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Bonheurs et périls de la bibliophilie1

Claude AVELINE

Pour traiter d’un sujet aussi particulier, il vaut mieux d’abord s’en faire reconnaître le droit. Tout vrai bibliophile (nous verrons qu’il y en a de faux) l’obtiendrait sans peine, en évoquant les grandes réussites qu’il possède ou qu’il ne cesse de désirer. Certains écrivains aussi, qui ne se contentent pas de s’en remettre avec indifférence aux artisans de leurs belles éditions, qui collaborent réellement avec eux – ils sont moins nombreux qu’on ne croit. Paul Valéry se comptait parmi eux, lui qui déclara un jour : « C’est un jugement très précieux et très redoutable que d’être magnifiquement imprimé », et qui alla jusqu’à illustrer de lithographies un ouvrage dont il n’était pas l’auteur. Sur l’original que je possède de son poème Le Serpent, il avait écrit en dédicace, voilà trente-cinq ans : « Je suis content que vous possédiez un exemplaire de cette édition à laquelle j’ai donné mes soins et que je me permets de trouver charmante… Votre cœur d’éditeur me comprend. »

Car telle est ma justification. Ce métier d’éditeur d’art, ce beau métier de faire de beaux livres, a été le mien pendant une dizaine d’années, au début de ma carrière. Je puis en dire les bonheurs et les périls en connaissance de cause. Et si éloigné que j’en sois depuis plus d’un quart de siècle, l’amour n’a point faibli. J’avouerai même que, pour un ami bibliophile dont le plaisir consiste à créer des collections tirées à petit nombre et naturellement hors commerce, il m’arrive encore de passer des soirées délicieuses avec mes crayons bien taillés, mes catalogues de caractères, mon papier calque. C’est mieux qu’un vice impuni, c’est un vice récompensé.

La France a toujours été la patrie du beau livre, nous en verrons tout à l’heure les métamorphoses. Et c’est en France, à la fin du xixe siècle et au début du nôtre, dans cette France dont une seule génération a pu renouveler toutes les formes de l’art, que le beau livre a repris un essor incomparable. Pourquoi ? Peut-être à cause de l’éditeur Charpentier, qui venait d’inventer une forme de livre populaire dans un nouveau format : ce livre sacrifiait toute recherche pour être vendu au prix le plus bas. Effort de diffusion que les autres pays ne tentèrent pas de suivre et qui devait provoquer ici par contre-coup la naissance d’ouvrages qui fussent avant tout de belles éditions. « Arts et industries du livre » : ces mots évoquant deux activités dorénavant parallèles, la municipalité de Paris les unissait au fronton d’une école professionnelle qui recevait le nom de collège Estienne. La plus célèbre famille d’érudits que le monde ait connue méritait cet hommage.

Des sociétés de bibliophiles furent les premières à ressusciter le livre d’art. Mais c’est l’année 1896 qui en marque la véritable renaissance, avec le premier ouvrage de l’éditeur Édouard Pelletan, et surtout ses réflexions, ses manifestes. Il suffirait de les relire, ainsi que les analyses de chacun des volumes qu’il allait faire paraître jusqu’à sa mort, en 1912, pour n’avoir plus rien à ajouter, même aujourd’hui. Les lois qui commandent à l’édition d’art ne sont point sujettes aux caprices de la mode. Le silence est une architecture, il est fait pour durer. Édouard Pelletan n’avait pas craint de faire sienne la devise de Thucydide : Ktêma es aei, « L’œuvre pour toujours. »

Devant un éditeur, ou un ancien éditeur, personne n’oserait exprimer une question que bien des gens pourtant se posent, ou plutôt ne se posent pas car cette question est déjà un verdict : « À quoi sert un éditeur, sinon à financer et à administrer une maison d’édition ? » Il est vrai que dans les principales entreprises de ce genre – nous parlons de l’édition générale, de l’édition courante – le maître de l’affaire, sauf exceptions, ne se préoccupe même pas de choisir ses auteurs et s’en remet pour cela à un comité de lecture, comme il s’en remet à d’autres services pour la fabrication, la vente et la publicité. Il y a bien peu de noms que nous puissions mettre aujourd’hui en parallèle avec celui d’un Hetzel, par exemple, qui avait d’ailleurs commencé par être éditeur d’art en même temps qu’un délicieux écrivain. Dans ma jeunesse, ce nom d’Hetzel, mort depuis 1886, n’était plus associé qu’à l’œuvre de Jules Verne, sa dernière découverte, son dernier « lancement ». Il fut pourtant un des premiers personnages de son époque par l’esprit, le goût, le caractère et le cœur. Cinquante années d’histoire littéraire et même politique eussent été différentes sans l’homme qui inspira la préface de La Comédie humaine, incita Lamartine en 48 à proclamer la République et, dans l’exil comme Hugo, publia Les Châtiments.

Mais si la mission de l’éditeur est de découvrir, de conseiller, de soutenir des auteurs, celle de l’éditeur d’art est d’honorer des textes. Au rebours du premier, c’est encore exceptionnellement qu’il ne travaille pas lui-même à l’élaboration de ses ouvrages. Cette forme d’édition ne ferait pas l’une des gloires artistiques de la France si elle ne devait s’appuyer que sur des firmes. Elle s’appuie sur des noms, sur des hommes. L’art n’a pas encore cessé d’être individuel (même celui de l’écran, quoi qu’on dise). Pour m’en tenir à mon propos, et voulant montrer « à quoi sert » l’éditeur d’art, j’adopterai le programme inclus dans une petite préface vieille de quatre-vingts ans et signée – signée seulement – par le fameux éditeur Alphonse Lemerre.

« Nous examinerons en peu de mots les soins qu’exige le Livre, depuis l’élaboration du manuscrit ou, pour parler le langage technique, de la copie qui doit être livrée à l’imprimeur, jusqu’au moment où le volume parachevé entre, vêtu de de sa reliure, dans la vitrine du bibliophile.

Pour cette longue série d’opérations si différentes, si variées, l’éditeur a de nombreux auxiliaires : hommes de lettres, fondeur, imprimeur, fabricant de papier, dessinateur, graveur, brocheur, relieur, etc. Tous concourent au même but : la perfection du livre ; mais il importe que l’éditeur entretienne constamment l’harmonie de leur concours dans l’exécution d’une entreprise qu’il a conçue et dont il peut seul embrasser l’ensemble. »

La plaquette qui suit cette préface, plaquette intitulée : Le Livre du Bibliophile et savante publicité pour les éditions classiques de Lemerre, sort tout entière d’une autre plume que celle de l’éditeur, le manuscrit en fait foi. Lemerre s’en était remis à l’un de ses jeunes collaborateurs, très obscur, homme à tout faire de la maison, qui s’appelait Anatole France. On ne sera pas surpris de me voir choisir en bibliophilie ce parrain-là, quand, ayant atteint le sommet de l’âge et de la gloire, il voulut bien patronner mes propres tentatives.

Remarquons que France a mis l’homme de lettres parmi les « auxiliaires » de l’éditeur, au même titre que l’imprimeur ou le fabricant de papier. La chose serait scandaleuse si nous ne rappelions que Lemerre avait l’ambition de publier toute la littérature classique, française et étrangère, et dans une collection uniforme. Il a été en somme l’un des créateurs de ces innombrables séries dites « de demi-luxe » dont l’édition française a été inondée depuis. Pour le véritable éditeur d’art, j’insiste, le texte ne saurait être un prétexte. Comme le peintre ne plante son chevalet que devant le paysage dont il a subi un choc, le paysage devenu « motif », l’éditeur d’art ne devrait jamais partir que de l’admiration et de l’amour. Son catalogue doit être une suite de confidences ou de proclamations.

Le texte une fois choisi va poser une suite d’exigences. La première est un format. On croit communément qu’un livre est d’autant plus beau qu’il est plus grand. C’est confondre la majesté et la beauté. Le Grand Trianon est-il plus beau que le Petit et moins beau que le château de Versailles ? Le château de Versailles est-il moins beau que le Louvre ? Les esthéticiens auraient de la chance si la surface corrigée pouvait assurer leurs jugements. Un grand format éblouit les bibliophiles novices, surtout s’ils y trouvent une taille de caractère, ce que nous appelons son « corps », qui soit en proportion. Mais un gros corps est une affirmation péremptoire, définitive. Quel non-sens que de le voir écraser un conte aussi discret que La Princesse de Clèves ou la confession du Chevalier des Grieux, ou les poèmes aériens des Fêtes galantes, ou encore les fragments d’une œuvre inachevée, si grands soient-ils par eux-mêmes, comme les Pensées de Pascal !

En vérité, nous sommes menacés maintenant d’un danger contraire. L’exiguïté de nos logis actuels semble devoir porter un coup très rude au grand format. Nous risquons donc de voir, non moins absurdement, réduire L’Iliade ou les Poèmes de Vigny, Dante ou la Bible…

Mais demeurons avec notre éditeur idéal.

Ainsi le format commande le corps du caractère. Mais quel caractère ?

Nous entrons dans le royaume magique de l’imprimeur ou, pour le prendre aux sources mêmes, du dessinateur de lettres, du graveur, du fondeur. Je voudrais que chaque bibliophile possède sur ses rayons un recueil qui contiendrait les spécimens de tous les caractères existants depuis l’invention de Mayence (qui fut probablement tout aussi bien celle de Haarlem, de Strasbourg, d’Avignon). Leur merveilleuse diversité justifie que ce nom de « caractère » en soit venu à désigner tout ce qui nous distingue les uns des autres. Elle explique le rôle prééminent que jouent ces petits signes pour faire apparaître, comme les traits d’un visage, le « caractère » d’un livre.

Quand il s’agit de textes plus ou moins anciens, certains éditeurs se contentent d’adopter une « famille » – les différents corps d’un même caractère fondent une famille – qui soit du temps ou qui s’en inspire : un elzévir ou un vieux romain pour Molière, un baskerville ou un cochin pour Voltaire, un didot pour Stendhal. La solution est facile. Toute grande œuvre appartient par quelque côté à son époque, sans doute. C’est souvent le côté le plus négligeable, alors que c’est sa nature profonde, son génie particulier dont le caractère typographique devrait nous donner le pressentiment avant que nous en commencions la lecture.

J’ai parlé tout à l’heure de l’amour et de l’admiration indispensables au choix du texte. J’aurais dû mettre au premier plan la compréhension, sans laquelle – nous en avons de nombreux exemples – le caractère de l’éditeur l’emporte sur celui des auteurs, ce qui peut être intéressant s’il l’est lui-même, mais lassant après quelques titres. D’ailleurs, si compréhensif soit-il, puisqu’il appartient lui aussi à une époque, à un milieu, une certaine forme de sensibilité qui n’est pas à lui seul influera de toute manière sur sa transposition graphique, aidée en cela par les créations nouvelles des fondeurs. Ne le regrettons pas. Cela permet à chaque génération d’avoir son Rabelais, son Racine, d’avoir son style.

Il est du moins une loi qu’il me paraît criminel de violer, bien que des éditeurs romantiques n’aient pas hésité à le faire, et souvent de façon gracieuse mais qui ne va jamais au-delà de l’agrément : un volume doit être composé dans une seule famille de caractère. Le mariage entre familles différentes est en typographie un mariage contre nature.

Ayant choisi son format, son caractère, l’éditeur va choisir son papier.

L’usage veut d’un beau livre qu’il soit tiré sur des papiers différents, ou plus exactement que son tirage comprenne quelques exemplaires sur des papiers sinon plus magnifiques, du moins plus rares que celui des exemplaires de « base ». C’est évidemment de ce papier-ci que l’éditeur doit se préoccuper.

J’ai voulu un jour montrer à des amis un majestueux in-folio que je venais de recevoir. Je l’ai placé sur ma table, j’ai défait les cordons qui fermaient un emboitage servant de couverture, car le volume s’y trouvait en feuilles non cousues. J’ai soulevé cette couverture, découvert le premier feuillet, celui qui précède toute typographie, la feuille de garde. On avait employé pour ce volume un vélin d’Arches de haute qualité. Et un garçon de dix-huit ans qui se trouvait là a murmuré avec l’accent de la plus pure admiration : « Que c’est beau, une page blanche. »

Il posait l’un des problèmes fondamentaux de l’éditeur d’art : se montrer digne de cette beauté.

La blancheur est toujours redoutable – même si nous nous tenons en deçà des puretés de tout ordre qu’elle symbolise. L’écrivain, lui aussi, connaît l’angoisse qui le prend devant son papier blanc ; mais il pourrait la connaître tout autant devant sa bouteille d’encre. L’angoisse pour lui naît du moment, non de la chose. On peut peindre à plusieurs reprises sur une toile (la radiographie des musées révèle d’étonnantes surprises), on peut déchirer au fur et à mesure les brouillons qui déplaisent. Nous connaissons des auteurs qui écrivent leurs chefs d’œuvre au verso de prospectus, de vieilles épreuves, de lettres, y compris les faire-part de deuil. Ces papiers ne sont rien par eux-mêmes.

Le papier d’un beau livre est l’élément féminin d’une union avec une encre d’imprimerie portée par un caractère. En langage technique, on dit qu’un papier est « amoureux » ou non. Trop doux, il cède sous la pression jusqu’à laisser paraître sur son autre face un relief du caractère. Trop mince, c’est le fantôme des lignes qui salit son revers. Trop dur, c’est l’encre qui se pose mal et le caractère qui se casse dans ses déliés. Les lettres cassées sont une des plaies les moins excusables d’un beau livre. Tout compte dans le papier, jusqu’à son poids, qui fera naturellement celui du volume, comme sa qualité en fera la durée. La France fabrique des papiers de grande classe, qui ne parviennent pas à détrôner dans le goût traditionnel des amateurs le papier du Japon et celui de Hollande – d’ailleurs originaire de France (encore un méfait de la révocation de l’Édit de Nantes). La dernière guerre mondiale les a rendus à peu près inaccessibles l’un et l’autre. Aussi voyons-nous des fabricants nommer pudiquement un simili-japon japon français. Pudiquement, ou impudiquement : il n’y a pas plus de japon français qu’il n’y a d’Arches ou de Rives japonais. À chacun son génie. Avec du pur chiffon, une eau pure de torrent et des moyens de les traiter l’un par l’autre propres à chaque moulin autrefois, à chaque fabrique aujourd’hui, l’édition d’art française dispose d’une variété de papiers très remarquable. On a tenté, à travers les siècles, d’utiliser d’autres matières que le chiffon, sans grand succès.

On emploie aussi quelquefois du papier de couleur. Mais une page blanche est quand même moins belle quand elle est bleue ou jaune…

Ayant devant lui ces trois éléments encore séparés, le format, le caractère et le papier, l’éditeur d’art va entreprendre leur fusion d’où dépendra sa réussite ou l’effondrement de son architecture : la mise en pages.

Paul Claudel, méditant sur la « philosophie du livre », a parlé de la page sous l’angle de la poésie, point de vue qui n’est pas négligeable puisque les recueils de poèmes occupent dans l’édition d’art une place de premier rang.

« La page consiste essentiellement en un certain rapport du bloc imprimé, ou justification, et du blanc, ou marge. »

(J’ajouterai, à l’intérieur même du bloc imprimé : et des interlignes, où l’air des marges s’introduit et circule pour le faire respirer).

« Ce rapport n’est pas purement matériel, il est l’image de ce que tout mouvement de la pensée, quand il est arrivé à se traduire par un bruit ou une parole, laisse autour de lui d’inexprimé, mais non pas d’inerte, mais non pas d’incorporel, le silence environnant d’où cette voix est issue et qu’elle imprègne à son tour, quelque chose comme un champ magnétique. Ce rapport entre la parole et le silence, entre l’écriture et le blanc, est la ressource particulière de la poésie, et c’est pourquoi la page est son domaine propre, comme le livre est plutôt celui de la prose. »

Nous pourrions discuter la conclusion, si elle ne s’éclairait d’un exemple fameux, le poème typographique de Stéphane Mallarmé : Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. « Je me souviens, écrit Claudel, tout au haut d’une grande page, de ce seul mot : Plume, en caractères italiques, comme un flocon de neige ou comme l’unique duvet qui reste d’une colombe disparue. »

Le programme capital de la mise en pages ne tient pas au texte seul. Il se pose pour la table, la justification du tirage, l’achevé d’imprimer, le titre surtout. On disait naguère encore qu’un titre devait toujours évoquer la forme d’un vase. Trop d’éditeurs escamotent la difficulté en en réduisant à l’excès les éléments.

Si étudiées et minutieuses qu’elles soient, les maquettes dessinées ne suffisent pas à établir définitivement la mise en pages. Les épreuves vont faire un premier jugement. D’autant plus qu’elles apportent leurs propres pièges : les mauvaises coupures de mots en fin de ligne, les inadmissibles coupures, même admises grammaticalement, en bas de page. Ou bien ces petits canaux blancs qui courent d’une ligne à l’autre, dans un trajet oblique, sur la moitié ou les trois quarts de la page, nommées « saignées » au temps de Lemerre et que nous appelons « couloirs ».

Enfin, les fautes de la composition.

L’une des obsessions de l’éditeur d’art, c’est la chasse aux fautes, la pureté du texte, bref la correction des épreuves. Il y a même eu des éditeurs qui sont allés plus loin. Baudelaire notait : « Charpentier corrige ses auteurs en vertu de l’égalité donnée à tous les hommes par les immortels principes de 89. » Ce n’est pas, évidemment, de ces corrections que je parle, encore qu’elles puissent se justifier souvent, et plus que jamais. Mais des fautes typographiques, des « coquilles ». On raconte que Robert Estienne, à qui François Ier témoignait du respect, clouait les épreuves de ses ouvrages à la porte de son imprimerie, rue Saint-Jean-de-Beauvais, non loin du Collège de Beauvais et des Écoles de droit canon, et qu’il offrait aux passants une récompense de cinq sols par faute qui lui serait signalée. L’histoire est sans doute fausse, car les étudiants du Collège et des Écoles connaissaient assurément le latin beaucoup moins que le savant homme et que ses protes, puisque, dit-on, tout le monde parlait latin dans sa maison, y compris la servante. Mais elle reflète à merveille l’angoisse que chaque ouvrage renouvelle, et que partagent les auteurs. Byron écrivait à l’imprimeur Murray : « Je me soucie moins que vous ne pourriez croire du succès de mes ouvrages, mais la moindre faute de typographie me tue… Corrigez donc, si vous ne voulez me forcer à me couper la gorge. »

Dans notre domaine, la faute peut tenir à un détail que l’oreille, quand on la rapporte, jugera insignifiante, alors que l’œil qui la découvre la trouve toujours monstrueuse. Ainsi, le Virgile in-folio qu’imprima Pierre Didot en 1798 et qui fut proclamé « chef d’œuvre de la typographie française », ce Virgile comporte un j qui a perdu son point…

Par cette dernière faute nous atteignons notre dernière étape. Car il s’agit cette fois, non plus d’une coquille introduite à la composition, mais d’un accident survenu en cours de tirage.

Comme nous avons rencontré tout à l’heure le mot « caractère » dans sa réalité initiale, nous abordons de la même manière le mot « impression ». Mais la bonne impression que peut faire l’impression d’un livre ne dépend plus de l’éditeur. À la mise en pages qui est la partie capitale de son travail personnel correspond la mise en train, qui est celle du pressier. L’Imprimerie nationale a bien raison de mentionner dans chaque ouvrage qui sort de ses presses le nom de cet ouvrier, de cet artiste, près du nom de son directeur. Obtenir que les formes du plomb présentent au papier une surface absolument égale en tous leurs points, qu’elles ne s’élèvent ni ne s’abaissent d’un dixième de millimètre pendant tout le tirage, obtenir que les rouleaux déposent sur ces formes une encre d’un noir ou d’une couleur constamment impeccable (et quelles recherches pour arriver à chaque couleur souhaitée), il faut avoir vécu dans une imprimerie pour savoir ce que cela représente d’efforts, de minutie et de goût.

Je ne m’attarderai pas au brochage, malgré l’attention et la délicatesse qu’il exige aussi de ses ouvriers, mais un beau livre est souvent fourni en feuilles non cousues pour faciliter sa reliure. Et je ne dirai rien non plus de la reliure, qui mériterait une étude à elle seule, car elle est tout un art, et un art indépendant. Sorti des presses, plié, mis sous une couverture ou dans un emboîtage, le livre d’art est fini pour son éditeur.

Il serait trop beau que je sois parvenu à cette fin sans que le lecteur m’ait accusé d’omettre un des éléments essentiels de mon sujet, l’illustration. C’est que j’ai voulu tenter d’abord de démontrer qu’elle n’était pas un élément essentiel, qu’un beau livre se satisfait de typographie pure. J’admettrai néanmoins qu’une architecture risque de paraître froide et même glacée quand elle se veut sans le moindre ornement. Mais que penser d’une architecture envahie par l’ornement, conçue pour l’ornement ?

La question peut se poser en ces termes : Un beau livre doit-il être décoré ou illustré ?

Son histoire s’ouvre sur le décor. Au xvie siècle, la gravure s’harmonise d’autant mieux avec la typographie qu’il s’agit de gravure sur bois, la seule qui puisse être tirée avec le texte. Bandeaux, lettres ornées, culs-de-lampe enrichissent la composition sans nuire à son équilibre.

Le xviie siècle accueille la taille-douce, l’eau-forte. Moins soucieuse de l’ornement intégré au texte, la gravure demeure néanmoins soumise à l’architecture générale. Elle s’attache surtout à doubler le titre typographique d’un frontispice où s’inscrit parfois un portrait.

Le xviiie siècle, triomphe de la gravure sur cuivre, provoque la confusion des genres. Outre les vignettes devenues images, c’est la naissance du hors-texte, de l’estampe qui ne fait plus corps avec le volume, qui s’y trouve glissée comme on « truffe » aujourd’hui de pièces précieuses un bel exemplaire. C’est l’entrée souveraine des peintres dans le domaine du livre. D’ailleurs, ni Boucher ni Fragonard ne se gravent eux-mêmes. Il y a des artistes qui dessinent, d’autres qui reproduisent.

Le xixe siècle voit ressusciter le bois et apparaître la lithographie, mais tous deux en tant que modes de reproduction, le bois se trouvant être le moins coûteux, puisqu’il est tiré avec le texte. Comme au siècle précédent, grâce à des graveurs sensationnels, les illustrateurs ne prennent aucun souci du cadre où vont entrer leurs œuvres. Les grandes compositions continuent à figurer en hors-texte, tandis que les petites – les notations, les croquis, – l’éditeur les « habille », c’est-à-dire qu’il oblige la typographie à en épouser les contours.

La révolution d’Édouard Pelletan, nous l’avons vu, est venue rendre à celle-ci la place qu’elle avait perdue depuis deux siècles. « La dominante d’un livre étant sa typographie, a-t-il écrit, il importe que les images n’empiètent pas sur le texte. Si par inadvertance elles passent au premier plan, si en feuilletant l’ouvrage on a la sensation que le livre a été fait pour elles, alors la faute est commise, le volume est manqué. »

Dire que la révolution de Pelletan, sur ce point, a marqué définitivement l’édition d’art moderne serait mentir. Des ouvrages magnifiques, parus depuis, ont été conçus pour une illustration libre de toute entrave, insoucieuse du sujet qu’elle aurait dû évoquer, et cela avec la bénédiction de quelques auteurs téméraires. Ainsi, Jacques de Lacretelle a pu écrire : « L’illustration d’un livre doit être, à mon avis, une sorte de roman indépendant du texte. L’artiste ne doit pas suivre l’auteur ni décalquer les figures, mais repenser le récit et l’interpréter comme s’il le transportait dans un autre monde, celui des images. » J’en demande pardon à Lacretelle : un Steinlen compte Crainquebille parmi ses œuvres maîtresses parce qu’il a peint son modèle imaginaire comme il l’eût fait d’un vrai visage.

Ne nous montrons pas pourtant trop rigoureux. Je puis placer au premier rang les réussites ou les recherches d’un Pelletan, d’un Pichon, d’un Tallone, d’un Daragnès et d’un Louis Jou sans mesurer mon admiration à des ouvrages dont le titre s’accompagne dans notre souvenir du nom de l’illustrateur plus que de celui de l’éditeur. Les citer tous rappellerait ce que la peinture et la gravure française ont connu de plus grand pendant ce demi-siècle.

Près de finir, je ne puis qu’effleurer un dernier sujet, grave néanmoins puisqu’il met en question quelques principes sacro-saints de l’édition d’art, et par conséquent son avenir.

Le goût de la spéculation ouverte, provoqué par la première guerre mondiale et la chute du franc, et renouvelé après 1944, s’est particulièrement étalé dans notre domaine. Si l’expression de livre d’art a pris le sens étroit de livre concernant l’art, c’est qu’il a été remplacé par livre de luxe, appellation hideuse, avec ses variantes pires encore, livre de grand luxe, livre de demi-luxe ! Le mot dénonçait bien la chose et l’intention. On parlait de « placement », de « valeur sûre ». Il y avait une cote, une bourse du livre. N’importe qui s’établissait éditeur et créait des collections sans fin, en persuadant le nouveau riche qu’il fallait les avoir complètes. On l’hypnotisait sur la rareté, non sans entretenir d’ailleurs une confusion profitable entre « numérotation » et « rareté ». Le spéculateur naïf peut apprécier aujourd’hui sa folie.

Le vrai bibliophile ne s’y est pas laissé prendre. Il cède à une autre illusion. Pour lui, « rareté » est synonyme de « qualité ». C’était vrai autrefois. Ce ne l’est plus. De même que les papeteries modernes fournissent des papiers sans défaut, que les machines à composer fondent des caractères bien dessinés et toujours neufs, que les presses actuelles produisent des tirages impeccables à des milliers d’exemplaires, de même les procédés mécaniques de reproduction rendent parfaitement superflue la gravure d’interprétation, toutes les fois que l’illustrateur ne se grave pas lui-même, ou que l’éditeur ne veut pas atteindre un prix de vente prohibitif. Certes, le livre le plus précieux sera toujours celui qu’un artiste aura orné en utilisant une technique qui lui soit propre et dont il surveillera l’impression feuille à feuille. Mais c’est encore Pelletan, précurseur en tout, qui a parlé le premier de « bibliophilie populaire » : « On ne doit pas faire de l’art seulement pour les fortunés de ce monde. »

Combien d’entre nous disposeraient aujourd’hui de moyens suffisants pour acquérir par exemple un Don Quichotte illustré de deux cents lithographies ? Voilà pourquoi un de nos plus grands lithographes, Berthold Mahn, a pu accepter de voir reproduire par la phototypie deux cents compositions qu’il est allé dessiner sur les routes mêmes où Cervantès promena son héros. Et l’édition qui en a été faite peut entrer dans la bibliothèque la plus soucieuse de n’accueillir que des chefs-d’œuvre.

Ne soyons pas comme ces femmes élégantes qui cessent d’aimer leur robe lorsqu’elles l’aperçoivent sur d’autres charmantes épaules. Un beau livre, beau par son texte, beau par son aspect, s’il parvient à combler l’esprit et le goût de cent mille amateurs au lieu de cent, peut devenir un des plus sûrs véhicules de la civilisation.

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1 Nous présentons en annexe de la contribution de O. Bessard-Banquy cet article, d’abord paru dans Médecine de France (n° 110, 1960), qui illustre à merveille la haute idée que Claude Aveline se fait de la profession d’éditeur d’art. Maintes recommandations conviennent d’ailleurs tout à fait encore au bibliophile d’aujourd’hui.