Book Title

Alice Vintenon, La Fantaisie philosophique à la renaissance

Genève, Droz, 2017 : 576 pages, br., 17 × 25 cm (Travaux d’Humanisme et Renaissance, 581). [103,4 €] ISBN : 978-2-600-05798-1

Teresa CHEVROLET

Université de Genève

Ce riche et passionnant ouvrage comble un manque important dans la réflexion littéraire sur la Renaissance : l’établissement d’un rapport substantiel et multiforme entre l’invraisemblance fictionnelle des récits comiques et le(s) sens philosophique(s) qu’ils revendiquent plus ou moins ouvertement.

Une première partie dresse un profil exhaustif et précis du statut de la fantaisie dans les poétiques renaissantes. Mal aimée déjà par les théoriciens de l’Antiquité, notamment par Horace, dont l’Ars poetica congédie les chimères littéraires comme des aegri somnia écartée pour les Platoniciens, qui en font l’apanage des poètes menteurs et des sophistes, suspecte pour les Aristotéliciens, qui articulent essentiellement leurs normes poétiques autour du « vraisemblable », la « fantaisie » créatrice n’a apparemment pas bonne presse à la Renaissance, témoins l’Arioste et Rabelais qui font le plus souvent figure de repoussoirs par leurs excès d’inventivité.

L’auteur démontre toutefois comment, à mesure que la réflexion littéraire s’étoffe et devient plus complexe au cours du xvie siècle, on assiste à des ouvertures théoriques bien réelles pour cette notion, notamment par le biais de la valorisation de l’admiratio ou de la maraviglia chez des théoriciens comme Pontano ou Patrizi, qui se prévalent de la notion aristotélicienne de thaumaston, mais aussi par le biais de la découverte de polarités nouvelles (icastique/phantastique), issues de la relecture du Sophiste par des théoriciens comme Mazzoni, auteur d’une monumentale Défense de Dante. À ce regard plus nuancé, plus valorisant, s’ajoute le concours des théories de l’art, où la notion de « fantaisie » acquiert un lustre et une promotion nouveaux : il en est ainsi dans l’œuvre redécouverte d’Apollonios de Tyane, ou de l’enthousiasme suscité par la découverte des grotesques en Italie, ces « bizarres fantaisies » qui proclament l’esthétique d’une création autonome et ne tarderont pas à s’imposer chez les auteurs amateurs de bigarrure ou de varietas comme Du Bartas et Montaigne.

Ces valeurs de l’imaginaire fantaisiste ont évidemment aussi partie liée avec la théorisation et la validation de la veine comique en littérature, assurée par des penseurs qui insistent sur les liens entre l’étonnement et la fantaisie comme causes principales du rire, cela aussi bien dans la médecine (Huarte) que dans les pratiques narratives (Boccace) et dans les traités de civilité (Castiglione), où elle s’affirme et se concrétise. Le cœur de l’ouvrage se situe peut-être dans le rapport de la « fantaisie » à l’œuvre de Lucien de Samosate et à sa pratique de la fable comme stratégie nondogmatique, qui trouve une exceptionnelle faveur chez les humanistes, dont bien sûr Érasme dans son Éloge de la folie. À travers la vogue lucianesque émerge ainsi à la Renaissance une véritable réhabilitation des fictions fantastiques, créditées souvent de plus de vérité que les discours sérieux et dont l’influence apparaît notablement chez des auteurs comme Aneau, Des Autels, Thénaud, Vivès, et s’avère déterminante dans les six auteurs du corpus.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, le lecteur est convié à un tour d’horizon synoptique et fort bien documenté sur la question de l’allégorie, tant chrétienne que païenne, depuis les textes fondateurs de saint Augustin, Plutarque ou Macrobe jusqu’à Boccace et ses émules, et depuis la Métaphysique aristotélicienne et la prisca theologia des Néoplatoniciens jusqu’aux théories renaissantes du hiéroglyphe et à leur influence sur les théories italiennes de l’art (Lomazzo, Comanini).

D’une manière très convaincante, l’auteur montre comment la problématique de l’incroyable et de l’absurde comme indice d’allégorie s’articule notamment à la théorie des « signes dissimilaires », analysée par Jan Miernowski à propos de la théologie négative du Pseudo-Denys l’Aréopagite. Toutefois, Alice Vintenon demeure lucide sur l’influence réelle des théories allégoriques sur les textes fantaisistes et insiste à juste titre sur le caractère toujours ambigu des positions renaissantes sur le sens second, à la fois conspué et encensé, témoin par exemple Béroalde de Verville dont Le Moyen de Parvenir « pousse à l’extrême la revendication d’un plus haut sens mais aussi la virulence des critiques contre l’allégorie » (p. 235).

Enfin, la deuxième partie se conclut sur une incursion chez les philosophes de la Renaissance pour nous inviter à nous pencher sur la question du statut psycho-physiologique de l’imagination comme processus cognitif, sur les formes négatives de ses productions (maladie, songe ou illusion diabolique), mais aussi sur le statut ontologique de ses inventions chez les Scolastiques (topoi de la montagne d’or et de la chimère), et sur l’engouement suscité par l’imagination créatrice, notamment chez Juan Huarte ou Giordano Bruno à la fin du siècle. Enfin, last but not least, le lecteur se voit offrir un examen passionnant des prérogatives créatrices de la mélancolie géniale décrite par le Problème XXX d’Aristote et reprise par Marsile Ficin, ainsi que du spiritus phantasticus, hérité de Synésius, qui permet de créditer la fantaisie rien moins que d’un statut privilégié dans la quête mystique.

Ces deux premières parties, vraiment substantielles, font le point sur la question de la fantaisie d’une manière quasi définitive, et constituent ainsi une ample préparation de lecture aux six « études de cas », italiens et français, fort bien choisis, qui font l’objet des deux dernières (le Momus d’Alberti, le Roland furieux de l’Arioste, le Baldus de Folengo, les livres de Rabelais, les Saisons de Ronsard, la Nouvelle fabrique d’Alcripe) ; six textes, qui malgré la disparité de leurs genres et de leurs enjeux, attestent à la fois la continuité, la vivacité et la variété de la pratique de la fiction fantaisiste à la Renaissance.

Ces six études, par ailleurs très fines et pénétrantes en soi, riches d’analyses de détail intéressantes, donnent cependant quelquefois l’impression, au fil de la lecture de bien des pages, d’être un peu en rupture avec les vastes exposés théoriques des deux premières parties. On peut en effet regretter que, par son exhaustivité même, l’état des lieux théorique (tant au sujet des poétiques que de l’herméneutique et de la philosophie) ne soit pas toujours exploité dans tous ses développements, ni mis à contribution dans le vif des textes du corpus par une application plus systématique, ce qui n’est pas sans porter quelque préjudice à l’unité de l’ouvrage.

À cette unique réserve près, Alice Vintenon nous offre là un livre magistral, documenté, riche de notes savantes et de références, percutant dans les analyses, et de plus, ce qui est loin d’être négligeable, agréable et fluide à la lecture d’un bout à l’autre.