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Étienne Fouilloux (avec la collaboration de Tangi Cavalin et Nathalie Viet-Depaule), Les éditions dominicaines du Cerf, 1918-1965

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018 : 293 pages, br., 15,5 × 24 cm (Histoire). [24 €] ISBN : 978-2-7535-5899-1

Jean-Pierre MOISSET

Université Bordeaux Montaigne

Historien de la pensée catholique, É. Fouilloux livre un travail pionnier sur les Éditions du Cerf qui complète ses travaux antérieurs sur l’Ordre des Prêcheurs. Son enquête s’appuie principalement sur les archives de la province dominicaine de France ainsi que sur les papiers de plusieurs religieux dominicains : ceux des pères Bernadot, Boisselot, Chifflot, Henry et Louvel. Quoiqu’elle fournisse quelques éclairages sur les aspects économiques de ce qui est aussi une entreprise éditoriale, elle est résolument axée sur les enjeux intellectuels et religieux.

La naissance des Éditions du Cerf en 1929 s’enracine dans un double contexte. D’une part, le succès de la revue La Vie spirituelle ascétique et mystique lancée dix ans plus tôt par le dominicain Marie-Vincent Bernardot ; d’autre part, la condamnation de l’Action française par le pape Pie XI. En effet, c’est ce dernier qui décide de confier la création d’une nouvelle revue aux pères Bernardot et Lajeunie dans le but de combattre l’influence du mouvement maurrassien sur le terrain doctrinal, quitte à bousculer les autorités de l’Ordre de saint Dominique. Baptisée La Vie intellectuelle, la nouvelle revue compte Jacques Maritain parmi ses pères fondateurs. Installée à Juvisy-sur-Orge, l’équipe qui en a la charge fonde une maison d’édition pour la publier. Elle lui choisit un nom tiré d’une référence animalière présente dans les Psaumes, celle du cerf altéré qui cherche l’eau vive, comme l’âme, dit le psalmiste, cherche Dieu. Quoique placée sous la dépendance du provincial pour ce qui concerne la doctrine, cette maison reste autonome d’un point de vue administratif. Ses publications s’éloignent du catholicisme intransigeant et du conservatisme socio-politique, ce qui lui vaut bien des ennemis. « Qui nous débarrassera de tous ces dominicains de gauche qui aboient même avec les communistes ? » (p. 112), note ainsi le cardinal Baudrillart dans ses carnets en 1937. Pour ce qui est de Sept, le Saint-Office se charge de la besogne en supprimant l’hebdomadaire par décret. Installées depuis peu dans un hôtel particulier de la capitale situé boulevard La Tour-Maubourg, les Éditions du Cerf n’en poursuivent pas moins leur route. Elles reprennent la publication de L’Art sacré et livrent le premier volume de la collection « Unam Sanctam ». De très fortes personnalités dominicaines en prennent les commandes : les PP. Regamey et Couturier pour la première, le P. Congar pour la seconde. Des laïcs jouent aussi un rôle de premier plan. C’est même une équipe de laïcs qui anime l’hebdomadaire Temps présent – lequel succède à Sept – autour de Stanislas Fumet et Ella Sauvageot. La guerre voit se produire le décès du fondateur, le P. Bernardot, et surgir de nouvelles difficultés : la brochure du P. Chenu sur Une école de théologie : le Saulchoir est mise à l’Index, entraînant une visite apostolique et une sanction.

Après la guerre, ce qui était avant tout une maison d’édition de presse – sans commune mesure avec La Bonne Presse des assomptionnistes – devient un grand éditeur de livres religieux. La collection « Rencontres » accueille dès 1943 le best-seller La France, pays de mission ? (130 000 exemplaires écoulés en cinq ans) et devient ensuite la référence éditoriale en matière de mission intérieure. Parmi bien d’autres titres marquants, citons Paroisse, communauté missionnaire de l’abbé Georges Michonneau, paru en 1946. Dans le registre théologique, c’est la collection « Unam Sanctam » du P. Congar qui joue ce rôle. Deux autres collections se distinguent : « Sources Chrétiennes », qui contribue au mouvement de retour aux Pères de l’Église, et « Lectio Divina » pour l’étude de la Bible. En la matière, l’œuvre majeure des dominicains du Cerf demeure la publication de la Bible de Jérusalem, « événement en soi » nous rappelle É. Fouilloux. Cette traduction française de la Bible destinée au grand public paraît en 1956 à l’issue d’un travail remarquable ayant mobilisé la quasi-totalité des spécialistes francophones, dominicains ou non, membres de l’École biblique de Jérusalem, universitaires. Le résultat est à la hauteur de l’investissement et les ventes décollent. 760 000 exemplaires sont écoulés entre 1956 et 1964, soit 84 000 par an en moyenne. C’est, de loin, la meilleure vente du Cerf. Encore faut-il y ajouter les différents livres de la Bible publiés sous la forme de fascicules ainsi que les Quatre Évangiles au format de poche… vendus à eux seuls à 1 400 000 exemplaires à la même date. Si la vente de livres ne comptait que pour le cinquième du chiffre d’affaires en 1937, elle engendre les deux tiers des rentrées d’argent en 1964. La production périodique n’en demeure pas moins très vivante. Les albums de Fêtes et Saisons sont très largement diffusés. Les bénéfices engendrés pas La Vie catholique illustrée permettent d’éponger les déficits que causent d’autres publications qui n’atteignent pas le seuil de rentabilité, à l’instar de Radio-Cinéma lancé en 1950. En fin de compte, l’aventure des Éditions du Cerf est une réussite qui connaît un apogée au moment où le concile Vatican II valide la politique d’ouverture suivie jusque-là. Une douzaine de religieux et une centaine d’employés laïcs travaillent alors ensemble pour livrer au public neuf revues et alimenter un catalogue de livres déjà riche de plusieurs centaines de titres.

Que de chemin parcouru et d’obstacles surmontés pour en arriver là ! Étienne Fouilloux montre à quel point la diffusion des idées réformatrices place les équipes dirigeantes du Cerf devant des difficultés récurrentes tant à l’intérieur de l’ordre dominicain qu’auprès des autorités romaines. Certains épisodes de cette histoire étaient connus, à l’instar de l’article « Par notre faute » de Henri Guillemin paru en 1937 dans La Vie intellectuelle. Le livre de É. Fouilloux permet d’aller plus loin et de comprendre en profondeur comment fut prise la décision de publier cet article et pourquoi le vent venu de Rome tourne pré-cisément à ce moment-là, lorsque la papauté dénonce les graves menaces venues d’Allemagne et d’URSS. Les crises de 1943 et 1954 qui visent le P. Boisselot sont également explicitées et revisitées. Le mécanisme de la censure est décortiqué, soulignant le rôle joué par le provincial, le P. Ducattillon. Les conséquences sont graves et vont jusqu’à la mise en sommeil de certaines collections, voire jusqu’au retrait du commerce d’un livre trop dérangeant car trop audacieux dans ses perspectives sur la conception du sacerdoce : Prêtres d’hier et d’aujourd’hui. Le vent tourne avec l’accession au pontificat de Jean XXIII et avec Vatican II. Les orientations avant-gardistes des Éditions du Cerf correspondent alors à la ligne magistérielle.

Fondé sur des recherches inédites et adossé à une très profonde connaissance de l’arrière-plan intellectuel et religieux de la période, le livre de É. Fouilloux est une monographie exemplaire sur le fond comme dans la forme. D’heureuses formules jalonnent le texte. Ainsi, les publications dominicaines des années 1930, nous dit É. Fouilloux, « jouent leur “petite musique” en marge de l’orchestre conservateur » (p. 92). La qualité des titres et des sous-titres – toujours brefs et percutants – mérite d’être soulignée. Relevons notamment le passage sur Vatican II intitulé avec à propos : « Le concile du Cerf » (p. 260). Tout est dit. Naturellement, le texte apporte la nuance requise et rappelle que les pères du boulevard La Tour-Maubourg n’ont pas le monopole de la préparation des réformes conciliaires. Çà et là, une discrète pointe d’humour affleure, comme lorsque la sonorité d’un titre évoque un célèbre programme militaire allemand d’invasion de la France par la Belgique : « Le plan Chifflot » (p. 174). Le lecteur en sait gré à l’auteur.