Éric Suire, Les vies de Jésus avant Renan
Genève, Droz, 2017 : 318 pages, br., 15 × 22 cm (Cahiers d’Humanisme et Renaissance, 144). [34,90 €] ISBN : 978-2-600-05790-5
Les historiens essaient de classer en trois périodes la fascination des écrivains pour la vie de Jésus, mais ils doivent constater que les recherches sur cette vie n’ont jamais cessé et que l’engouement du public n’étant pas moindre que celui des savants, de nombreux ouvrages contemporains font encore des allusions à sa vie. Cette fascination vient de ce que contrairement au judaïsme et à l’islam, le christianisme n’est pas une « religion du Livre ». Non seulement Jésus n’a laissé aucun écrit, mais il n’a pas demandé à ses apôtres de le faire. Pline et Tacite ont porté témoignage de son existence mais sa vie n’est connue qu’à travers les Épîtres, les Actes des apôtres et surtout les quatre Évangiles reconnus par l’Église – mais Voltaire en dénombre cinquante-quatre. L’invention de l’imprimerie entraîna la rapide diffusion de nombreuses Vies de Jésus ; l’auteur se propose d’en faire le catalogue, espérant qu’il puisse servir à d’autres disciplines mais, précise-t-il, « notre analyse d’historien a consisté avant tout à replacer l’édition des Vies de Jésus dans son contexte politique et religieux, à évaluer la diffusion de ces textes dans la société de l’époque moderne, à cerner les enjeux spirituels et théologiques qu’ils ont pu revêtir ». Il a mené cette recherche jusqu’à la fin de l’Ancien Régime car la Vie de Jésus d’Ernest Renan (1836) marque une rupture, la théorie de l’évolution des espèces de Darwin niant à Jésus une origine divine.
Sa recherche dans les catalogues et quelques autres sources montre que, sauf pour deux courtes périodes, les éditions des Vies de Jésus furent à peu près régulières de la fin du xve siècle au début du xixe. En ne retenant que les vies entières publiées en français ou en latin, il en a compté 190 dont 11 insérées dans d’autres ouvrages. Parmi elles, 137 auteurs sont identifiés dont environ 40 % de Français. Les étrangers sont représentés par les pays germaniques, suivis des Pays-Bas et de l’Espagne. À partir de la seconde moitié du xviie siècle, le latin est de moins en moins utilisé malgré l’Index catholique qui n’autorisait la lecture des textes sacrés en langue vernaculaire qu’aux fidèles en ayant la « capacité ». Les ouvrages retenus ont donné lieu à de nombreuses rééditions, qui ont été chiffrées à 707. Les titres français les plus couramment adoptés sont Vie puis Histoire, Harmonie, Concorde ou autres comme Histoire de la vie. Enfin a été établie sous le nom (faute de mieux) de « traités christiques » une liste de 117 ouvrages inclassables tels que « méditations », poèmes ou commentaires savants consacrés à une période ou un événement de la vie de Jésus, le plus courant étant la Passion.
La recherche débute avec la naissance de l’imprimerie et l’on peut remarquer que peu d’ouvrages courants au Moyen Âge ont franchi ce cap. Généralement les auteurs indiquent leurs sources et l’on constate que la documentation utilisée a beaucoup évolué au cours de l’Ancien Régime. Loin de s’enrichir, elle commença par s’appauvrir en rejetant la littérature apocryphe si prisée à la fin de la période médiévale, tels les récits populaires racontant la rencontre de sainte Anne avec son mari Joachim à Jérusalem grâce à l’apparition de l’ange Gabriel. Seules les Vies du Christ élaborées dans les milieux monastiques du Moyen Âge s’appuyaient sur une réflexion plus élaborée, fondée sur l’Écriture. La documentation devait ensuite grossir de nouveau par l’utilisation de travaux historiques contemporains portés par le courant humaniste et les écrits de Luther. Pour la diversité des sources, l’auteur donne en exemple L’Histoire critique de Jésus-Christ attribuée au baron d’Holbach, ouvage imprimé en 1770 à Amsterdam, qui se répandit rapidement en France. On y note quarante-cinq sources chrétiennes, mais aussi vingt et une sources non chrétiennes ou hostiles à Jésus-Christ.
Au sortir du Moyen Âge, la Vie de Jésus était, au moins partiellement, un livre illustré. L’objectif de ces récits imagés et proposés en langue vernaculaire était de toucher les lecteurs débutants et d’être utiles pour les illettrés. Ces images sur bois étaient souvent de très bonne facture. Dans le monde réformé, le combat contre l’idolâtrie conduisit à la disparition des illustrations des bibles genevoises au début du xviie siècle, puis les coûts supplémentaires générés par la gravure (maintenant sur cuivre) incitèrent les éditeurs à plus de sobriété et, dès lors écartée du texte, l’image trouva refuge dans les frontispices. Jusque vers 1640 l’illustration biblique s’inspira peu des œuvres peintes, puis tout changea à partir du moment où Poussin réalisa le frontispice de la Bible de l’Imprimerie royale parue en 1642. Suivirent Charles Lebrun, Pierre Mignard, Philippe de Champaigne et d’autres encore.
« Les premiers textes consacrés à la vie de Jésus sous l’Ancien Régime sont d’abord puisés, de manière logique, dans le répertoire et dans les traditions érudites léguées par l’Antiquité chrétienne occultés et revisités durant le Moyen Âge. » Contrairement à une idée répandue, les humanistes de la Renaissance ne rejetèrent pas en bloc l’exégèse médiévale. Ils reprirent le plus souvent l’usage d’insérer la Vie de Jésus dans les Vies de saints – ce n’étaient alors que de brèves notices comportant seulement une quelques dizaines de pages. « Sans s’affanchir totalement du legs des siècles antérieurs, la biographie du Christ fut progressivement renouvelée au cours de l’Ancien Régime, d’abord sous l’impulsion de la confrontation entre les différentes Églises issues des Réformes, puis de la rivalité au sein des ordres religieux et des différents courants internes au catholicisme, avant d’être impliqué dans l’apologétique du temps des Lumières. » Cette évolution et les controverses qu’elle suscita, notamment sur la Sainte Vierge, sont longuement étudiées par l’auteur à travers les ouvrages qui marquèrent leur époque.
Leur circulation est ensuite étudiée. On peut l’évaluer par leur présence dans les catalogues ou par le nombre des rééditions, mais aussi à partir de quelques pistes comme les Morceaux divers de morale et de littérature, petit texte de Chateaubriand qui révèle les textes publiés sous l’Ancien Régime encore en mémoire au début de la Restauration ou l’autobiographie de Restif de la Bretonne, qui apprit par ses propres moyens à lire le français.
L’ouvrage se termine par quelques illustrations, un index des noms et une bibliographie de plus de cinq cents noms montrant l’étendue de la recherche menée par l’auteur.