Voltaire, essai sur les mœurs et l’esprit des nations, sous la direction de Bruno Bernard, John Renwick, Nicholas Cronk, Janet Godden, textes et bibliographie établis par Henri Duranton, dans les œuvres complètes de Voltaire, Christiane Mervaud et Nicholas Cronk (dir.)
Oxford, Voltaire Foundation : (I) t. 21, introduction générale, index analytique, 2019 ; (II) t. 22, avant-propos, chap. 1-37, 2009 ; (III) t. 23, chap. 38-67, 2010 ; (IV) t. 24, chap. 68-102, 2011 ; (V) t. 25, chap. 103-129, 2012 ; (VI) t. 26A, chap. 130-162, 2013 ; (VII) t. 26B, chap. 163-176, 2014 ; (VIII) t. 26C, chap. 177-197, 2015 et (IX) t. 27, Textes annexes, Fragments sur l’histoire générale, 2016. [900 £] ISBN : 978-0-7294-1212-4
« Vous voulez enfin surmonter le dégoût que vous cause l’histoire moderne, depuis la décadence de l’empire romain, et prendre une idée générale des nations qui habitent et qui désolent la terre » : tels sont les premiers mots, adressés à Émilie du Châ-telet, de l’immense fresque qu’est l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations ; et sur les principaux faits de l’histoire, depuis Charlemagne, jusqu’à Louis XIII. Voltaire commence une aventure intellectuelle dont l’ambition est considérable, relève le défi de dresser le bilan d’une histoire universelle mêlée aux génies des peuples, un tableau mouvant, comme l’histoire, de l’histoire culturelle globale du genre humain. Reliant les maillons de la chaîne des différents états de l’Europe avant Charlemagne et jusqu’à l’aube de Louis XIV, tout en analysant les religions, les us et coutumes, les formes de gouvernements des colonies et de l’Orient, il dévoile la somme des grandeurs et des cruautés, du courage et des ridicules qui crée l’histoire, concentré de la vanité des desseins des hommes et de leurs contradictions. L’Essai se bâtit dans une double dimension téléologique : finalité de l’histoire, mais aussi désir de rattacher, sans solution de continuité, l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (première édition complète, 1756) au Siècle de Louis XIV publié peu auparavant (en 1751, mais écrit à partir de 1735) et conçu comme le point culminant de l’histoire tout entière. Cette nouvelle édition de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations par la Voltaire Foundation est le fruit d’une entreprise collective internationale dirigée par Br. Bernard, J. Renwick, N. Cronk et J. Godden. Le texte a été établi par H. Duranton. Cette édition réunit une quarantaine de chercheurs qui ont annoté parfois à plusieurs mains certains chapitres. Il fallait une telle union de forces vives pour répondre à la triple complexité de cette œuvre, dans sa conception, sa composition et sa publication. L’introduction générale parachève cet ensemble de neuf tomes et insiste sur cette œuvre « ouverte », « érudite » et « militante » et surtout le modèle qu’invente Voltaire, historien philosophe.
L’histoire de cette histoire est l’un des apports majeurs de cette édition. Car la composition de cet « abrégé de l’histoire universelle », cette « histoire de l’esprit humain » devenue « essai sur les révolutions du monde et sur l’histoire de l’esprit humain » puis « essai sur les mœurs et l’esprit des nations » est passionnante. Cette édition nouvelle se nourrit des éditions antérieures et note soigneusement toutes les variantes du texte. Voltaire n’a cessé de récrire son texte et certains manuscrits (Munich et Gotha) datent probablement de 1754, postérieurs donc à la première édition de 1753. Les publications souvent fragmentaires sont en réalité la mise en lumière de morceaux d’un texte au moins aussi complet que ce qui paraît en 1753, et composé dans la première moitié des années 1740 ; ce ne sont donc pas des « avant-textes » de l’Essai sur les mœurs, mais des « sondages » pour voir la réception et asseoir la position de l’historien. Fluctuant, le titre de l’œuvre s’est modifié au gré de ces ajustements. Un premier état de l’œuvre paraît à la demande de Voltaire dans le Mercure de France (en 1745-1746 puis en 1750) et, sans son approbation, une édition incomplète en 1753 (La Haye, Jean Neaulme), provoquant indignation et scandale chez le principal intéressé. Voltaire choisit pourtant cette édition comme point de départ des corrections et des augmentations ultérieures jusqu’à une refonte du texte pour la première édition des œuvres complètes en 1756 (Genève, frères Cramer) préparée avec son concours. Les éditions se succèdent et l’Essai devient l’œuvre toujours retouchée d’une vie. C’est l’exemplaire de 1775 (Genève, Cramer et Bardin), corrigé par Voltaire, de cette édition dite « encadrée » qui sert de texte de base à la présente édition et non l’édition de Kehl (Société littéraire-typographique, 1784-1789) dans laquelle les éditeurs ont effectué de nombreuses modifications, corrections éditoriales vraisemblablement autorisées mais qui sont autant d’altérations du texte voltairien sur la base de sources aujourd’hui disparues. L’intérêt et la qualité exceptionnelle de cette nouvelle édition de la Voltaire Foundation tiennent tout particulièrement à la précision de l’identification des sources de l’œuvre, à l’apparat critique, avec les annotations et les variantes. Or ce sont moins les jugements – souvent contestables, toujours passionnés – de Voltaire que les polémiques liées aux sources ou le traitement singulier de celles-ci qui ont atténué la portée, la réputation et la postérité de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Cette édition critique moderne est à cet égard un outil extrêmement précieux. Les fines annotations révèlent les mille et une manières dont la culture de Voltaire, ses lectures tirées de son imposante bibliothèque et les éditions consultées – par exemple la vie de Mahomet par J. Gagnier (1732) ou la traduction du Coran par G. Sale (1734) – se manifestent dans son histoire du monde et des mœurs. En écrivant l’histoire, l’imagination de Voltaire est également à l’œuvre : l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations est laboratoire d’écriture et de pensée de ses autres œuvres et les mêmes mots ou des phrases voisines se retrouvent dans d’autres écrits fictionnels. Grâce à de riches détails, les annotations permettent au lecteur de saisir à quel point et l’histoire et les textes se forment et se répè-tent. À l’autre extrémité du savoir, des détails aux points de vue d’ensemble, cette édition brille par la distance critique adoptée sur le texte, au rythme des préfaces, excellentes – de J. Robertson, M. Balard et H. Duranton, Ph. Contamine, P. Burke, H. Hasquin, P. Force et R. Darnton – qui ouvrent chacun des tomes. Toutes soulignent à leur façon les trois thèmes principaux de l’œuvre : le rejet de la tradition biblique et sacrée allant de pair avec l’idée que l’histoire est désormais écrite dans une perspective scientifique ; la réhabilitation de l’Europe moderne par la fin de la barbarie et la victoire de la tolérance inspirée des modèles orientaux ; l’étude des mœurs, des manières, des arts et des sciences des nations. Chacun de ces sujets use de sources diverses et répond directement ou indirectement à de nombreux écrits. Les préfaces mettent surtout en évidence trois penseurs auxquels se confronte presque systématiquement la pensée voltairienne. Voltaire écrit contre Bossuet et son Discours sur l’histoire universelle (première édition en 1681, édition de 1737-1739) qui commence de manière significative avec le récit biblique et l’histoire des hébreux tandis que l’Essai débute avec des considérations sur la Chine, l’Inde et le Proche-Orient. Voltaire annonce Gibbon et son Decline and fall of the Roman Empire (1776-1788) avec les leitmotive que sont la réflexion sur la barbarie et le double triomphe du catholicisme romain et de l’islam arabe, au centre des investigations historiques des Lumières. Dans sa volonté d’instruire sa lectrice privilégiée et bien sûr un lectorat plus étendu – surtout après la mort de la compagne intellectuelle d’une vie – par l’étude des mœurs et de « l’esprit des nations », c’est-à-dire des valeurs, des pratiques institutionnelles et culturelles, mais aussi de la vie quotidienne et maté-rielle, Voltaire rivalise enfin avec Montesquieu. Les deux philosophes examinent le climat, la dé-mographie, l’économie, les arts et les sciences et donc les conditions naturelles et culturelles qui influencent les nations. Nombre de pages de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations s’apparentent aux analyses De l’esprit des lois (Genève, Barrillot & fils, 1748). Voltaire rejette pourtant la « thèse nobiliaire » de Montesquieu – les nobles défenseurs des libertés politiques contre les monarques européens – et soutient à l’inverse la « thèse royale » – les réformes accomplies par une monarchie puissante et éclairée – même si la perspicacité et la profondeur des réflexions de chacun rend les oppositions moins réductrices. Voltaire récuse l’idée des « despotismes orientaux » condamnés par Montesquieu et son enquête historique considère au contraire l’Orient comme un idéal avec, chevillée au corps, la résolution de dépasser l’Europe chrétienne et d’interroger les mobiles de l’action humaine. Puisque c’est l’homme qui fait changer le monde, Voltaire veut élaguer l’histoire, détruire les « fables » qui l’altèrent et élargir le champ de vision. Ses défauts et ses qualités sont ceux d’un historien philosophe ou plutôt d’un philosophe devenu historien : l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations est philosophie de l’histoire (La Philosophie de l’histoire, par feu l’abbé Bazin, paraîtra à Amsterdam, Changuion, en 1765 et deviendra l’introduction de l’Essai dans l’édition de 1769) et le texte, par l’ampleur du savoir déployé et par la hardiesse du style, l’une des plus éclatantes réussites intellectuelles des Lumières.
Glanons quelques pensées et citations, morceaux choisis de ce qui aurait pu s’intituler « l’histoire par l’esprit » ou « la raison par l’histoire » (avant Le Dictionnaire philosophique portatif en 1764 rebaptisé en 1769 La Raison par l’alphabet). Dès l’« Avant-propos », Voltaire assure écrire à la suite de l’illustre Bossuet et de son histoire universelle, mais le regard se porte sur « l’Orient, berceau de tous les arts, et qui a tout donné à l’Occident » (p. 5) alors que « nous [l’Europe] n’avions pas même de fables ; nous n’avions pas osé imaginer une origine » (p. 6-7). Il scrute la Gaule barbare tout en observant la nature humaine brute, examine la Chine et la supériorité de sa morale et de ses lois (« Il [Confucius] ne dit point, ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ; mais, fais aux autres ce que tu veux qu’on te fasse. Il recommande le pardon des injures, le souvenir des bienfaits, l’amitié, l’humilité. » chap. 2, p. 54), l’Inde et le monde musulman avec Mahomet. Voltaire admire la beauté des vers arabes (« Mortel, faible mortel, à qui le sort prospère / Fait goûter de ses dons les charmes dangereux, / Connais quelle est des rois la faveur passagère, / Contemple Barmécide, et tremble d’être heureux ») et affirme d’ailleurs qu’« une preuve infaillible de la supériorité d’une nation dans les arts de l’esprit, c’est la culture perfectionnée de la poésie » (chap. 6, p. 145-146). L’historien se penche sur l’Europe et le christianisme, la puissance de la papauté avant Charlemagne (chap. 8 à 14), le règne de ce dernier (chap. 15 à 22) et l’Europe après lui. Il mesure la France à l’aune de l’Angleterre et étudie le schisme entre Orient et Occident ainsi que l’état des empires (chap. 31 à 37). L’examen de la fin du xe (chap. 38 à 45) jusqu’au xvie siècle en France fait ressortir la figure d’Henri IV (chap. 46 à 49), avant que Voltaire ne pense une nouvelle fois les rapports entre la France et l’Angleterre (chap. 50-51) et ne signale qu’« un esprit juste, en lisant l’histoire, n’est presque occupé qu’à la réfuter » (chap. 51, p. 245) pour se consacrer ensuite à l’Allemagne, aux formes de la conquête du pouvoir et surtout à l’Histoire des croisades (chap. 53 à 59). Voltaire insiste sur la dette de l’Occident envers les Arabes en matière de sciences, d’astronomie, de chimie, de médecine, d’algèbre, mais aussi de pratiques artistiques et loue l’indulgence de l’Islam contre la barbarie pour stigmatiser l’intolérance du christianisme. Il déplore au passage les « systèmes d’absurdités » enseignés par la scolastique (chap. 63, p. 492). De l’histoire universelle émergent quelques noms de femmes telles Jeanne d’Arc (chap. 69) ou Marie Stuart. Subsiste toujours une haine implacable contre l’Église et la papauté qui trouble les peuples « pour savoir quel ambitieux obtiendrait par l’intrigue le droit d’ouvrir les portes du ciel » (chap. 71, p. 57). Le lecteur entend encore le ton acerbe du Voltaire anticlérical à travers l’histoire des conciles (chap. 72 à 74) et le reconnaît à une idée sous-jacente, obsédante : « Mon but est toujours d’observer l’esprit du temps ; c’est lui qui dirige les grands événements du monde. » (chap. 80, p. 243). Mœurs, usages, commerce, richesses, sciences et beaux-arts sont passés au crible à des fins d’enseignement (« Je voudrais découvrir quelle était alors la société des hommes, comment on vivait dans l’intérieur des familles, quels arts étaient cultivés plutôt que de répéter tant de malheurs et tant de combats, funestes objets de l’histoire, et lieux communs de la méchanceté des hommes. » chap. 81, p. 257). Le déisme devient antidote : « Vous avez observé plus d’une fois que ce fanatisme auquel les hommes ont tant de penchant, a toujours servi non seulement à les rendre plus abrutis, mais plus méchants. La religion pure adoucit les mœurs en éclairant l’esprit : et la superstition en l’aveuglant, inspire toutes les fureurs. » (chap. 82, p. 285). Voltaire tisse les liens avec ses autres écrits ou avec l’Essai comme grand œuvre : « Le monde avec lenteur marche vers la sagesse » (chap. 83, p. 297 et reformulé chap. 186, p. 180). Sondant les dispositions et les intentions humaines, il résume la décadence de l’empire grec (chapitres 87 à 93), l’histoire des Turcs et des Grecs jusqu’à la prise de Constantinople puis la France de Louis XI (chap. 94 à 96) et après le xve siècle. Une démonstration travaille le texte : « Il n’y a de pays digne d’être habité par des hommes que ceux où toutes les conditions sont également soumises aux lois. » (chap. 96, p. 491). Hostile à la féodalité, mais favorable à la chevalerie et à la courtoisie (chap. 97 à 100), Voltaire contemple l’Europe à la fin du xve siècle (chap. 101-102), apprend le sort des juifs (chap. 103), des Égyptiens (chap. 104), des Italiens (chap. 105 à 107). La position adoptée est toujours en surplomb : « Vous regardez en pitié toutes ces scènes d’absurdité et d’horreur. Vous ne trouverez rien de pareil ni chez les Romains et les Grecs, ni chez les barbares. C’est le fruit de la plus infâme superstition qui ait jamais abruti les hommes, et du plus mauvais des gouvernements. Mais vous savez qu’il n’y a pas longtemps que nous sommes sortis des ténèbres, et que tout n’est pas encore éclairé » (chap. 108, p. 73-74). Les erreurs et les aveuglements passés doivent inspirer la sagesse et remédier aux troubles du présent. Pic de la Mirandole (chap. 109), Louis XII (chap. 110 à 114) ou encore Marguerite d’Anjou (chap. 115-116) et François Ier (chap. 122 à 129) servent tantôt de modèles, tantôt de repoussoirs. Une vue d’ensemble sur le xvie siècle, sur les idées de Luther et de Calvin et sur la Réforme donne une image de la boucherie des guerres de religion. D’où ce réquisitoire mordant et sans appel afin de se débarrasser de l’« Infâme » où pointe l’engagement voltairien pour les grandes causes des droits de l’homme, de la liberté de conscience et de la tolérance religieuse (chap. 130 à 140). Japon, Inde, Éthiopie, Amérique, Brésil, Perse, Afrique : Voltaire compare les peuples, explore les effets de la colonisation et de l’expansion du commerce en prô-nant le relativisme et l’équilibre des puissances (chap. 141 à 174). L’Europe est mise au centre d’un nouveau système mondial d’échanges et la France sous Louis XIII et le ministère du cardinal de Richelieu (chap. 175-176) est admirée, quoique critiquée pour la concentration des pouvoirs. Les derniers chapitres sont consacrés à l’Europe, l’empire ottoman, l’Inde, la Perse, la Chine et le Japon de la fin du xvie jusqu’au commencement du xviiie siècle (chap. 177 à 190). Voltaire répète certains élé-ments qui déterminent selon lui l’histoire des peuples : l’importance des grands hommes (« Le caractère de ceux qui gouvernent fait en tout lieu les temps de douceur ou de cruauté. », chap. 191, p. 249) et le poison mortifère du despotisme. L’Essai se clôt par un souffle plus poétique, tressaillements d’une nouvelle ère : « Dans la foule des révolutions que nous avons vues d’un bout de l’univers à l’autre, il paraît un enchaînement fatal des causes qui entraînent les hommes commes les vents poussent les sables et les flots. » (chap. 196, p. 299). Au terme de ce gigantesque parcours, Voltaire s’inquiète : « Quel sera le fruit de ce travail ? quel profit tirera-t-on de l’histoire ? » (chap. 197, p. 309) ; comment pallier des siècles d’erreur et détromper les peuples puisque « chez toutes les nations l’histoire est défigurée par la fable, jusqu’à ce qu’enfin la philosophie vienne éclairer les hommes » (p. 314) ? La solution est à chercher du côté des « arts qui adoucissent les esprits en les éclairant » et parmi les « quelques vertus » et les « quelques temps heureux » (p. 318-320). Et cette œuvre en apparence infinie de s’achever sur « trois choses [qui] influent sans cesse sur l’esprit des hommes, le climat, le gouvernement et la religion, c’est la seule manière d’expliquer l’énigme de ce monde ». La grande leçon de l’histoire, malgré les absurdités et les barbaries, est une morale naturelle : « Soyez équitables et bienfaisants » (chap. 197, p. 329).
C’est l’édition remarquable d’un texte extraordinaire qui nous est aujourd’hui offerte. Les textes annexes (« remarques pour servir de supplément », « éclaircissements historiques » et « additions aux observations ») ainsi que et les Fragments sur l’histoire générale prouvent que Voltaire la révise sans cesse comme il le fait pour tous ses textes historiques, qui donnent lieu à de multiples polémiques et attaques.
Le fin mot de l’histoire réside paradoxalement dans le but assumé d’écrire une histoire engagée centrée sur les besoins, les critères et les valeurs du présent. Voltaire distingue quatre grands âges entre des intervalles de barbarie, quatre périodes de grâce dans le grand tumulte du monde : l’Athènes de Périclès, la Rome d’Auguste, la Renaissance italienne et bien sûr la France de Louis XIV. S’il exalte les splendeurs de l’Orient, célèbre les comparaisons et le relativisme et ne manque jamais de relever l’ironie de l’histoire, c’est toujours l’Europe et les conditions de vie du monde occidental qui sont en ligne de mire. Sa hauteur de vue ne l’empêche pas d’être à la fois l’homme et le génie de son temps. Malgré les imprécisions, les raccourcis, l’idéalisation de la tolérance musulmane pour mettre en avant les excès du christianisme, l’ethnocentrisme, les jugements moraux, Voltaire construit l’une des œuvres les plus emblématiques de « l’esprit » des Lumières. Il invente non pas tant l’historiographie moderne qu’un dictionnaire « des faits et des mœurs », comparable à l’Encyclopédie (1751-1772), « dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers » qui se fera à maints endroits l’écho de l’Essai, ainsi qu’au Dictionnaire philosophique portatif (1764) et aux Questions sur l’Encyclopédie (1770), dictionnaires des mots et des idées. Voltaire écrit l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations pour que soient perpétuées la politesse, la sociabilité et la civilité – le mot de « civilisation » n’existe pas encore – du monde auquel il appartient, socle du nôtre. S’il ne cesse de témoigner de sa foi fervente en une perfectibilité humaine – inégale, inconstante, mais réelle – et de répéter son intime conviction que les progrès des arts et des sciences fondent la grandeur et la douceur des sociétés, s’il finit par une note optimiste car une nation qui connaît les arts « se rétablit toujours », il nous prouve pourtant à chaque page combien « l’esprit des nations » est fragile, et les mœurs, civilisées, toujours réversibles.