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Avant propos

Éric SUIRE

Université Bordeaux Montaigne

eric.suire@u-bordeaux-montaigne.fr

De L’Encyclopédie (1751-1772) à L’Archipel du Goulag, dont la première édition fut une impression française, parue en 1973, le livre n’a cessé de circuler entre les bornes occidentales et orientales de l’Europe, s’affranchissant des barrières linguistiques et des frontières étatiques. Ses déplacements ont parfois bénéficié du soutien des pouvoirs institutionnels ; parfois, au contraire, affronté leur censure. Il a contribué à la diffusion des « modes » littéraires, culinaires et vestimentaires, voire religieuses, comme l’atteste l’acculturation des idées des jansénistes français en Bohême ou en Hongrie1. Il a pu accréditer des mythes : sarmates et cosaques… ; renforcer l’attrait d’une contrée lointaine, ou, à rebours, décourager le voyage.

En 2005, les presses universitaires de Leipzig publiaient les actes d’une rencontre pionnière, intitulés Est-Ouest : Transferts et réception dans le monde du livre en Europe (XVIIe-XXe siècle), et placés sous la direction de Frédéric Barbier2. Ce dernier a accepté de parrainer le colloque, tenu les 14 et 15 novembre à la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine et à la Bibliothèque municipale de Bordeaux, dont les contributions, rassemblées dans ce numéro, sont le fruit3. Qu’il reçoive, ici, l’expression de notre gratitude, que nous témoignons en outre à l’ensemble des membres réunis dans le comité scientifique4. Nous avons eu le plaisir de retrouver en Gironde István Monok et Claire Madl, qui avaient participé aux rencontres de Leipzig, et d’accueillir d’autres spécialistes éminents venus de Russie, de Biélorussie, de Pologne, de Hongrie et de République tchèque.

Plusieurs pistes de recherche avaient été proposées aux intervenants :

Les outils de l’échange culturel : nous pensions en particulier aux récits de voyage, aux livres de géographie et d’histoire, aux essais sur les mœurs et les institutions, aux dictionnaires, mais aussi aux livres de cuisine, aux ouvrages religieux destinés aux missions et à la controverse, aux manuels scolaires et universitaires.

Les supports structurels de la circulation du livre : le rôle des foires internationales, des grands libraires et éditeurs internationaux, de la presse savante, des catalogues en réseaux des bibliothèques contemporaines.

Les médiateurs de l’échange, autrement dit les écrivains et traducteurs, les bibliophiles et collectionneurs, les diplomates, émigrés et réfugiés ayant contribué à la circulation des imprimés et des manuscrits.

Les effets de l’échange : entre diffusion des connaissances, influence culturelle et propagande d’État ?

L’objectif du colloque était double. Il s’agissait, d’une part, d’analyser les déplacements physiques des ouvrages, manuscrits et imprimés, entre les espaces concernés, mais aussi, d’autre part, de mieux cerner les caractéristiques des publications culturelles qui parlent de « l’autre Europe ». Au terme de « transferts », retenu dans le titre de la publication de Leipzig en 2005, nous avons préféré celui d’« échanges », à la fois parce que nous sommes moins dépendants, aujourd’hui, du concept de « transfert culturel » théorisé par Michel Espagne5 ; et parce que le mot « échanges », par sa plasticité, nous offrait davantage de liberté. En revanche, dans la mesure où nous restreignions le champ de l’étude aux mentalités, représentations et courants intellectuels, qui se déploient sur plusieurs générations, nous avons fait le choix d’un temps long, en couvrant plus de trois siècles, du XVIIIe siècle à nos jours.

La période des Lumières, qui a vu l’intensification des échanges intellectuels entre les Européens, constitue le point de départ du colloque. Le rôle joué par la diaspora huguenote postérieure à 1685, ainsi que celui de la librairie francophone des Provinces-Unies, ont été mis en évidence au cours de ces dernières années, notamment à travers l’exportation des livres français vers ­l’Europe centrale6, et les routes terrestres et maritimes de ces échanges ont été délimitées. En contrepartie, les conséquences de l’émigration cléricale et nobiliaire, provoquée par les révolutions des années 1780, puis par les guerres napoléoniennes, restent toujours à approfondir7. Le colloque n’avait pas de véritable terminus ad quem, mais ce dernier se trouve balisé par la contribution d’Olga Konkka sur la réception du Livre noir d’Ilya Ehrenbourg et de Vassili Grossman, en Russie et en Occident, au milieu et à la fin du XXe siècle. Entre les deux limites chronologiques, fixées de manière souple pour tenir compte des évolutions propres à chaque pays, la majorité des travaux présentés portent sur la seconde moitié du XVIIIe siècle, et sur le XIXe siècle. Un article balaie l’ensemble de la période envisagée, celui de Maciej Forycki et d’Aleksander Małecki, consacré à l’histoire mouvementée de la riche collection rassemblée, à Varsovie, par les frères Załuski.

Disons-le d’emblée : les quatorze interventions publiées dans cette 141e livraison de la Revue française d’histoire du livre sont loin d’épuiser toutes les questions posées, et nous espérons que l’histoire du livre, de même que celle des échanges culturels, continueront de nourrir, dans les prochaines années, de nombreuses autres manifestations scientifiques. Celles-ci permettront peut-être de rapprocher des pays que les aléas de la politique internationale, anciens et récents, ont longtemps tenus éloignés les uns des autres.

Conséquence lointaine des critères de domination linguistique, théorisés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle8, les circulations de l’Ouest vers l’Est ont été privilégiées, au détriment des mouvements inverses, par les intervenants du colloque de Bordeaux. Nous suivons donc le cheminement de textes produits en Italie, en France et en Angleterre, et leur utilisation par des lecteurs polonais, russes, hongrois et tchèques. Quoi de plus emblématique de cette hégémonie culturelle que l’attitude des aristocrates de Hongrie, qui, dès la fin du XVIIe siècle, dotaient leurs bibliothèques de titres en français (cf. István Monok), ou que celle du tsar Pierre Ier, commanditaire d’une traduction en russe du livre d’un humaniste italien du XVIe siècle, destinée à appuyer l’œuvre de rénovation pétrovienne (cf. Ekaterina Domnina) ?

La contribution de Claire Madl sur la réception en Bohême des livres traitant du jardin anglais rappelle, toutefois, que celle-ci s’est généralement accompagnée d’une réappropriation, adaptée aux besoins de l’aristocratie tchèque. Irina Khruleva établit le même constat à partir des ouvrages des penseurs politiques anglais, largement revisités par le clergé orthodoxe russe du XVIIIe siècle. Par ailleurs, le succès des traductions destinées aux peuples ­d’Europe centrale et orientale s’est avéré fort inégal, selon les pays et les périodes, comme l’illustre le contraste mis en lumière par les articles d’Agnieszka Wieczorek et de Milena Lenderova. Enfin, Stanisław Roszak et Dzianis Kandakou montrent comment le regard de certains occidentaux a pu, lui aussi, se modifier, au terme de l’expérience personnelle d’un long séjour, volontaire ou contraint, à la périphérie de l’Europe.

Les trois siècles envisagés ont produit des échanges significatifs, et favorisé une meilleure connaissance des marges européennes. Ont-ils, pour autant, contribué à l’unification culturelle des Européens, comme le souhaitaient les philosophes des Lumières, offrant à Catherine II des œuvres radicales qu’ils tentaient, dans le même temps, de répandre parmi leurs compatriotes (cf. Sergueï Karp) ? N’ont-ils pas, à rebours, renforcé les stéréotypes nationaux, et muré les peuples dans la défiance et l’incompréhension de leurs lointains voisins ? L’article de János Kalmár, tiré des Voyages de Montesquieu dans les États de la monarchie des Habsbourgs, conforte ce dernier constat. Celui de Ferenc Tóth, sur les diplomates hongrois François de Tott et Charles Émeric de Reviczky, invite, en revanche, à le nuancer. Quant à l’analyse du contenu des bibliothèques des élites du XVIIIe siècle, elle révèle des différences de perception notables, entre ceux qui ne s’intéressent qu’à ce qui relève d’une culture mondaine générale, et ceux qui entendent réellement s’ouvrir à une réalité méconnue. Assurément, la perméabilité des lecteurs français à l’actualité et à l’histoire de la Pologne, de la Hongrie et de la Russie (cf. Éric Suire) fut très inférieure à l’intérêt porté, à la même période, à la civilisation occidentale par les frères Załuski (cf. Maciej Forycki et Aleksander Małecki), dont la collection se situait, il est vrai, à l’échelle des plus belles bibliothèques européennes de son temps, même si elle devait souffrir ensuite de pillages et de destructions.

Aujourd’hui encore, les pays de l’est et de l’ouest du Vieux continent, séparés par quelques milliers de kilomètres à peine, restent largement méconnus ou fantasmés dans les États voisins, et trop souvent caricaturés par leurs médias écrits et audiovisuels. Alors que le colloque de 2019 coïncidait, de la manière la plus fortuite, avec le trentième anniversaire des événements berlinois du 9 novembre 1989, les débats qu’il a suscités, scientifiques et amicaux, ont apporté la preuve, s’il en était besoin, que des murs étaient vraiment tombés entre les deux Europes, et que l’histoire du livre pouvait leur servir de trait d’union.

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1 Raymond BAUSTERT (dir.), Le Jansénisme et l’Europe, Tübingen, Narr Verlag, 2010 ; Gábor TÜSKES, « Une exégèse janséniste oubliée de la fin du XVIIe siècle (un chapitre de l’histoire de la littérature française traduite en hongrois) », Nohelicon 29, 2002, p. 39-62 ; Béla ZOLNAI, « L’état actuel des recherches sur le jansénisme en Europe centrale », Actes du Congrès des Sciences historiques (Zurich, 1938), Paris, Presses universitaires de France, 1938, t. I, p. 276-281.

2 Frédéric BARBIER (éd.), Est-ouest : Transferts et réceptions dans le monde du livre en Europe (XVIIe-XXe siècle). L’Europe en réseaux, Contributions à l’histoire de la culture écrite 1650-1918 – Vernetztes Europa, Beiträge zur Kulturgeschichte des Buchwesens 1650-1918, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2005.

3 « Le livre dans les échanges culturels entre Européens de l’Est et de l’Ouest du XVIIIe siècle à nos jours », dir. Olga GILLE-BELOVA et Éric SUIRE, colloque organisé dans le cadre de l’axe Europe centrale et orientale (AXECO) du Centre d’études des mondes moderne et contemporain (CEMMC), avec le concours de l’Université Bordeaux Montaigne, du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, de l’Agence universitaire de la francophonie, du programme PARCECO du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.

4 En dehors de Frédéric Barbier, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, le Comité scientifique associait : Fabienne Henryot, ancienne conservatrice de la bibliothèque de Lausanne, maître de conférences à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques ; Dzianis Kandakou, professeur à l’Université de Polotsk (Biélorussie) ; Philippe Martin, professeur à l’Université Lumière – Lyon 2, directeur de l’Institut supérieur d’études des religions et de la laïcité ; et Jean-Paul Pittion, professeur émérite des universités, membre du Centre d’études supérieures de la Renaissance de l’Université de Tours et du Trinity College de Dublin.

5 Michel ESPAGNE, Les Transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999.

6 Pierre-Yves BEAUREPAIRE (dir.), La Communication en Europe de l’âge classique aux Lumières, Paris, Belin, 2014 ; pour un exemple précis, ID., « ‘‘Je vous prie très humblement de nous trouver un libraire’’. Les relations entre les pasteurs huguenots de Prusse et la librairie hollandaise à travers la correspondance de Jacques Pérard et Prosper Marchand (1736-1746) », dans Liberté de conscience et arts de penser (XVIe-XVIIIe siècle). Mélanges en l’honneur d’Antony McKenna, dir. Chr. Bahier-Porte, P.-Fr. Moreau et D. Reguig, Paris, Honoré Champion, 2017, p. 671-688.

7 Des éléments de réponse sont à attendre de la publication des actes du colloque Noblesses en exil. Les migrations nobiliaires entre la France, l’Empire et l’Europe centrale XVe-XIXe siècle, dir. L. Bourquin, O. Chaline, M. Figeac et M. Wrede, 7e colloque international d’histoire de la fondation d’Arenberg, Le Mans Université, 5 et 6 juin 2018.

8 Martine JACQUES, « Louis-Antoine Caraccioli, une certaine vision de l’Europe française », Revue d’histoire littéraire de la France 114/4, 2014, p. 829-842.