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Vies parallèles. Deux diplomates bibliophiles hongrois entre Occident et Orient : François de Tott et Charles Émeric de Reviczky

Ferenc TÓTH

Centre de recherches en sciences humaines (Budapest)

toth.ferenc@btk.mta.hu

L’époque des Lumières est particulièrement riche en personnages polyvalents. L’émergence et l’organisation précoce des sciences permettent encore aux savants de transgresser les frontières disciplinaires et sociales, moins rigides et étanches que celles des périodes suivantes. Parmi ces individus, pour la plupart injustement oubliés, je me propose d’évoquer, en paraphrasant le titre de l’illustre ouvrage de Plutarque, deux parcours professionnels et intellectuels très similaires, qui relièrent l’Orient et l’Occident à l’époque des Lumières. Il s’agit de deux diplomates hongrois, passés au service de deux grandes puissances européennes. Le premier, François de Tott, fils d’un émigré hongrois, servit la France dans des territoires orientaux tandis que le second, Charles Emeric de Reviczky, fut un ambassadeur impérial dans différents pays européens. Tous les deux étaient des experts en langues orientales, des orientalistes avant la lettre, des auteurs et des collectionneurs de livres et de manuscrits. À travers leurs exemples, j’essaie de démontrer l’importance accrue des livres dans l’accumulation des savoirs, dans les transferts culturels et technologiques, mais également dans la politique de prestige et de rayonnement intellectuel au XVIIIe siècle.

1. Deux vies parallèles

La vie et les activités de François de Tott (1733-1793)1 forment une contribution passionnante à l’histoire de l’époque des Lumières. Fils d’un ancien combattant de la guerre d’Indépendance hongroise du début du XVIIIe siècle, il naquit le 18 août 1733 à Chamigny. Il entra dans le régiment de hussards Berchény en tant que cornette, en 1742, à l’âge de neuf ans. Il participa aux campagnes de 1743-1748 et fut blessé à la bataille de Lawfeld. Son père, András Tóth, fut employé dans la diplomatie française sur le territoire de l’Empire ottoman. Pour remplacer son père, le gouvernement envoya le jeune François en 1755 à Constantinople, dans le but d’étudier les langues et la civilisation du pays. Il raconta ses impressions sur la capitale turque d’une manière pittoresque, et avec beaucoup d’anecdotes dans ses écrits. En 1763, il retourna en France où il voulait faire une carrière diplomatique. Après une mission spéciale à Neuchâtel2, une grande perspective s’offrit à lui en 1767, date à laquelle il fut envoyé en Crimée afin de favoriser un conflit militaire entre la Russie et l’Empire ottoman, destiné à sauver la Pologne menacée par la politique de la tsarine Catherine II. Il remplit sa mission avec beaucoup de succès, et fit même la campagne avec le khan des Tartares en 1769, dont il rendit compte dans sa correspondance et, plus tard, dans le deuxième livre de ses Mémoires. Malgré cela, le résultat de la guerre russo-turque (1768-1774) fut pour la Pologne l’exact contraire des espérances françaises. Ensuite, il se rendit à Constantinople, où il se distingua dans les opérations de la guerre russo-turque3.

Après avoir vaillamment défendu le détroit des Dardanelles contre l’offensive navale de l’amiral Orlov, Tott fut chargé d’organiser une école d’artillerie à tir rapide (diligents ou « süratchis » en turc). Il fit construire en outre une fonderie de canons, dont le bâtiment existe toujours à Istanbul. Il entreprit plusieurs réformes militaires, fut chargé de la fortification des détroits des Dardanelles et du Bosphore, et fonda même une école de mathématiques pour les officiers ottomans. Cet épisode de sa vie est raconté d’une manière détaillée dans ses Mémoires. Finalement, sa dernière mission diplomatique eut lieu en 1776-1777, lorsqu’il fut envoyé en tant qu’inspecteur des Échelles du Levant. Par ailleurs, il était investi d’une mission secrète : examiner la possibilité d’une éventuelle occupation militaire de l’Égypte, dont il fut le plus ardent défenseur. Ce projet fut rejeté par le comte de Vergennes, alors secrétaire d’État aux affaires étrangères, et fut différé jusqu’à l’entreprise de Napoléon Bonaparte4. La description de ce voyage constitue le quatrième livre de ses Mémoires. Le baron quitta la France sous la Révolution, et émigra en Hongrie où il termina ses jours en août 17935.

L’autre personnage, Charles Émeric Reviczky6, fut un illustre diplomate polyglotte, un représentant curieux de l’orientalisme naissant, bibliophile passionnant appartenant à une famille en pleine ascension sociale de la Haute Hongrie (aujourd’hui la Slovaquie), les Reviczky de Revisnye. Charles Émeric de Reviczky naquit le 4 novembre 1737 à Revisnye, l’ancien fief de la famille. Son père, Jean François Reviczky, fut un député du comitat de Zemplén, fonction politique qui lui permit d’avoir des relations politiques étendues. Très probablement, il destina son fils à une carrière diplomatique car, après les études du jeune Charles à Vienne, il l’envoya dans les principales cours d’Europe, conformément à la tradition du Grand Tour des jeunes hommes, et même en Asie, où il devait apprendre le turc et le persan7. Par ailleurs, outre le grec et le latin, il parlait et écrivait bien le français, l’allemand, l’italien, l’anglais, l’espagnol et la plupart des autres dialectes européens. Grâce à ses capacités linguistiques et ses talents, l’impératrice Marie-Thérèse le nomma en 1772 envoyé extraordinaire plénipotentiaire en Pologne8. Cette mission était particulièrement délicate car elle concernait le premier partage de la Pologne. Dans cette situation, Reviczky devait argumenter pour légitimer les droits de la reine de Hongrie sur la Galicie polonaise. Il devait présenter les droits historiques des rois de Hongrie sur ce territoire, en se servant d’une manière efficace des résultats de l’historiographie hongroise naissante9. Durant sa mission à Varsovie, Reviczky mit tout en œuvre pour recevoir des informations exactes sur les opérations militaires de la guerre russo-turque (1768-1774) et, plus tard, de la guerre de Succession de Bavière (1778-1779)10.

Peu après son avènement, en 1781, l’empereur Joseph II rappela Reviczky de Pologne pour l’envoyer comme ambassadeur à Berlin, dans un temps où les relations entre les deux cours étaient assez tendues. Ses correspondances diplomatiques nous renseignent sur des événements divers de la cour de Frédéric II. Par sa culture universelle, Reviczky entretenait une relation très fine et amicale avec le comte de Herzberg, ministre éclairé et rusé de Frédéric II. En discutant librement sur des sujets variés relevant de la culture, il reçut souvent des informations et des impressions sur les affaires politiques secrètes de la Prusse. À partir de 1782, le comte de Reviczky informa régulièrement la cour de Vienne des progrès techniques de l’armée prussienne, et sur l’activité de plusieurs savants étrangers travaillant à la réforme de l’artillerie11.

En 1785, le comte de Reviczky fut rappelé de Berlin et, l’année suivante, fut nommé ambassadeur à Londres où il continua son service diplomatique périlleux, dans une situation extrêmement difficile à l’époque de la Révolution française. Quand celle-ci éclata, il éprouvait de plus en plus de difficultés financières. En raison de ses problèmes de santé, il renonça, en 1790, à toutes ses fonctions publiques et refusa une nouvelle promotion diplomatique : l’ambassade de Naples12. Durant son séjour londonien, l’ambassadeur impérial suivait attentivement les événements révolutionnaires français. Dans un premier temps, le chancelier impérial Kaunitz le chargea de la négociation d’une alliance austro-britannique à laquelle la Russie devait se rallier13. Finalement, le comte de Reviczky mourut en août 1793 à Vienne, quelques semaines avant le décès de François de Tott…

2. Deux écrivains

Nos deux personnages, qui avaient des ambitions littéraires et scientifiques, nous ont laissé des ouvrages inspirés par leurs séjours en Orient. Le baron de Tott publia ses Mémoires sur les Turcs et les Tartares à la fin de sa carrière14. Les Mémoires en question se composent de cinq parties : un discours préliminaire et quatre livres. Dans le discours préliminaire, l’auteur présente sa théorie sur la philosophie de l’histoire et récuse l’opinion de Montesquieu concernant l’influence du climat sur les habitants d’un pays. Dans son premier livre, consacré à Constantinople et au système politique turc, il se révèle un partisan de la théorie du despotisme oriental, dont il critique sévèrement la tyrannie. Néanmoins, ses remarques apportent beaucoup d’informations sur la société contemporaine turque, qu’il connaissait vraiment bien. Ses anecdotes rendent son style agréable à lire, et contribuèrent grandement à la célébrité de cet ouvrage. Le deuxième livre est un témoignage précieux sur la vie quotidienne des Tartares de Crimée avant l’occupation russe. On y trouve non seulement l’histoire de son voyage en 1768-69, mais également une description géographique, de la flore et de la faune, ainsi qu’une analyse sociale du pays des Tartares. Son point de vue est très proche de celui de Montesquieu dans les Lettres persanes : il livre une critique de la société française à travers le verdict des Tartares. La partie suivante est consacrée à son activité militaire à Constantinople pendant la guerre russo-turque, à partir de 1769 jusqu’en 1774. Malgré l’ambition d’accréditer l’importance de son rôle pendant cette période, cette partie est également riche en informations intéressantes et s’avère une source historique fiable. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage présente surtout la province la plus convoitée de l’Empire ottoman : l’Égypte. Outre la description des vestiges de l’Antiquité, il y préconise, entre autres, l’ouverture du canal à Suez, projet dont Napoléon Bonaparte s’inspira également15.

Le livre eut un très grand succès à sa parution. La première édition date de 1784. Mais, durant les deux années suivantes, les Mémoires connurent encore quatre éditions en français16. Un véritable best-seller de l’époque ! Les versions en langues étrangères (anglaise, allemande, danoise et néerlandaise) remportèrent également un grand succès. La traduction anglaise des Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares était l’un des ouvrages les plus empruntés par les membres de la New York Society Library en 178917. Parmi les lecteurs célèbres, contemporains des Mémoires, il faut mentionner la famille royale, l’orientaliste Volney, le révolutionnaire Brissot et le jeune Napoléon Bonaparte. Par ailleurs, l’œuvre du baron de Tott devint un ouvrage de référence pour les historiens, orientalistes, géographes et écrivains. Pour illustrer son influence sur la littérature, il suffit d’évoquer l’exemple de l’écrivain allemand Burger, qui emprunta beaucoup aux Mémoires du baron de Tott pour former le personnage du légendaire baron de Münchhausen18.

Reviczky avait également une facilité extraordinaire pour apprendre les langues étrangères. Son premier livre, par lequel il se fit connaître, est la traduction d’un ouvrage militaire d’Ibrahim Müteferrika, le célèbre Usul el-Hikem fî Nizâm el-Ümem [Pensées sages sur le système des peuples], qui fut publié sous le titre de Traité de tactique ou méthode artificielle pour l’ordonnance des troupes en 1769 à Vienne et, la même année, également à Paris19. L’intérêt de la publication française de ce livre en 1769 réside dans la situation internationale de l’époque, puisqu’une nouvelle guerre russo-turque (1768-1774) venait de commencer l’année précédente. Ces événements militaires contribuèrent probablement à la mise en valeur de cet ouvrage. Le choix de la langue française n’était pas fortuit non plus, car la plupart des ouvrages scientifiques et militaires de l’époque des Lumières furent rédigés ou traduits dans la langue de Voltaire et de Rousseau. D’après la correspondance de Reviczky avec Jones, le livre recueillit un certain succès en Allemagne après sa parution20. Le genre de l’ouvrage était emprunté à la littérature ottomane des XVIe et XVIIe siècle : il s’agit d’un nasihatname, c’est-à-dire un recueil de conseils politiques adressés aux souverains, inspirés par les littératures arabe et persane21. La préface du traducteur fournit une explication utile au lecteur pour la compréhension de l’ouvrage. En évoquant la série de guerres turques allant de 1663 à 1739, qui jalonnèrent la période de la reconquête de la Hongrie, il insiste particulièrement sur le changement des rapports de forces entre les armées, et sur la nécessité des réformes dans l’armée ottomane. Se méfiant des relations de voyage peu fiables, il propose une traduction des ouvrages des Turcs, ce qui impliquait une bonne connaissance des langues orientales et en particulier de l’osmanli qui était un mélange du turc, de l’arabe et du persan. Reviczky s’oppose à l’image caricaturale des Turcs ignorants, et rend hommage à l’imprimeur Ibrahim Efendi, dont l’activité marqua un changement dans les relations entre les Turcs et les Européens22.

Ensuite, il entreprit la traduction d’un poème persan en vers latins23. Il s’agit des extraits du Divan de Hafiz, avec des explications et commentaires, et d’abondantes notes philologiques. Son introduction de 48 pages présente la littérature persane (Prooemium). La traduction latine parut en 1771, puis une traduction anglaise24 la suivit la même année, tandis que la traduction allemande ne parut qu’en 178225. D’après sa correspondance avec William Jones, il traduisit encore une trentaine de poèmes de Hafiz qui ont probablement disparu. Reviczky fut un des premiers Européens à découvrir ce poète persan, et ses traductions exercèrent une certaine influence sur la littérature européenne. En particulier, le poète hongrois Michel Csokonai Vitéz s’inspira fortement des textes traduits par son compatriote. En dehors de ses traductions, il publia une édition critique de Pétrone qui fit sensation à Berlin durant son ambassade, comme en témoigne le savant abbé Denina : « On n’avoit encore vu aucun auteur classique imprimé avec goût, avec élégance, avant que Mr. de Rewitzky revoyant les épreuves lui-même et par son digne aumônier Mr. l’abbé Gruber, eût donné l’édition de Pétrone »26.

3. Deux collections particulières

Malgré les recherches menées sur les différents aspects de la vie du baron de Tott et la genèse de ses Mémoires, pendant très longtemps, l’identification des sources bibliographiques de sa production littéraire est restée aléatoire. La découverte récente d’un petit imprimé, contenant un catalogue des livres mis en vente dans sa maison peu après son départ définitif pour l’étranger, peut désormais nous éclairer sur les origines intellectuelles de sa carrière polyvalente. Le catalogue mentionné se trouve relié parmi d’autres catalogues conservés à la Bibliothèque nationale de France27. Il est composé de trois parties : la première contient 158 entrées, la deuxième 108 entrées et la troisième 138 entrées. Après avoir consulté ces trois listes, nous pouvons présumer qu’elles correspondent à trois bibliothèques différentes, appartenant probablement à trois émigrés de l’été 1790. On y retrouve souvent les mêmes ouvrages et, d’après leur contenu, nous pensons que deux d’entre elles appartenaient plutôt à un ecclésiastique et à un juriste. Soulignons ici que le nombre d’entrées ne correspond pas au nombre d’ouvrages, car, bien souvent, une entrée englobe plusieurs volumes. Puisqu’il existe des rapports évidents entre les livres de la première liste et les activités du baron de Tott, nous nous contenterons d’analyser celle-ci, afin d’en tirer des conclusions relatives aux différentes activités de notre auteur.

Premièrement, nous avons cherché à mesurer la part des différentes catégories d’ouvrages. Pour avoir une idée plus précise de la composition de cette bibliothèque, nous avons pris en compte les titres qui se trouvent rassemblés dans les 158 entrées du catalogue ; nous aboutissons ainsi à une liste plus détaillée, comprenant 237 éléments. La répartition thématique des livres donne le tableau suivant :

CatégorieNombrePourcentage
Histoire2711,39 %
Belles-lettres7029,53 %
Sciences 4418,6 %
Arts10.4 %
Philosophie2510,55 %
Religion93,8 %
Droit41,69 %
Géographie114,64 %
Économie52,1 %
Langues93,8 %
Art militaire3012,66 %
Autres20,84 %
Total237100 %

Nous pouvons constater que les ouvrages littéraires, historiques et scientifiques, ainsi que les manuels concernant l’art militaire, dominaient la bibliothèque du baron. Cela ne représente aucune surprise par rapport aux grandes bibliothèques privées de l’époque28. On y trouve aussi, à côté des livres des auteurs anciens, ceux des penseurs les plus connus des Lumières. Si la valeur intellectuelle des ouvrages est incontestable, nous observons qu’ils n’atteignaient pas une très grande valeur matérielle à la vente. Il s’agit d’ailleurs, principalement, d’ouvrages en français du XVIIIe siècle, en dehors d’une Géographie de Strabon imprimée à Bâle en 1571, et de quelques autres manuels du XVIIe siècle. Le véritable intérêt pour les chercheurs est de voir dans quelle mesure ces ouvrages ont constitué des outils dans la vie et la carrière du baron de Tott29.

Les ouvrages militaires étaient bien présents dans la bibliothèque de ce dernier. On y trouve les œuvres classiques de Puységur, Bélidor, Vauban, et de beaucoup d’autres. Connaissant sa carrière militaire, nous présumons qu’il dut se former à la manière d’un autodidacte dans les différentes branches de l’art militaire. Il se révéla un excellent improvisateur en Turquie, dans les réformes qu’il réalisa au sein de l’armée ottomane durant la guerre russo-turque de 1768-177430.

Les travaux de fortification du baron de Tott exigeaient des connaissances très étendues d’ingénieur militaire. Il est probable qu’il se servit utilement des travaux de Vauban, dont il possédait trois ouvrages dans sa bibliothèque, mais il pouvait également feuilleter les manuels de Bélidor, de Clermont et de Leblond. Hormis les ouvrages de poliorcétique, ses autres livres sur ces matières lui permirent de se perfectionner dans l’architecture militaire et civile. Notons ici qu’on lui attribue la reconstruction du bâtiment de l’ambassade de France à Péra, le fameux Palais de France, gravement endommagé durant l’incendie de 176731.

Dans ses Mémoires, il s’attribue quasiment toute la gloire des progrès de l’artillerie turque, et se contente de mentionner des collaborateurs anonymes, ou bien les deux ouvrages utilisés, les Mémoires d’artillerie de Surirey de Saint-Rémy32 et la Grande Encyclopédie, en tant que soutien technique pour des procédures aussi complexes que la fonderie des canons33. Le baron de Tott était certainement un excellent organisateur, doté d’un sens inné pour la mécanique contemporaine, mais nous savons également qu’il avait sous sa direction un renégat écossais, Campbell Mustapha Aga, et un sergent d’artillerie, Antoine-Charles Obert. Par ailleurs, quelques Français travaillèrent aussi dans sa fonderie34.

Les mathématiques constituaient une science indispensable pour les militaires de l’époque. Le baron de Tott avait certainement des bases élémentaires dans ce domaine, et il était bien déçu de l’ignorance des militaires turcs. Il en résulta l’idée de créer une école de mathématiques, que le baron dirigea personnellement35. L’Université d’Istanbul se réclame toujours de cet établissement, comme école d’origine, et sa création fut vraiment perçue comme un bouleversement. La présence de nombreux livres de mathématiques dans la bibliothèque de Tott témoigne des sources bibliographiques de son enseignement, et montre comment cet officier de hussards polyvalent pouvait se transformer en professeur de mathématiques dans un milieu étranger.

Nous savons que son père avait joué un rôle important dans le transfert des manuscrits du prince Rákóczi et de ses compagnons de Turquie en France. François de Tott continua le travail de son père et sauva ainsi des manuscrits ou des ouvrages majeurs de l’histoire hongroise : les Hungarica. À la Bibliothèque nationale de France est toujours conservée une pièce des fameuses Corvina qu’il ramena de Constantinople36. Nous pouvons présumer qu’il en sauva davantage. L’absence de ces ouvrages dans la liste de ses livres laissés en France nous indique que le baron de Tott a pu sauver au moins une partie de sa bibliothèque, qu’il a dû transporter jusqu’en Hongrie. Par ailleurs, cela nous ramène à l’ancien débat sur l’histoire des manuscrits de Kelemen Mikes, dont la première édition coïncide, d’une manière surprenante, avec le retour du baron de Tott en Hongrie…37

La bibliothèque de Reviczky était d’une nature complètement différente. À la place des ouvrages pratiques, nous y trouvons des livres rares, et très coûteux. D’après l’abbé Denina, sa collection impressionna les élites berlinoises : « Cette superbe collection d’auteurs classiques qu’a Mr. le comte de Rewitzky, contribua beaucoup à ramener le goût dans la typographie berlinoise. » On n’y trouve que des incunables, des premières éditions, des ouvrages richement reliés, ornés pour faire plaisir aux bibliophiles. Après avoir publié une édition de Pétrone38 (1784, in-8°), il prépara également un catalogue raisonné de sa propre bibliothèque. Ce catalogue, imprimé sous le pseudonyme de « Periergus Deltophilus », devint rapidement un ouvrage de référence pour les bibliophiles européens39. La première édition ne fut tirée qu’à un petit nombre d’exemplaires. La raison de la publication de ce livre sous un pseudonyme devait être un besoin urgent d’argent, car notre aristocrate hongrois avait du mal à financer les fastes de l’ambassade impériale. Plus tard, durant son séjour de Londres, Reviczky fit réimprimer le catalogue de sa bibliothèque avec une introduction épistolaire qui rend compte d’une manière plus explicite de son dessein :

Tout le monde, dit-on, a sa marotte, et chaque âge a ses hochets. Les hommes sont trop heureux d’avoir quelque folie qui les amuse agréablement, et qui en charmant leur ennui, et en remplissant le vide qui se fait toujours sentir au milieu de leurs plus grandes occupations, les détourne souvent des passions bien plus dangereuses, de l’ambition et de la cupidité. Qu’importe après tout de quelle manière on obtienne cet avantage, si c’est en poursuivant des papillons, ou en rassemblant des coquilles, en arrangeant ses jetons, ou en complétant ses auteurs, pourvu que le résultat en soit le même, et que ceux qui se livrent à un genre de ces collections, se gardent de les faire valoir au-delà de leur juste prix40.

Afin de résoudre ses problèmes financiers, Reviczky vendit sa célèbre bibliothèque à Lord Spencer. Il avait fait sa connaissance par l’intermédiaire de Sir William Jones, avec lequel il entretenait une relation épistolaire. La bibliothèque de Reviczky était avant tout la collection d’un bibliophile curieux, qui cherchait, en priorité, des premières éditions d’ouvrages classiques en très bon état. Comme le comte de Reviczky abhorrait les notes manuscrites dans les ouvrages imprimés, cette collection présente surtout une valeur esthétique. Elle consiste en une accumulation de beaux livres, et non en un outil de recherche. Dans l’introduction épistolaire de son catalogue réimprimé en 1794, il se moque même de sa vaine passion :

Je vous proposerois, Monsieur, de venir voir mes livres dans l’état où ils sont actuellement ; mais j’ai tout à craindre, qu’après les avoir vus, vous n’en portiez un jugement semblable à celui de Labruyère, et que vous ne disiez comme lui : Je vais trouver cet homme qui me reçoit dans une maison, où dès l’escalier je tombe en foiblesse d’une odeur de maroquin dont ses livres sont tous couverts. Il a beau me crier aux oreilles pour me ranimer, qu’ils sont dorés sur tranche, ornés de filets d’or, et de la bonne édition, me nommer les meilleurs l’un après l’autre, ajouter qu’il ne lit jamais, qu’il ne met pas le pied dans cette galerie, qu’il y viendra pour me faire plaisir ; je le remercie de sa complaisance, et ne veux, non plus que lui, visiter sa tannerie qu’il appelle bibliothèque41.

Le prix d’achat de la bibliothèque consista en une somme de 1 000 livres, perçues lors de la vente, et en une rente viagère de 500 livres par an. Comme le comte de Reviczky mourut en août 1793 à Vienne, sa riche bibliothèque tomba dans les mains de Lord Spencer pour la somme modique de 2 500 livres… La collection Reviczky fait partie, aujourd’hui, des fonds les plus précieux de la John Rylands Library à Manchester42.

*

En conclusion, nous pouvons constater que les parcours très similaires, très parallèles menés par François de Tott et Charles Emeric de Reviczky nous offrent des exemples de deux intellectuels versés dans les études orientales, qui firent des carrières spectaculaires au service de deux grandes puissances européennes. Dotés de capacités hors du commun, ils rédigèrent des ouvrages scientifiques et littéraires et se signalèrent, ainsi, au cours d’une période d’émergence des études orientales. Tous les deux possédaient des riches bibliothèques dont nous connaissons au moins une partie des livres. D’après la composition de celles-ci, nous pouvons retrouver partiellement les origines intellectuelles de leur formation, ainsi que certaines sources bibliographiques de leurs activités. Malgré les renseignements précis que l’on peut tirer de ces listes de livres, elles soulèvent des incertitudes, et posent également des questions sur certains aspects encore obscurs de la dernière période de leur vie, au moment de la Révolution française, là où leurs carrières se brisèrent. Ces fins lettrés, qui s’intéressaient de près aux civilisations orientales, aux auteurs de l’Antiquité et de leur époque, subirent finalement les effets de grands événements qu’ils comprenaient à peine. Ils disparurent pratiquement au même moment que l’Ancien Régime, emportant avec eux un goût curieux pour le passé, les horizons lointains, et la passion des livres.

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1 Sur la vie du baron de Tott, voir Edgár PALÓCZI, Báró Tóth Ferenc a Dardanellák megerősítője, Budapest, Vörös Félhold t. a. O. B., 1916, et Ferenc TÓTH, Un diplomate militaire français en Europe orientale à la fin de l’Ancien Régime. François de Tott (1733-1793), Istanbul, Éditions Isis, 2011.

2 Voir, sur cette mission, Ferenc TÓTH, « La mission secrète du baron de Tott à Neuchâtel en 1767 », Revue historique neuchâteloise 2003/2, p. 133-159.

3 Voir, sur ce sujet, Ferenc TÓTH, La Guerre russo-turque (1768-1774) et la défense des Dardanelles. L’extraordinaire mission du baron de Tott, Paris, Éd. Economica, 2008.

4 Voir, sur cette mission, Ferenc TÓTH, « Égypte. La double mission du baron de Tott à la fin de l’Ancien régime », Africa 57, 2002, p. 147-178.

5 F. TÓTH, op. cit. [n. 1], p. 191-192.

6 Voir, sur la carrière de Reviczky, Michael O’SULLIVAN, « A Hungarian Josephinist, Orientalist, and Bibliophile : Count Karl Reviczky, 1737-1793 », Austrian History Yearbook 45, 2014, p. 61-88 ; Ferenc TÓTH, « Charles Emeric de Reviczky : diplomate, penseur militaire et bibliophile de l’époque des Lumières », dans Expériences de la guerre et pratiques de la paix. De l’Antiquité au XXe siècle, dir. G. Saupin et É. Schnakenbourg, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 169-180.

7 WEISS, art. « Rewiczky », dans Biographie universelle (Michaud) ancienne et moderne, t. 35, Paris, Desplaces, s. d., p. 500-501.

8 Voir, sur les circonstances de sa nomination, Wilhelm RAUSCH, « Österreichs erster Geschäfsträger in Warschau nach der 1772 erfolgten ersten Teilung Polens », Mitteilungen des Österreichischen Staatsarchivs 14, 1961, p. 288-299.

9 Voir, à ce sujet, Ferenc TÓTH, « La naissance de l’historiographie moderne en Hongrie à l’époque des Lumières », dans Les Historiographes en Europe de la fin du Moyen Âge à la Révolution, dir. Ch. Grell, Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, 2006, p. 187-201.

10 La correspondance diplomatique de Reviczky est conservée aux Archives nationales autrichiennes : Österreichisches Staatsarchiv, Haus-, Hof-, und Staatsarchiv (ÖStA, HHStA), Polen II 35-79.

11 F. TÓTH, op. cit. [n. 6], p. 174-175.

12 WEISS, art. cit. [n. 7], p. 501.

13 ÖStA, HHStA, England 129 Korrespondenz, Weisungen 1789 fol. 31-36.

14 Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, Maestricht 1785, éd. F. Tóth, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2004.

15 Ferenc TÓTH, « Un Hongrois en Égypte avant Napoléon. La mission secrète du baron de Tott », Revue historique des armées 270, 2013, p. 14-22.

16 Henry LAURENS, Les Origines intellectuelles de l’expédition d’Égypte, Istanbul-Paris, Isis, 1987, p. 63.

17 J. Christopher HEROLD, Bonaparte en Égypte, Paris, Plon, 1962, p. 15.

18 F. TÓTH, op. cit. [n. 1], p. 238.

19 Voir la réédition récente de cet ouvrage : Ibrahim MÜTEFERRIKA, Traité de la tactique, éd. F. Tóth, Budapest-Paris, MTA BTK-ISC, 2018.

20 Lord TEIGNMOUTH, Memoirs of the Life, Writings and Correspondence of Sir William Jones, Londres, John Hatchard Bookseller, 1806, p. 70.

21 Douglas A. HOWARD, « Genre and myth in the Ottoman advice for kings literature », dans The Early Modern Ottomans. Remapping the Empire, dir. V. H. AKSAN et D. GOFFMAN, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 137-139.

22 Lajos HOPP, « Ibrahim Müteferrika (1674/75 ?-1746) fondateur de l’imprimerie turque », Acta Orientalia Academiae Scientiarum Hungaricae 29, 1975, p. 107-113. Voir Ferenc TÓTH, « Ibrahim Müteferrika, un diplomate ottoman », Revue d’histoire diplomatique 126, 2012, p. 283-295.

23 Carlo DENINA, La Prusse littéraire sous Frédéric II, tome III, Berlin, 1791, p. 223.

24 Voir, à ce sujet, John RICHARDSON, A Specimen of Persian Poetry or Odes of Hafez : with an English Translation and Paraphrase chiefly from the Specimen Poeseos Persicae of Baron Revizky, Envoy from the Emperor of Germany to the Court of Poland with Historical and Grammatical Illustrations, and a Complete Analysis, for the Assistance of those who whish to study the Persian Language, Londres, 1802.

25 Fragmente über die Litteraturgeschichte des Perser, nach dem Lateinischen des Baron Rewitzki von Rewissnie Kais. Kön. Gesandten in Berlin. Mit Anmerkungen und dem Leben des persischen Dichters Gaadi von Johann Friedel, Wien, chez Joseph Edlen von Kurzbeck, 1783.

26 C. DENINA, op. cit. [n. 23], p. 223. Titi Petronii arbitri Satyricon et fragmenta, Berlin, chez Johann Friedrich Ungar, 1785.

27 Catalogue de livre en tout genre, dont la vente se fera le Vendredi, 10 de Septembre 1790, & jours suivans, neuf’heures du matin & trois heures précises de relevée, en l’Hôtel de M. de Tott, rue Saint Julien. Les catalogues se distribuent à Douay chez Simon, libraire sur la grand’Place, Douai, 1790.

28 Voir, à ce sujet, Michel MARION, Recherches sur les bibliothèques privées à Paris au milieu du XVIIIe siècle, Paris, BnF, 1978, p. 176-184.

29 Voir la présentation détaillée de la bibliothèque du baron de Tott : Ferenc TÓTH, « La bibliothèque d’un voyageur du XVIIIe siècle », dans Cultivateur de son jardin, Mélanges offerts à Monsieur le Professeur Imre Vörös, Budapest, ELTE, 2006, p. 223-244.

30 F. TÓTH, op. cit. [n. 3].

31 Jean-Michel CASA, Le Palais de France à Istanbul, Un demi-millénaire d’alliance entre la Turquie et la France, Istanbul, Yapı Kredi Yayınları, 1995, p. 28-29.

32 Pierre Surirey de Saint-Rémy (vers 1650-1716), général français, expert d’artillerie, auteur de Mémoires d’artillerie, Paris, 1697. L’ouvrage fut réédité et considérablement augmenté en 1707 et en 1745.

33 « Un Grec, expert dans l’art de faire des moulins, apporta cependant quelqu’intelligence & quelque propreté dans la construction de la machine à forer. Les Mémoires de Saint-Rémi & l’Encyclopédie me guidaient journellement, & me suffirent jusqu’au moment où je dus faire les moules ; mais là je fus arrêté tout court. » Mémoires du baron, op. cit. [n. 14], p. 285. En revanche, l’ambassadeur Saint-Priest écrivit à ce sujet dans sa lettre du 17 juin 1773 : « Rien n’est en effet plus extraordinaire que la faculté qu’a cet officier de tout faire même ce que jamais il n’a eu occasion de pratiquer. Il a construit un fourneau, un alézoire, des moules et fondu sept pièces de canons pour la première fois de sa vie. » Centre des archives diplomatiques de Nantes, Ambassade de Constantinople, série A, fonds Saint-Priest 48, p. 280.

34 Frédéric HITZEL, Relations interculturelles et scientifiques entre l’Empire ottoman et les pays de l’Europe occidentale 1453-1839 (2 vol.), Thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Dominique Chevallier, professeur d’histoire, Université Paris-Sorbonne, Paris, novembre 1994 (soutenue en janvier 1995), p. 295.

35 « Ce Prince, non content d’emprunter quelques notions utiles pour remédier momentanément aux vices qui infectaient toutes les parties de l’administration, desirait étendre les connaissances, & les fonder dans une école de Mathématiques qu’il me pria d’établir & de diriger. » Mémoires du baron, op. cit. [n. 14], p. 304.

36 Bibliothèque nationale de France, série Manuscrits, Latin 8834, Claudius PTOLEMAEUS, Cosmographia (trad. Jacobus ANGELUS).

37 Ferenc TÓTH, « Histoire curieuse des manuscrits des Lettres de Turquie de Kelemen Mikes », Bulletin de l’Association des anciens élèves de l’Institut national des langues et civilisations orientales, mai 2003, p. 49-58.

38 Titi Petronii arbitri Satyricon et fragmenta, Berlin, chez Johann Friedrich Ungar, 1785.

39 Catalogue de mes livres – Bibliotheca graeca et latina (de Periergus Deltophilus), Berlin, chez Johann Friedrich Ungar, 1784.

40 Catalogue de la bibliothèque du comte de Rewiczky contenant les auteurs classiques grecs et latins – Bibliotheca graeca et latina (de Periergus Deltophilus), Berlin (chez Johann Friedrich Ungar), 1794, p. XVI.

41 Ibid., p. XVI-XVII.

42 The John Rylands Library Manchester : Catalogue of an Exhibition of the Earliest Printed Editions of the Principal Greek and Latin Classics and of a few Manuscripts, Manchester, Manchester University Press, 1926, p. 12-14.