout chez les Vietinghoff, qui reçoivent de lui trois missives poétiques (4e romance du prisonnier troubadour, à la famille Witinghoff ; Stances à Mademoiselle Charlotte de Witinghoff… ; Couplets du prisonnier troubadour à Madame la baronne de Witinghoff, le jour de sa fête), un peu moins que la famille de son protecteur Sivers.

La noblesse courlandaise, même celle qui, d’après les observations du poète, « n’a respiré que l’air natal… et n’a point voulu se donner la peine de se polir »24 cherche à faire preuve de goût pour les belles-lettres auprès du voyageur français. Ce dernier ironise souvent sur ce point. De passage sur les terres d’un gentilhomme de province, il visite sa bibliothèque. Voici sa description sous forme de dialogue, qui donne une rare occasion de voir la collection de livres du XIXe siècle à travers les yeux des lecteurs de l’époque :

Entrons dans la bibliothèque du gentilhomme et faisons la revue de ses livres. Bon Dieu, quel désordre ! Des bouquins poudreux et entassés peut-être depuis un siècle. Comme cet appartement sent le renfermé ! Combien de morceaux de livres à demi rongés par les insectes et par les rats ! Il est donc vrai que les auteurs travaillent quelquefois pour les souris autant que pour les hommes25.

Les titres sont majoritairement français et allemands, datant surtout du XVIIIe siècle, avec quelques classiques du XVIIe. Sans surprise, les auteurs germanophones remportent le suffrage de l’hôte de la maison, alors que les philosophes et leurs contemporains sont vivement critiqués. Mme de Genlis est nommée « gendarme comme un diable et philosophe sans rougir », Voltaire et Rousseau sont qualifiés d’« ineptes », l’abbé de Raynal passe pour « un bouffon ». D’après le propriétaire de la bibliothèque, Kotzebue et Schiller dépassent de loin Racine, Molière et La Fontaine, alors qu’il ne croit pas nécessaire de lire pour former l’opinion :

Je n’ai jamais cru devoir lire

Tous ces auteurs que j’ai décrits

Et j’en juge sur l’ouï-dire

Comme on le fait dans ce pays26.

Le prisonnier se moque du gentilhomme grossier, et ce n’est pas un lecteur abstrait mais bien la destinataire de la relation de voyage, la jeune et érudite Élisabeth von Boysen, qui doit apprécier la verve de l’auteur, rire du compatriote et se présenter comme modèle d’éducation.

Comme les autres pièces du recueil, la Lettre sur la Courlande renvoie souvent aux textes et figures majeures des Lumières. L’œuvre cite tous les écrivains français importants du XVIIIe siècle, de Montesquieu à Bernardin de Saint-Pierre, qu’une personne de qualité doit lire et connaître à l’époque. Même pour le hobereau inculte, l’auteur trouve un parallèle dans le panthéon des Lumières : il l’appelle « une nouvelle espèce d’animaux que Buffon avait négligé de classer dans son Histoire naturelle »27. Dans l’Épître du prisonnier troubadour à Monsieur le Baron de Schlypenbach, dont il sera question plus loin, une anecdote de la vie de l’abbé Raynal sert à illustrer l’utilité de l’art de la conversation. Dans le 4e sonnet du prisonnier, l’auteur anonyme pleure la mort de l’abbé Delille survenue lors de sa captivité le 2 mai 1813. Ce poète célèbre et largement lu en France connaît également un vif succès en Russie, où on le traduit et recopie dans les albums, tant dans la capitale qu’en province28. Sans se désigner comme adepte de Delille, le « Troubadour prisonnier » développe ses thèmes et motifs : la primauté de la nature, la sensibilité de l’homme. Comme son maître, il compose un prosimètre, genre de prédilection de la poésie didactique au tournant du XIXe siècle29. La Conversation (1812), dernière œuvre de Delille, discute l’art fin de se faire entendre à la société, qui occupe aussi une place importante dans les Essais poétiques de Mr D’….

Ici, l’adhésion à la culture des Lumières ne se borne pas aux noms et aux titres clés. Le style même de l’auteur marque ce lien. Les plaisanteries contre le hobereau candide et ignorant se fondent sur les réticences et les mystifications, et relèvent du persiflage. Le prisonnier va jusqu’à employer le dérivé du mot, « persifleur » dans sa conversation avec le gentilhomme courlandais. Comme le montre Élisabeth Bourguinat d’après l’analyse de la base Frantext, le terme « persiflage », très utilisé dans les années 1770-1780, disparaît complètement des textes littéraires français de 1804 à 182030. À bon entendeur, salut : le poète anonyme ne s’adresse qu’au lecteur qui partage avec lui une bonne connaissance de la culture de l’Ancien Régime. Élisabeth von Boysen est sans doute susceptible de saisir le ton de l’auteur, qui l’avertit dans la préface : « J’écris ceci pour une aimable personne qui peut-être rira aussi et j’aime beaucoup son sourire. Elle est seule capable de me dédommager de la fureur héraldique qui va se déchaîner contre moi »31.

La bonne maîtrise du français, la connaissance des règles de la vie en société et des normes du bon goût sont des conditions requises pour que s’établisse la compréhension entre le « Troubadour prisonnier » et ses interlocuteurs. Cependant, cette conversation poétique, comme l’analyse des textes le montre, ne crée pas des thèmes nouveaux, mais propose ceux qui sont de coutume, révèle les attitudes des parties et cerne l’espace de contacts. N’oublions pas non plus le contexte politique du dialogue : la guerre entre la France et la coalition antinapoléonienne bat son plein. La communication d’après les normes de la sociabilité mondaine permet d’instaurer la sérénité et d’éviter les effets négatifs de la guerre. La culture féminine des salons (notons que le « Troubadour » s’adresse majoritairement aux jeunes dames) est le contraire du modèle aristocratique masculin, belliqueux par sa nature32. En reconnaissant la primauté des règles de la vie mondaine sur le devoir militaire, l’officier français devient, de son propre gré, doublement assujetti. Mais il libère en même temps son esprit en adoptant sa langue maternelle et un style familier.

La conversation poétique offre les meilleures conditions pour l’entendement et la sympathie mutuelle. Selon Robert Mauzi, pour les Lumières, « la conversation reste, par excellence, le moyen de plaire […]. Le bonheur de la conversation est à mi-chemin entre le sérieux et la fantaisie […]. La conversation reste un jeu. Mais si on la compare à la rêverie anarchique ou à l’isolement ombrageux, elle apparaît comme une discipline, dont la fonction est de lier entre eux tous les hommes »33. Ni le poète anonyme, ni ses interlocuteurs courlandais n’ignorent cette double fonction de la causerie mondaine et ses formes ludiques.

Pour le « Troubadour prisonnier », l’interlocuteur parfait serait un autre poète. Et il le trouve dans la personne du baron Hermann Heinrich Gustav Ulrich von Schlippenbach (1774-1826), destinataire de deux de ses poésies, fonctionnaire, propriétaire de terres en Courlande et encore poète de langue allemande, auteur de quelques recueils dont Kuronia, eine Sammlung vaterländischer Gedichte (Couronia, recueil de poèmes patriotiques, 1806-1809), qui lui assure un succès régional incontestable vers 181334. Ni la différence d’expression, ni les sentiments patriotiques divergents n’entravent la compréhension mutuelle des poètes. Conformément aux normes de l’étiquette, le baron von Schlippenbach, en maître de maison hospitalier, invite l’officier français à engager la conversation et à laisser une inscription et un dessin dans son album. De cette invitation naît le 3e sonnet du prisonnier. Son auteur rend à son hôte la monnaie de sa pièce. En soulignant la similitude des goûts, le poète français reconnaît en Schlippenbach un allié littéraire et lui prête son propre nom de guerre, « Troubadour » :

La main d’amitié trace avec vérité

L’aimable souvenir qui sait charmer la vie

Et l’on n’y trouve point la triste rusticité

De ces vers travaillés qui font fi de l’envie.

Aimable troubadour qui sais à l’étranger

Offrir le doux abri d’un toit hospitalier

Permets dans ce recueil qu’il mette quelque chose

Phœubus lui refusa son souffle inspirateur

Il ne peut que t’offrir l’hommage d’un bon cœur

Mais ce présent pour toi vaudra bien une rose35.

L’entente entre les poètes, qui naît au cours du dialogue, contraste avec l’incompréhension provoquée par la négligence du code de la sociabilité et du potentiel civilisateur de la conversation. C’est le sujet de l’Épître du prisonnier troubadour à Monsieur le Baron de Schlypenbach qui avait ordinairement à sa table un vieil émigré français nommé Mr. M.… Ici, le thème de la barbarie revient sous une autre lumière : il s’agit de la « barbarie intérieure », caractéristique de gens civilisés qui s’excluent de toute participation à l’universel36. Un certain Monsieur M., qui fréquente la maison du baron Schlippenbach, ne sait pas meubler la conversation, ce qui fait de lui un être « ennuyeux par excellence »37. Le poète prisonnier couronne son épître par une sorte de traité moral, une réflexion sur l’attention aux interlocuteurs comme un élément important de l’art de plaire38. Le mutisme constant du vieil émigré au milieu d’une compagnie chaleureuse d’amis est perçue, non comme une preuve de tact, mais comme un manque d’urbanité : « J’aime fort qu’on sache se taire : / Mais se taire est encore un art »39.

Le poète suggère que la conversation apprend l’utilité de la vie en société et incite à se ressembler. Il se moque de ceux qui ne savent pas, ou ne veulent pas respecter les règles de la bienséance et les écarte ironiquement. Mais les fonctions de l’entretien poétique ne s’arrêtent pas là. C’est aussi un moyen de se consoler dans les moments douloureux. Les stances dédiées à la jeune baronne Charlotte von Vietinghoff, qui vient de perdre son père (Stances à Mademoiselle Charlotte de Witinghoff, en quittant le château de son père qui venait de mourir, dans une autre de ses terres, où elle même était allée pour assister à ses funérailles) l’attestent. La mort du baron Gustav Heinrich von Vietinghoff (1760-1813) coupe court aux relations idylliques entre la jeune fille et le prisonnier français, obligé de quitter la maison de son « protecteur ». Le poète français parle plus volontiers de ses sentiments que de ceux de son amie. Il rappelle à Charlotte leurs exercices artistiques communs, qui appartiennent au passé, mais qui sont susceptibles de faciliter l’usage de la « science de la séparation » et de surmonter l’angoisse de la mort :

Charlotte, jeune infortunée,

Dans quels lieux verses-tu des pleurs ?

Jadis ma main mal assurée

Crayonna tes traits enchanteurs.

Bien loin de toi, dans l’esclavage

L’étranger va subir son sort ;

Mais il emporte ton image

Et peut encore braver la mort40.

Arrêtons ici l’analyse de poésies qui ne permet pas de répondre pleinement aux questions précises sur l’auteur, les lecteurs et les propriétaires du recueil. Pour trouver des réponses, des prospections approfondies dans les archives de France et de Lettonie sont nécessaires. Mais il est déjà évident que les Essais poétiques de Mr D’…, ce véritable miroir qui revient, témoignent d’un dialogue fructueux entre un Français et les Baltes au temps des guerres napoléoniennes. Ayant pris un ton approprié, le « Troubadour prisonnier » réussit à construire une identité de groupe particulière pour une société passionnée par le livre et la littérature. Codifiée par les normes de sociabilité conçues par la culture aristocratique française, transmise dans la langue internationale de l’Europe, cette identité ne contredit pas les sentiments patriotiques, ni ne gêne l’expression du caractère national.

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1 Patricia KENNEDY GRIMSTED, « The Road to Minsk for Western “Trophy” Books : Twice Plundered but Not Yet “Home from the War”  », Libraries & Culture 39/4, 2004, p. 351-404 ; Anatole STÉBOURAKA, « Livres et archives des Reinach spoliés sous l’occupation et retrouvés à Minsk (Bélarus) », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2015/3 (juillet-octobre), p. 1089-1115 ; ID., « Livres français spoliés dans les collections de la Bibliothèque nationale de Biélorussie », dans Où sont les bibliothèques spoliées par les nazis ?, dir. M. Poulain, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2019, p. 81-98.

2 Plusieurs auteurs (Frédéric Barbier, Mikhail Fundaminski, Vladimir Somov) de ce volume collectif soulignent l’importance de Riga : Est-Ouest : Transferts et réceptions dans le monde du livre en Europe (XVIIe – XXe siècles), dir. Fr. Barbier, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2005, p. 12-13, 83-85, 92-95. Voir aussi Frédéric BARBIER, « La librairie parisienne, la Russie et les puissances du Nord au XVIIIe siècle », Век Просвещения = Le Siècle des Lumières, vol. I, Moscou, Naouka, 2006, p. 190-212.

3 Ces dates figurent dans les titres de différentes pièces de poésie. Elles sont également confortées par les filigranes du papier : « Fellows 1808 ».

4 Национальная библиотека Беларуси [Bibliothèque nationale de Biélorussie, BNB par la suite], 091/158, f. 4v°. Quelques éléments sur la carrière préfectorale du comte d’Arros dans l’Aveyron : Ferdinand de BARRAU, Galerie des préfets de l’Aveyron, t. I, Rodez, E. Carrère, 1905, p. 205-355.

5 BNB [n. 4], 091/158, non paginé.

6 Henri JACOUBET, Le Genre troubadour et les origines françaises du romantisme, Paris, Les Belles Lettres, 1928 ; François PUPIL, Le Style troubadour ou la nostalgie du bon vieux temps, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1985.

7 Elsa CAU, Le Style troubadour, l’autre romantisme, Paris, Gourcuff-Gradenigo, 2017.

8 BNB [n. 4], 091/158, f. 6v°. Ici, et partout ailleurs, je modernise l’orthographe du XIXe siècle, sauf pour les noms propres.

9 « Le prisonnier composa ces vers sur les bords de la mer Baltique en 1813 au moment où il venait d’apprendre les succès de l’armée française à Luthzen et à Bautzen. La dernière strophe fut ajoutée plus tard », ibid.

10 Évelyne LEVER, Louis XVIII, Paris, Fayard, 1988, p. 236-265, 285-293 ; Philip MANSEL, « From Exile to the Throne : The Europeanization of Louis XVIII », dans Monarchy and Exile : The Politics of Legitimacy from Marie de Médicis to Wilhelm II, dir. Ph. Mansel et T. Riotte, Londres, Palgrave Macmillan, 2011, p. 181-213.

11 Cf. Elena JOURDAN, « L’image d’Alexandre Ier sous la Restauration : du culte à l’oubli (1814-1830) », dans La Russie d’Alexandre Ier : réalités, perceptions, mythes, Lyon, École normale supérieure LSH, 2005. Mode d’accès : http ://russie-europe.ens-lyon.fr/article.php3 ?id_article=60 ; Marie-Pierre REY, « La Sibérie des soldats napoléoniens en exil », dans L’Invention de la Sibérie par les voyageurs et écrivains français (XVIIIe-XIXe siècles), dir. S. Moussa et A. Stroev, Paris, Institut d’études slaves, 2014, p. 90-99.

12 BNB [n. 4], 091/158, f. 17r°.

13 Ibid., f. 10v°-11r°.

14 Ibid., f. 40r°.

15 Alexandre STROEV, La Russie et la France des Lumières : Monarques et philosophes, écrivains et espions, Paris, Institut d’études slaves, 2017, p. 11-43, 70-91, 103-112, 136-142.

16 На войне под наполеоновским орлом : дневник (1812-1814) и мемуары (1828-1829) вюртембергского обер-лейтенанта Генриха фон Фосслера = Unter Napoleons Adler im Krieg : Tagebuch (1812-1814) und Erinnerungen (1828-1829) des württembergischen Oberleutnants Heinrich von Vossler, ed. W. Maehrle, trad. de l’allemand par I. Koriakov et D. Sdvizkov, Мoscou, NLO, 2017.

17 BNB [n. 4], 091/158, f. 40v°.

18 Daniel MORNET, « Les enseignement des bibliothèques privées (1750-1780) », Revue d’histoire littéraire de la France 17/3, 1910, p. 448-496 ; Romans libertins du XVIIIe siècle, textes établis, présentés et annotés par R. Trousson, Paris, Laffont, 1993, p. 165.

19 BNB [n. 4], 091/158, f. 44v°.

20 Ibid., f. 44v°.

21 Ibid., f. 47r°.

22 Voir les rapports de la police parisienne des années 1770-1780 sur le baron Otto Hermann von Vietinghoff et ses enfants : Archives du ministère des affaires étrangères, F. Contrôle des étrangers, vol. 12, f. 38r°-v° ; vol. 15, f. 87r°-v°. La fille d’Otto Hermann, Barbara Juliane, plus connue sous le nom de Mme de Krüdener, femme de lettres francophone, est la figure majeure du dialogue franco-baltique au tournant du XIXe siècle : Francis LEY, Madame de Krüdener et son temps, Paris, Plon, 1962 ; ID., Mme de Krüdener (1764-1824). Romantisme et Sainte-Alliance, Paris, Honoré Champion, 1994 ; Elena GRETCHANAÏA, « Je vous parlerai la langue de l’Europe… ». La francophonie en Russie (XVIIIe-XIXe siècles), Bruxelles, Peter Lang, 2012 ; Françoise KERMINA, Les Dames de Courlande. Égéries russes au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2013.

23 BNB [n. 4], 091/158, f. 66v°.

24 Ibid., f. 47r°-v°.

25 Ibid., f. 62r°-v°.

26 Ibid., f. 65r°.

27 Ibid., f. 65v°.

28 Elena GRETCHANAÏA, « Jacques Delille en Russie », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle 22, 2003, p. 79-87.

29 Hugues MARCHAL et Nicolas WANLIN, « Le prosimètre didactique et scientifique de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle », Vers et prose : formes alternantes, formes hybrides, dir. Ph. Postel, Atlantide 1, 2014. Mode d’accès : http ://atlantide.univ-nantes.fr/Le-prosimetre-didactique.

30 Élisabeth BOURGUINAT, Persifler au siècle des Lumières : histoire du mot « persiflage » 1734-1789, Paris, Créaphis éditions, 2016, p. 260-261.

31 BNB [n. 4], 091/158, f. 47v°.

32 Benedetta CRAVERI, L’Âge de la conversation, Paris, Gallimard, 2002, p. 27.

33 Robert MAUZI, L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Genève-Paris, Slatkine Reprints, 1979 [1960], p. 587.

34 Carola L. GOTTZMANN et Petra HÖRNER, Lexikon der deutschsprachigen Literatur des Baltikums und St. Peterburgs, vom Mittelalter bis zur Gegenwart. Band 1 : A-G, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2007, p. 1147-1150.

35 BNB [n. 4], 091/158, f. 37v°.

36 Cf. Jean-François MATTÉI, La Barbarie intérieure. Essai sur l’immonde moderne, Paris, PUF, 1999.

37 BNB [n. 4], 091/158, f. 96v°.

38 R. MAUZI, op. cit. [n. 31], р. 586.

39 BNB [n. 4], 091/158, f. 95r°.

40 Ibid., f. 68v°-69r°.