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L’influence de la pensée socio-politique britannique des XVIIe et XVIIIe siècles sur les « Lumières » orthodoxes en Russie

Irina KHRULEVA

Maître de conférences au département d’histoire moderne et contemporaine, Faculté d’histoire de l’Université d’État de Moscou Lomonossov

irinakhruleva@mail.ru

Le présent article a été traduit du russe par Mme Olga Konkka.

Lorsque l’historiographie contemporaine parle des Lumières, ce « phénomène européen qui s’adapte aux différents contextes temporels et culturels »1, elle met en avant la complexité du phénomène. Elle préfère parler des Lumières au pluriel, y compris des Lumières religieuses ou confessionnelles, qui ont cherché à réformer le rôle de la religion et de l’Église2. L’ensemble de l’Europe fut concerné par le phénomène des « Lumières religieuses ». Celles-ci touchèrent aussi bien le protestantisme, le catholicisme et le judaïsme, que l’orthodoxie. Ce phénomène est né de l’ambition de créer une religion « sensée », libre de toute superstition, et mise au service de la société3. Le mouvement intellectuel des Lumières religieuses a tenté de réconcilier la philosophie de la Nature des XVIIe-XVIIIe siècles et la pensée religieuse, tout en s’efforçant de surmonter à la fois les excès du fanatisme religieux, et ceux du nihilisme et de l’athéisme. La naissance de ce nouveau milieu intellectuel a été marquée par la coexistence, l’interaction et la transformation de traditions diverses en son sein, et parfois contradictoires.

Le XVIIIe siècle fut une période de grandioses mutations politiques et sociales. La Russie s’inspire alors de l’Occident, berceau idéologique de ces mutations4. Cependant, alors que les Lumières européennes « défendaient un certain nombre d’idées qui devaient être mises en œuvre par le biais des changements sociaux et politiques », les Lumières russes s’attachèrent à promouvoir « l’épanouissement spirituel et moral de l’individu »5. On comprend alors la place primordiale que les partisans des nouvelles idées accordèrent au clergé orthodoxe éclairé.

Pourtant, selon la très juste remarque d’Olga Tsapina, les chercheurs qui ont étudié la culture russe de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècles se sont généralement focalisés sur le processus de sa laïcisation. Il en résulte que non seulement l’orthodoxie s’est retrouvée en dehors du cadre d’étude des Lumières, mais qu’elle a été délibérément écartée « de cette culture laïque qui lui était complètement étrangère ». Les recherches menées au cours des dernières décennies démontrent toutefois que la culture ecclésiastique orthodoxe a joué un rôle important dans la création des représentations littéraires, des idées esthétiques et des conceptions philosophiques. Les rapports entre l’orthodoxie et la littérature laïque se présentent « comme un dialogue, plutôt que comme une confrontation »6.

Le transfert intellectuel ouest-européen du XVIIIe siècle n’a pas transformé instantanément la pensée russe. Dans la recherche historique contemporaine, l’interaction des cultures dans l’espace européen et le transfert et l’adaptation des idées dans la Russie du XVIIIe siècle font partie des grands sujets de débat. Ces recherches nécessitent d’étudier l’histoire des livres, ainsi que celle de leurs auteurs, traducteurs, éditeurs, vendeurs, acquéreurs, abonnés, lecteurs… Afin de pouvoir reconstituer le parcours des idées, il faut disposer des informations sur leur point de départ, sur leur itinéraire et sur leur réception. Des formules largement répandues, telles que « les idées se propageaient… », ou « les Lumières ont influencé… » ne conviennent pas pour évaluer le degré d’intégration de la Russie dans l’espace politique et culturel européen. Dans quelle mesure les idées des Lumières européennes ont-elles pénétré en Russie ? Comment s’y sont-elles adaptées ? En quoi consistait la spécificité de leur assimilation ? Qui furent leurs principaux porteurs ?

La présence d’une œuvre dans une bibliothèque, ou l’existence d’une traduction en russe, ne permettent pas de conclure que le transfert culturel a vraiment eu lieu. Ainsi, le Traité du gouvernement civil de John Locke, publié en Angleterre en 1690, a été traduit en russe à partir d’une édition française, dans les années 1720. L’auteur présumé de la traduction n’est autre que le prince Dimitri Golitsine, ou son fils Sergueï Golitsine. Cependant, l’essai de John Locke n’a rencontré aucun succès en Russie. Il n’a pas été approuvé par le tsar Pierre Ier, pour qui la lecture de telles œuvres encourageait « des raisonnements étranges, contraires à la sagesse et au bien de l’État »7.

Les ouvrages des auteurs anglais ont pu également circuler, au sein de l’espace intellectuel russe, sous la forme de traductions manuscrites, commandées par des représentants de l’élite laïque et cléricale. En outre, les Russes étaient de plus en plus nombreux à être capables de lire des œuvres anglaises en version originale. Sous Pierre Ier, de jeunes hommes, issus de la noblesse, partaient à l’étranger pour recevoir une éducation européenne. Au cours de leurs études, ou bien à titre personnel, ils ont pu découvrir la pensée socio-politique anglaise. En ce qui concerne les publications imprimées, la culture politique russe avait une prédilection pour les traités de morale, les instructions pour une vie vertueuse, et les descriptions historiques. Les historiens Konstantin Bougrov et Mikhaïl Kiselev ont souligné que « les doctrines européennes ne transitaient pas vers la sphère culturelle russe toutes seules, comme par un coup de baguette magique, de même que l’influence de la littérature européenne ne se résumait pas aux « Lumières » abstraites. Cette influence constitue un mélange complexe, dominé par la littérature religieuse et morale »8.

Le rapprochement entre la Russie et la culture britannique a commencé principalement après la visite en Angleterre en 1698 du « tsar de la Moscovie », Pierre Ier. Pendant son séjour, celui-ci a manifesté un vif intérêt pour le modèle politique local. Il a visité le parlement, où, derrière une lucarne, il a pu observer une séance de la chambre des Lords9. En parlant de la modernisation pétrovienne, les chercheurs en constatent, généralement, le caractère superficiel. Ils insistent sur la scission que cette modernisation a engendrée au sein de la société russe, en donnant naissance à deux cultures distinctes et opposées, dont l’une a connu une évolution dynamique, alors que l’autre restait plus ou moins figée. Les principaux consommateurs de la science et de la culture européennes faisaient partie des cercles proches de la cour, alors que la vie d’un propriétaire rural ordinaire, même dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, était marquée par un conflit entre l’ancien et le nouveau. Les innovations concernaient principalement les aspects extérieurs de la vie quotidienne, alors que les relations familiales, les occupations et la mentalité des provinciaux restaient conditionnées par des traditions anciennes, et par le cadre général d’une Russie où le servage était toujours en vigueur. Ce constat doit être nuancé, selon Irina Koulakova : « Cependant, les réformes du XVIIIe siècle concernaient à divers degrés toute la population russe, influençant et transformant des modes de vie. Lorsqu’on parle du succès des réformes, il peut s’agir de changements dans le système des valeurs de la société »10.

Souvent, le débat autour des « Lumières religieuses » se focalise sur la politique de tolérance qu’elles ont encouragée, bien que celle-ci ait eu des limites, et laisse de côté un autre aspect essentiel : leur lutte contre les « déviances ». Car elles ont cherché, en priorité, à purifier les pratiques religieuses de toute superstition, cette dernière étant souvent définie d’une manière très large. Théophane Prokopovitch (1681-1736) peut être considéré, à juste titre, comme le fondateur d’une tradition nouvelle, porteuse d’une condamnation « rationnelle » des superstitions. Il fut le principal idéologue des réformes politiques de Pierre Ier. Il adoptait systématiquement un ton moqueur et méprisant lorsqu’il parlait des « délires superstitieux » et « des histoires et des fables inventées par des sots les plus insensés et ignorants »11.

En déployant différents arguments pour justifier la nécessité d’une autocratie absolue en Russie, Théophane Prokopovitch a mobilisé le discours des Lumières dans ses écrits, notamment lorsqu’il disserte sur les origines de l’État, les modes de gouvernement, les limites du pouvoir monarchique, et les droits et les obligations des sujets. Son exemple témoigne de la naissance et de l’enracinement des nouvelles pratiques intellectuelles. Il montre également que l’intégration des idées et des pratiques ouest-européennes en Russie s’apparente à un processus complexe et multiforme, lié à leur ajustement à la spécificité du contexte social et politique russe. Bon connaisseur des écrits des auteurs anglais du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, Prokopovitch a surtout adopté le côté formel de leurs réflexions sur des sujets socio-politiques. Il a su offrir au public cultivé de Russie un nouveau lexique conceptuel, qui a permis de développer de nouvelles façons de parler de la politique. « Chaque emprunt lexical, sans poser de stricts cadres doctrinaux, constituait un instrument permettant de justifier un point de vue, ou d’interpréter un sujet »12.

Peu après son arrivée à Saint-Pétersbourg, en 1716, Théophane Prokopovitch y prêcha trois sermons. Le premier s’intitule « Sermon pour la semaine dix-huit, prononcé en présence de sa majesté le tsar, à son retour d’un long périple ». Il y soulignait la portée du voyage de Pierre Ier en Europe. Ce périple était destiné à contribuer à l’instruction du peuple, et à l’amélioration du système administratif : « le voyage offre de merveilleuses connaissances pour la gouvernance, et constitue une excellente et vivante école de politique ». Selon Théophane Prokopovitch, c’est en voyageant que « l’homme raisonnable observe les jeux variables de la fortune et apprend la douceur, observe les sources de l’aisance et apprend la tempérance, observe les causes des mésaventures et apprend la vigueur et la prudence. Il contemple chez d’autres peuples, comme dans un miroir, les défauts et les vertus de son peuple et de sa propre personne »13. Théophane admire la curiosité du monarque et sa volonté d’élargir ses connaissances : « ceci est une sagesse véritable, qui ne se contente jamais des choses acquises, mais qui est toujours à la recherche d’une lumière plus grande »14.

Les sermons de Théophane Prokopovitch contiennent de nombreuses références au droit naturel, ainsi que des réflexions sur la « raison naturelle », qui permet d’accéder aux vérités évidentes « sans avoir recours à des grands arguments ». Il faut cependant remarquer que les concepts de « la loi naturelle » et de la « raison naturelle » dans son « Sermon pour l’anniversaire de la naissance de notre Seigneur Jésus Christ » sont revêtus d’un sens théologique15.

Dans le sermon « Sur le pouvoir et l’honneur du tsar », prononcé le 6 avril 1718, Théophane Prokopovitch revient sur les « lois naturelles » pour démontrer la primauté et le caractère inébranlable de l’autocratie : « Ne trouve-t-on pas parmi les lois naturelles celle qui ordonne aux peuples d’avoir des souverains ? Ceci est la vérité ! Et c’est le sommet de toutes les lois »16. Selon Théophane Prokopovitch, le pouvoir est le garant principal du respect des lois naturelles : « D’un côté, il nous ordonne de nous aimer et de ne pas faire à l’autre ce qu’on ne veut pas pour soi-même. D’un autre côté, la méchanceté de cette engeance dépravée ne manquera pas de porter atteinte à la loi. Ainsi, la crainte est-elle toujours et partout souhaitable, tout comme la présence d’un puissant défenseur et gardien de la loi, c’est-à-dire du pouvoir autocratique »17. Ces raisonnements, inspirés par la théorie du droit naturel, sont constamment appuyés par des références aux Écritures : d’un côté, « la nécessité du pouvoir autocratique est dictée par la loi naturelle », d’un autre côté, « l’autorité supérieure puise ses origines dans la nature, et par conséquent elle vient de Dieu, créateur de la nature »18. Le non-respect du « pouvoir héréditaire » du monarque est à la fois une violation de la loi naturelle et une désobéissance à Dieu. La révolte contre le pouvoir entraîne de multiples conséquences :

Ce péché provoque une tempête et une nuée de malheurs innombrables. Un tsar ne descend pas facilement de son trône, lorsqu’il le fait contre son gré. L’État est immédiatement envahi par le bruit et les secousses : guerres sanglantes des puissants ; gémissements, pleurs et souffrances des petits et des justes. Les méchants se déchaînent comme des bêtes ; agressions, pillages et massacres se répandent.

Théophane Prokopovitch étoffe ses arguments par des exemples historiques. Ainsi, il affirme que « lorsque l’autorité supérieure est remise en cause, toute la société est ébranlée. Il est rare que cette maladie n’entraîne pas la mort d’un État, et l’histoire universelle en est la preuve »19.

Cet argumentaire de Théophane Prokopovitch en faveur d’un pouvoir étatique absolu, qui prône l’indivisibilité de l’autorité monarchique et ne reconnaît pas le droit des sujets à l’insurrection, n’est pas sans rappeler les idées présentes dans le Léviathan de Thomas Hobbes. Les sermons de Prokopovitch rejoignent les écrits du penseur anglais dans cette apparente « contradiction entre les représentations traditionnelles, la théorie du droit naturel et les réflexions empiriques. En justifiant l’obéissance inconditionnelle à l’autorité du monarque, il se contentait de mobiliser n’importe quelle théorie conforme à ses convictions »20.

La présentation la plus complète et la plus cohérente de la philosophie politique de Théophane Prokopovitch se trouve dans La Justice de la volonté monarchique. La vision tout à fait laïque d’une monarchie héréditaire, fondée sur un contrat, est étoffée par des arguments empruntés à la théologie :

Il convient de savoir que dans une monarchie élective comme dans une monarchie héréditaire, ou dans toute autre forme du gouvernement, la volonté du peuple ne s’exprime pas sans la participation de Dieu. […] Elle résulte de l’action divine, puisque les Saintes Écritures nous enseignent […] que tout pouvoir vient de Dieu. Ainsi, les devoirs des sujets envers leur Souverain, comme les devoirs du Souverain qui agit pour le bien commun de ses sujets, sont le fruit de la volonté de Dieu et non d’une volonté seule du peuple21.

D’un côté, c’est le peuple qui, par un acte de volonté, instaure « la monarchie héréditaire » pour « le bien commun ». D’un autre côté, le pouvoir est le fruit de la volonté divine qui agit à travers la volonté du peuple, puisque « tout pouvoir vient de Dieu ». Le contrat qui se trouve à l’origine de l’État ne peut donc justifier une insurrection contre un mauvais souverain, car le peuple « ne peut annuler la volonté de Dieu, qui a mû la volonté du peuple ». Selon la logique des raisonnements de Théophane Prokopovitch, « le peuple doit tolérer les humeurs et les malices de son monarque : ainsi, l’Esprit Saint ordonne d’obéir non seulement aux bons et aux humbles, mais aussi aux mauvais »22. Quelques exemples tirés de l’histoire britannique du XVIIe siècle, et en particulier les réflexions sur l’illégitimité de l’exécution de Charles Ier, que nous trouvons dans La Justice de la volonté monarchique, apportent une autre preuve que l’auteur était familier avec la philosophie politique de Thomas Hobbes, exposée dans le Léviathan.

Pour résoudre la principale contradiction de sa conception politique – l’obéissance inconditionnelle au monarque, même si celui-ci viole le contrat conclu avec son peuple –, Prokopovitch fait appel à une notion-clé des Lumières européennes, celle du « bien commun ». « La recherche de l’intérêt commun » des sujets constitue la mission principale de tout pouvoir : « l’objectif final de l’instauration de l’autorité supérieure est l’utilité universelle »23. Ainsi, malgré le fait que tout l’argumentaire de Prokopovitch en faveur du droit naturel soit inscrit dans un discours théologique traditionnel, ses textes ont préparé le terrain pour accueillir pleinement les idées des Lumières.

Platon II (Piotr Gueorguievitch Levchine, 1737-1812), métropolite de Moscou, fut très populaire dans les milieux cultivés, qui l’avaient surnommé « le Chrysostome moscovite ». Il chercha à réconcilier la raison avec la Révélation, la foi chrétienne avec les idées des Lumières, et à rapprocher la théologie de la science positive. Ses sermons furent édités, et le cercle de ses abonnés comprend de nombreux laïcs24. Il participa activement aux cérémonies religieuses organisées à la cour, aux offices célébrés à l’occasion des solennités, et aux processions. Ses prédications avaient un succès sensationnel, qui permet de parler d’un véritable phénomène de « liturgie publique ». Elles incitent aussi à constater l’évolution de l’espace public dans la Russie du XVIIIe siècle.

Dans ses réflexions sur la question de l’égalité, bien que celle-ci fasse partie des idées principales des Lumières, Platon renvoie constamment à la théologie orthodoxe et aux principes moraux. En effet, il conçoit l’égalité comme une catégorie morale, plutôt que juridique ou socio-économique. Dans un contexte qui reste celui du servage et de l’autocratie, la prédication de Platon présente l’égalité comme une occasion de perfectionnement moral, comme une possibilité de faire le choix entre la vertu et le péché. Dans son homélie de 1795, prononcée à l’occasion de la fête de Saint Nikon, Platon parle de la vertu chrétienne et de l’ascèse, sans faire de différence entre « l’instruction spirituelle » des hommes et celle des femmes25.

Dans son « Sermon pour la montée sur le trône de Son Altesse Impériale » (1782), consacré à « l’organisation du bien terrestre », Platon affirme que la foi représente « l’unique moyen de brider les penchants humains » et joue un rôle important dans le maintien de la paix. Selon lui, la piété assure « une vie paisible et silencieuse », garantissant la tranquillité et la paix civile26.

L’essence de la véritable instruction fait partie des thèmes privilégiés des sermons de Platon. Il affirme que « la vérité de la raison n’est pas contraire à la vérité de la foi »27. Dans son « Sermon […] pour une heureuse fin de voyage en temps de variole », il soutient que « Le Créateur de la nature veut que notre intelligence soit constamment en action ». Toutefois, il différencie les « savants » des « éclairés ». Pour lui, l’instruction comprend la vertu : « Il y a des savants, et puis il y a des éclairés. Un homme vertueux peut ignorer les trajectoires des étoiles, les mesures de la terre, l’addition et la division des nombres, les subtilités des arts et des sciences. Cependant, il connaît la vertu, il sait qu’elle est agréable et utile pour lui et pour les autres, et qu’elle réjouit Dieu. Il sait distinguer la vertu du vice. Heureux est-il, même s’il n’est pas savant, et malheureux est le savant qui ne possède pas une telle instruction. […] La pensée qui s’enorgueillit de ses connaissances, mais qui n’a acquis ni amour ni innocence, n’a de coutume que de mépriser, de juger, de partager et d’interpréter des nouvelles. Ainsi, cette intelligence ne peut pas être considérée comme telle »28. Selon Platon, l’ignorance consiste à « savoir ce qui est superflu et à ignorer ce qui est indispensable ». Il présente l’enseignement du Christ comme la vraie instruction, la comparant à un « voyage des ténèbres vers la lumière ».

Qu’est-ce que l’instruction véritable ? Du point de vue de Platon, elle vise au redressement des mœurs. Sa différence avec la fausse instruction réside dans son « utilité ». Dans son « Sermon pour la naissance de Pavel Petrovitch » (1763), Platon oppose la sagesse « de la chair » à la sagesse « de l’esprit », en soulignant que la première est « vaine et nuisible », alors que la seconde est « profitable et nécessaire »29.

La sécularisation de la théologie entraîna des changements importants dans la théologie polémique. De nombreux prédicateurs russes défendent la science dans leurs sermons. La théologie est alors perçue comme partie intégrante du savoir scientifique. On peut citer, notamment Piotr Alexeev, archiprêtre (protoiereus) de la cathédrale de l’Archange-Saint-Michel de Moscou, qui enseignait le catéchisme au gymnasium de l’université de Moscou. Il concilia sa carrière ecclésiastique avec une activité d’enseignement. Il était par ailleurs lié à un certain nombre de sociétés « savantes ». En 1771, il fut élu membre de la Libre assemblée russe auprès de l’Université de Moscou, et, en 1783, il devint membre actif de l’Académie russe. Son activité reflète les tentatives de l’Église pour trouver sa place dans ce nouveau type d’établissements éducatifs30. Piotr Alexeev tenait à ce que la théologie devînt une dimension à part entière de l’enseignement scientifique. Si les sciences naturelles étudiaient la Création, la théologie cherchait à connaître le Créateur. Ainsi, « la première place parmi toutes les sciences appartient sans aucun doute à la théologie, cette reine de tous les savoirs qui éclaire la brutalité de l’esprit humain ». Alors que l’intelligence était perçue comme un moyen de connaître la nature, la foi permet de connaître le surnaturel. La vision de la théologie de Piotr Alexeev, présentée comme partie intégrante du savoir, se rapproche des principes de la philosophie de la Nature du début du siècle des Lumières. Sa définition de la théologie, comme sommet des sciences, ressemble à la formule que l’on trouve chez John Locke31.

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Le phénomène étonnant des « Lumières » orthodoxes offre ainsi une synthèse des cultures laïque et sacrée, de la théologie traditionnelle et des nouvelles pratiques intellectuelles occidentales. Elle nous invite à revoir notre vision habituelle des Lumières, souvent imaginées comme un bloc homogène d’idées, et à nuancer l’idée d’une rupture radicale entre la « culture traditionnelle orthodoxe » et la « culture des Lumières ». La « culture orthodoxe » du XVIIIe siècle n’était, en réalité, pas si « traditionnelle » que cela, et les Lumières pas si « révolutionnaires » qu’on a tendance à le penser32.

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1 Giuseppe RICUPERATI, « Homme des Lumières », dans Le Monde des Lumières, éd. V. Ferrone et D. Roche, traduit de l’italien par N. Plavinskaïa, éd. S. Karp, Moscou, Pamiatniki istoricheskoï mysli, 2003, p. 28.

2 Au sujet de l’hétérogénéité du phénomène des Lumières, voir Dan EDELSTEIN, The Enlightenment : A Genealogy. Chicago, University of Chicago Press, 2010 ; J. G. A. POCOCK, « Historiography and Enlightenment : A View of Their History », Modern Intellectual History 5/1, 2008, p. 94-95.

3 David SORKIN, The Religious Enlightenment : Protestants, Jews, and Catholics from London to Vienna, Princeton [NJ], Princeton University Press, 2008 ; Jonathan SHEEHAN, The Enlightenment Bible : Translation, Scholarship, Culture, Princeton [NJ], Princeton University Press, 2005 ; Joris VAN EIJNATTEN (ed.), Preaching, Sermon and Cultural Change in the Long Eighteenth Century, Leyde, Brill, 2009 ; James E. BRADLEY et Dale K. VAN KLEY (edd.)., Religion and Politics in Enlightenment Europe, Notre Dame [Indiana], University of Notre Dame Press, 2001.

4 Andrej DORONIN (éd.), « Vvodja nravy i obyčai Evropejskie v Evropejskom narode ». K probleme adaptacii zapadnyh idej i praktik v Rossijskoj imperii [« Introduisant les mœurs et les coutumes européennes chez un peuple européen ». Au sujet de l’adaptation des idées et des pratiques occidentales dans l’Empire Russe], Moscou, Rosspen, 2008, p. 6.

5 Elise KIMERLING WIRTSCHAFTER, « Religion and Enlightenment in Eighteenth-Century Russia : Father Platon at the Court of Catherine II », The Slavonic and East European Review 88/1-2, 2010, p. 180.

6 Olga TSAPINA, « Pravoslavnoe prosveščenie – oksjumoron ili istoričeskaja real'nost' ? » [Les Lumières orthodoxes : oxymore ou réalité historique ?], dans Evropejskoe prosveščenie i civilizacija Rossii [Les Lumières européennes et la civilisation russe], edd. S. Karp et S. Mezin, Moscou, Nauka, 2004.

7 Cité dans Sergueï POLSKOÏ, « Političeskie idei Džona Lokka v Rossii pervoj poloviny XVIII veka » [Les idées politiques de John Locke dans la Russie de la première moitié du XVIIIe siècle], Filosofskij vek 19, 2002, p. 107-112.

8 Konstantin BOUGROV et Mikhaïl KISELEV, Estestvennoe pravo i dobrodetel'. Integracija evropejskogo vlijanija v rossijskuju političeskuju kul'turu XVIII veka [Droit naturel et vertu. L’intégration de l’influence européenne dans la culture politique russe du XVIIIe siècle], Ekaterinbourg, Éditions de l’Université de l’Oural, 2016, p. 54.

9 Tatiana LABOUTINA, Kul'tura i vlast' v èpohu Prosveščenija [Culture et pouvoir à l’époque des Lumières], Moscou, Nauka, 2005, p. 353-364 ; Andreï SOKOLOV, Navstreču drug drugu. Rossija i Anglija v XVI-XVIII vv. [À la rencontre de l’autre. La Russie et ­l’Angleterre aux XVIe-XVIIIe siècles], Iaroslavl, Verhne-voljskoe knijnoe izdatelstvo, 1992, p. 152.

10 Irina KOULAKOVA, « Rossijskaja intellektual'naja tradicija XVIII – načala XIX v. » [La tradition intellectuelle russe au XVIIIe – début XIXe siècles], dans Idei i ljudi : intellektual'naja kul'tura Evropy v Novoe vremja [Les idées et les gens : la culture intellectuelle en Europe moderne], ed. L. Repina, Moscou, Akvilon, 2014, p. 383.

11 Cité dans Elena SMILANSKAÏA, « Sueverie » i racionalizm vlastej i poddannyh v Rossii v XVIII v. » [La superstition et le rationalisme des autorités et des sujets dans la Russie du XVIIIe siècle], dans Evropejskoe prosveščenie i civilizacija Rossii [Les Lumières européennes et la civilisation russe], op. cit. [n. 6], p. 207.

12 K. BOUGROV et M. KISELEV, op. cit. [n. 8], p. 9.

13 Théophane PROKOPOVITCH, « Slovo v nedelju osmujunadesjat', skazannoe vo vremja prisutstvija ego carskogo veličestva, po dolgom stranstvii vozvrativšagosja » [Sermon pour la semaine dix-huit, prononcée en présence de sa majesté le tsar, à son retour d’un long périple], dans Théophane PROKOPOVITCH, Œuvres, ed. I. P. Eremin, Leningrad, Éditions de l’Académie des sciences de l’URSS, 1961, p. 65.

14 Ibid., p. 66.

15 « Slovo v den' roždenija Gospoda našego Iisusa Hrista » [Sermon pour l’anniversaire de la naissance de notre Seigneur Jésus Christ], dans Théophane Prokopovitch, Slova i reči poučitel'nyja, pohval'nyja i pozdravitel'nyja [Sermons et discours d’enseignement, d’éloges et de félicitations], Saint-Pétersbourg, Éditions du premier corps des cadets, 1760, Partie 1, p. 125-126.

16 Th. PROKOPOVITCH, Œuvres, op. cit. [n. 13], p. 81-82.

17 Ibid., p. 82-83.

18 Ibid., p. 82-83.

19 Ibid., p. 92.

20 Gary HAMBURG, Russia’s Path toward Enlightenment, Faith, Politics, and Reason, 1500-1801, New Haven [Conn.]-Londres, Yale University Press, 2016, p. 266.

21 Théophane PROKOPOVITCH, Pravda voli monaršej [La Justice de la volonté monarchique], p. 31-32.

22 Ibid., p. 30-32.

23 Ibid., p. 36.

24 Voir Horst RÖHLING, « Observations on religious publishing in Eighteenth-century Russia », dans Russia and the world of the eighteenth century, Columbus [OH], Slavica, p. 91-105.

25 PLATON, Poučitel'nye slova, pri vysočajšem dvore e.i.v. gosudaryni Ekateriny Alekseevny … skazannye [Les Instructions prononcées … à la cour de S.A.I. la souveraine Ekaterina Alexeevna], Moscou, Éditions de l’Académie de Moscou, 1779-1806, vol. 17, p. 350-360.

26 PLATON, Poučitel'nye slova i drugie sočinenija [Les Instructions et autres œuvres], vol. 10, p. 278.

27 Ibid., vol. 1., p. 224.

28 Ibid., vol. 2., p. 208.

29 Ibid., vol. 1., p. 51-59.

30 Irina KOULAKOVA, Universitetskoe prostranstvo i ego obitateli : Moskovskij universitet v istoriko-kul'turnoj srede XVIII veka [L’Espace universitaire et ceux qui le peuplent : l’université de Moscou dans le milieu historique et culturel du XVIIIe siècle], Moscou, Novyï hronograf, 2006, p. 169.

31 O. TSAPINA, op. cit. [n. 6].

32 Ibid.