Revue Italique

Titre de section

SECTION_ITA_5_1

Les « déviations » de l’esprit. Lire Délie de Maurice Scève à la lumière du Dolce Stil Nuovo

Thomas Hunkeler

cette étude constitue la version remaniée d’une conférence tenue lors du colloque Le littéraire en marge du littéraire, organisé par l’université de genève et par l’École normale supérieure de lyon. elle fait partie d’une recherche plus vaste, dont les résultats devront paraître en 2003 sous le titre Le vif du sujet. Corporéité, création et communication selon Maurice Scève. je remercie les organisateurs du colloque, en particulier m. michel jeanneret, ainsi que m. guglielmo gorni qui a bien voulu accueillir cette contribution dans la revue qu’il dirige.

Grand fut le coup, qui sans tranchante lame
fait, que vivant le corps, l’esprit desvie
maurice scève, Délie i, 7-81

Aimer l’esprit, madame, c’est aimer la sottise. C’est par ce vers provocant que Ronsard ouvre en 1578, dans la première édition de ses sonnets pour hélène, le procès d’un platonisme qui s’est affadi, du moins de son avis, en un phénomène de cour et en une phraséologie largement dépourvue de portée philosophique.2 Au moment où Ronsard passe ainsi à l’attaque, le platonisme connaît en effet en France une seconde vague après celle des années 1530-40, où des figures comme Antoine Héroët, Marguerite de Navarre, Jean Martin, Pontus de Tyard ou Maurice Scève avaient contribué au premier fleurissement du platonisme d’obédience ficinienne en France, après quelques tâtonnements au début du siècle.3

mais si, depuis Ronsard, le platonisme et a fortiori la notion d’amour platonique semblent figurer parmi les ingrédients aussi insipides qu’hypocrites de la littérature sentimentale, ce jugement ne trahit pas seulement un changement de goût ou de mœurs. Il résulte aussi d’une réception partielle, timorée et édulcorée, de la pensée ficinienne, qui a banalisé une pensée bien plus riche et bien plus ambivalente que ne le laisse croire la caricature de Ronsard. Une notion semble résumer à elle seule les enjeux, mais aussi les ambivalences de la pensée ficinienne : l’esprit. En effet, c’est dans la mesure où la notion d’esprit ou de spiritus a été banalisée lors de son importation en France, où on en a évacué tous les aspects qui n’entraient pas dans la tendance à la moralisation et à la spiritualisation qui marquait la réception de Ficin en France, qu’une réaction de rejet comme celle de Ronsard peut se comprendre. C’est dans une telle perspective que j’aimerais analyser, après avoir fait le point sur la notion de spiritus chez Ficin, le rôle que joue la notion d’“esprit” dans la réception de la pensée de Ficin en France entre 1500 et 1550, avant d’aborder plus en détail le cas de Maurice Scève.

Le spiritus selon ficin

les multiples acceptions que le terme de spiritus prend dans l’œuvre de Ficin reflètent parfaitement le caractère syncrétique de la pensée ficinienne.4 On sait que Ficin enrichit la signification que prend cette notion dans la philosophie platonicienne par une multitude d’autres traditions qui lui sont familières grâce à sa double formation de médecin et de philosophe : la tradition scolastique, aristotélique et galénique ; les croyances mystico-religieuses du néoplatonisme et de l’hermétisme ; la pneumatologie d’origine stoïcienne ; enfin, bien sûr, la tradition chrétienne. On a ainsi proposé de distinguer trois strates culturelles qui entrent en jeu dans la notion de spiritus : I) une couche mythique, qui sert à théoriser l’idée d’un voyage spirituel de l’âme lors de rêves divinatoires ou d’une extase, mais aussi comme fondement à la démonologie et à toutes sortes de croyances en une survie posthume de l’âme ; 2) une couche magique, qui psychologise ces représentations pour en tirer une théorie de la fascination, théorie qui comprend les effets de la magie naturelle, mais aussi de la persuasion, de l’amour et de l’art, et qui n’est pas sans rapport avec l’idée d’une influence astrale sur l’homme ; enfin, 3) une couche médicale et psycho-physiologique, qui voit dans le spiritus un produit de la combustion des aliments. Depuis Galien, et pendant tout le Moyen Age, on considère qu’il y a trois types de spiritus dans le corps de l’homme : les esprits naturels, élaborés dans le foie à partir de la « plus pure portion des aliments », et véhiculés avec le sang dans les veines ; les esprits vitaux, qui sont produits dans le cœur à partir des esprits naturels, sous l’influence de la chaleur naturelle, et qui sont transportés par les artères ; enfin, les esprits animaux, produits à partir des esprits vitaux dans la rete mirabile, et qui sont transportés par les nerfs.

Évidemment, ces trois strates culturelles qui donnent sa portée à la notion de spiritus ne sont pas présentes de la même manière dans tous les écrits ficiniens. La théologie platonicienne traite surtout de l’importance du spiritus comme véhicule de l’âme,5 alors que le de vita, pour choisir un exemple moins orthodoxe, mais peut-être plus influent, fait intervenir avant tout les dimensions magico-astrologique et physiologique du spiritus.6 Je me concentrerai ici sur un troisième texte, sans doute le plus important dans une perspective littéraire : le célèbre commentaire du banquet de Platon que Ficin avait rédigé vers 1469 (et publié en 1484). Le de amore est en effet un texte essentiel pour comprendre le caractère ambivalent du spiritualisme ficinien, qui – pour le dire schématiquement – est tiraillé entre une vision physiologique de l’amour, qui considère ce dernier comme une maladie contagieuse du corps, et une vision métaphysique, qui y voit une étape importante sur le chemin qui mène à l’Unité divine.7

À première vue, une telle ambivalence de la notion de spiritus dans le de amore semble correspondre à la différence que fait Ficin entre l’amour vulgaire et l’amour divin, le premier étant un phénomène purement corporel, le second un phénomène purement incorporel, autrement dit, spirituel. Il y aurait donc, toujours selon cette interprétation, un mauvais spiritus, celui qui reste un produit corporel, et un bon spiritus, celui qui fait figure de véhicule de l’âme et qui ouvre par conséquent la voie à une « spiritualisation ».8 Le texte ficinien connaît cependant d’étranges interférences entre ces deux acceptions qui devraient logiquement s’exclure. Pour décrire la manière dont l’amour s’insinue dans le cœur et l’âme de l’amant, on a constaté que Ficin complète le récit de Platon, muet à ce sujet, par une description qu’il puise chez les poètes du dolce stil nuovo, et notamment chez Guido Cavalcanti. Placée au seuil du dernier discours du de amore, la « philosophie » de Guido Cavalcanti occupe dans ce texte une place stratégique importante qui est en outre soulignée par le fait que Guido appartient à la même famille que Giovanni Cavalcanti, l’ami du philosophe et l’un des participants au banquet ficinien.

Le passage où l’orateur du dernier discours, Cristoforo Marsuppini, résume en quelques phrases la doctrine de l’amour de Cavalcanti, a souvent été lu comme un commentaire de la célèbre chanson de Cavalcanti, donna me prega. À lire le texte de Ficin de près, il semble cependant peu probable que Marsuppini ait voulu commenter ce seul poème de Cavalcanti. Il s’agit plutôt de reconstruire, à travers l’évocation de ce poème, le mécanisme de l’amour dans ses aspects pour ainsi dire “techniques”, et ceci notamment grâce aux commentaires savants que deux médecins du XIVe siècle, Dino del Garbo et le pseudo-Egidio Romano, avaient rédigés pour expliquer la chanson de Cavalcanti.9 parmi ces aspects techniques, deux en particulier doivent être mentionnés ici : la manière dont l’âme est frappée par des esprits qui entrent par les yeux, en accord avec l’une des théories de la vision de l’époque, et la production d’une image intérieure à partir de l’image reçue par les sens.

Si Ficin reprend dans son commentaire ce qu’il appelle la « philosophie » de Cavalcanti, c’est sans doute pour plusieurs raisons. D’une part, on sait que son protecteur, Laurent le Magnifique, écrivait lui-même une poésie amoureuse qui se nourrissait de celle des poètes stilnovistes comme Cavalcanti, et que la fameuse raccolta aragonese dont Ange Politien fut le promoteur ne contenait pas moins de 42 poèmes de Cavalcanti. D’autre part, la doctrine amoureuse du dolce stil nuovo, codifiée par les commentaires de Dino del Garbo et du pseudo-Egidio Romano, lui permettait de compléter, et en même temps de remettre au goût du jour, la philosophie de l’amour du banquet de Platon.

Le problème fondamental qui se pose toutefois est celui de l’articulation de deux doctrines qui sont a priori largement incompatibles. En dépit d’une tendance à l’idéalisation de la dame qui semble rapprocher le dolce stil nuovo de l’un des postulats principaux du platonisme, tout sépare en fait la doctrine d’un poète comme Cavalcanti, qui envisage l’amour sous l’aspect d’une contamination progressive des esprits corporels, de la doctrine des platonistes, pour qui l’amour est au contraire à considérer comme une force transcendante qui permet l’ascension de l’esprit incorporel vers l’idéal. En revanche, le rapprochement de ces deux doctrines a sans doute été encouragé, et peut-être même opéré, par la notion de spiritus qui est commune à la pneumo-fantasmologie d’un Dante ou d’un Cavalcanti et à l’interprétation néoplatonicienne de la doctrine amoureuse du banquet. Il est en tout cas certain que l’intrusion de ce type de physiologie dans la doctrine néo-platonicienne constitue l’un des aspects les plus originaux, et les plus hétérodoxes, du spiritualisme ficinien, puisqu’elle réinscrit le corps dans un dogme qui est a priori foncièrement hostile à la chair.

La manière dont Ficin explique la naissance de l’amour dans le sixième discours du de amore, celui où Tommaso Benci commente les propos de Socrate et de Diotime, est particulièrement révélatrice de la façon dont le philosophe tente d’accorder le spiritus physiologique de la tradition médicale avec celui des néo-platonistes. Selon Socrate/Diotime, l’amour se caractérise par le fait qu’il se situe entre le beau et le laid, le bien et le mal, Dieu et l’homme. Voici l’argument avancé par Socrate/Diotime :

Le traict de l’homme souventesfois, à raison de la bonté interieure heureusement de dieu donnee, [...] met totalement dans l’esprit (in animum) par les yeulx des regardants le rayon de son excellence. [...] mais pource que [l’amour] est en l’esprit (in animo) desja allumé par la presence de ce beau rayon, [nous] sommes contraincts [de] l’appeler affection moyenne entre beau et non beau [...].10

on notera dans ce passage que Ficin, qui reprend manifestement de Dante ou de Cavalcanti sa description de l’innamoramento, préfère employer – la traduction française de l’époque ne fait pas cette distinction – le terme d’animus au lieu de spiritus, sans doute pour insister sur le fait qu’il est ici question du bon amour qui est, comme le dit Ficin quelques lignes plus loin, « beau, bon, bienheureux, dieu » (pulchrum, bonum, beatum, deum), alors qu’à d’autres endroits du même discours, il insiste sur l’importance du spiritus dans la naissance de l’amour et ne mentionne plus l’animus, qu’il semble alors identifier avec l’anima.11

ce genre d’hésitation est tout à fait révélateur, car il nous montre que le problème majeur auquel Ficin se trouve confronté au moment où il reprend la doctrine physiologique codifiée dans la poésie de Cavalcanti et surtout dans ses commentaires médicaux, est qu’elle ne permet pas de différencier entre un bon amour et un mauvais amour, puisque cette théorie s’attache uniquement à décrire de manière physiologique le fonctionnement du processus amoureux. Ficin par contre vise précisément à dépasser l’amour vulgaire ; à passer, pour ainsi dire, du spiritus corporel au spiritus qui est le véhicule de l’âme, autrement dit d’un mouvement horizontal à un mouvement vertical. Que la notion de spiritus puisse être considérée comme l’agent de l’un comme de l’autre de ces mouvements, c’est précisément ce qui fait son intérêt aux yeux de Ficin ; mais la transformation, ou faudrait-il plutôt dire le glissement d’un esprit immanent à un esprit transcendant ne va pas sans un certain nombre de torsions dont le discours ficinien, et les ouvrages qui s’en inspirent, porteront la trace.

spiritus ou esprit ? la réception partielle et timorée du De amore en france

À de rares exceptions près, le platonisme d’obédience ficinienne a été interprété en France avant tout comme une nouvelle philosophie religieuse fondée sur Platon, selon l’expression de Jean Festugière, qui a consacré une étude fondatrice à la philosophie de l’amour de Marsile Ficin et à son influence sur la littérature française au XVIe siècle.12 À sa suite, la plupart des critiques se sont contentés, eux aussi, de considérer ce sujet sous le seul angle d’une spiritualisation de la conception de l’amour, sans guère accorder d’importance aux mécanismes psychologiques et physiologiques – autrement dit aux spiritus dans le sens médical du terme – qui trouvent leur place, comme on l’a vu, dans le traitement ficinien de la question. Certes, il est vrai qu’une telle interprétation se justifie chez bon nombre de néo-platonistes de l’entourage de François Ier et de Marguerite de Navarre, notamment chez Antoine Héroët, qui a passé longtemps pour le champion de l’amour platonique. Dans des écrits comme l’androgyne de platon (1536) ou la parfaicte amye (1542), Héroët s’attelle à la double tâche de vulgariser et de moraliser la pensée de Ficin (bien sûr sans mentionner ce dernier) dans le but de mettre sa philosophie au service de l’éternelle « querelle des femmes » par rapport à laquelle sa parfaicte amye se situe.13 Une notion équivoque comme celle de spiritus sera donc réduite le plus souvent au seul esprit dont on peut sans risque faire l’éloge, comme on le voit encore dans le blason de l’esprit attribué à Lancelot Carle, qui chante dans 120 vers un esprit purifié de tous ses liens avec le corps.14

si on comprend que des poètes courtisans comme Héroët ou Lancelot Carle aient préféré se tenir à l’écart de ce qu’Eugène Parturier appela jadis la « bizarre physiologie » de Ficin,15 il en va autrement d’un médecin et humaniste comme Symphorien Champier, qui avait été, dès le début du siècle, l’une des figures les plus importantes de la première réception de la pensée ficinienne en France.16 A lire les écrits de Champier, on a parfois l’impression que le médecin lyonnais, qui se prenait aussi pour un philosophe, ne rêvait d’autre chose que de devenir le Ficin français, tellement son œuvre suit les traces du médecin et philosophe florentin. Ficin avait-il écrit trois livres sur la vie (de vita triplici) ? Champier allait en écrire quatre (de quadruplici vita, 1507), ajoutant aux trois livres de Ficin qu’il recopie plus ou moins fidèlement un quatrième de son cru, le de vita supercelesti. De même, à la doctrine de l’amour de Ficin répond, par endroits mot pour mot, le livre de vraye amour recueilli par Champier dans sa nef des dames vertueuses (1503).17

en tant que connaisseur de Ficin, mais aussi en tant que médecin, Champier fut parfaitement conscient de l’importance de la notion de spiritus – comme de ses dangers. Dans le de triplici disciplina (1508), qui regroupe une série de traités relevant de la philosophie naturelle, de la médecine, de la théologie et de la philosophie morale, Champier n’hésite en effet pas à affirmer que c’est la notion de spiritus qui lui permet de réunir ces domaines a priori distincts :

D’ailleurs, si quelqu’un devait demander pourquoi je mêle l’étude de la médecine avec la réflexion théologique, puisque cela dépasse ma fonction officielle, je répondrai aisément que c’est parce que la nature a joint en nous l’âme au corps au moyen du spiritus. le corps est soigné par les remèdes de la médecine. le spiritus (qui est une vapeur aérienne du sang et pour ainsi dire le nœud de l’âme et du corps) est tempéré et nourri par des odeurs aériennes, par des sons et des chants.18

des passages comme celui-ci illustrent fort bien tout ce que Champier doit à la pneumatologie ficinienne formulée dans le de vita, mais aussi dans certains passages du de amore. Il ne faut pas oublier que, pour le médecin qu’était Champier, la théorie des spiritus et de leur production à partir de vapeurs sanguines correspondait tout à fait à la vulgate galénique. En tant que bon connaisseur de la philosophie platonicienne, Champier était cependant aussi au courant du rôle essentiel que jouait le spiritus dans un univers régi par l’idée d’une nécessaire médiation entre l’âme et le corps d’une part, entre le ciel et la terre de l’autre. En revanche, le problème crucial, auquel Champier n’osait manifestement pas s’affronter directement, était celui de la possible – ou plutôt de l’impossible – réconciliation de ces deux traditions avec l’orthodoxie chrétienne. La plupart du temps, Champier, qui est en réalité beaucoup moins un philosophe qu’un compilateur effréné, préfère ensevelir les contradictions latentes de son argumentation sous une avalanche de citations et d’autorités ; à d’autres endroits, il se contente de retravailler les textes à la surface, soit en taisant un aspect particulièrement problématique, soit en ajoutant des références en accord avec l’Église.

On n’est donc pas tellement surpris de constater que dans son livre de vraye amour, qui a parfois été considéré comme une traduction du de amore,19champier n’emprunte au texte de Ficin qu’un nombre assez limité de réflexions, et que ce sont précisément les considérations d’ordre physiologiques, qui marquent les livres VI et VII du commentaire ficinien, qui seront écartées par le médecin lyonnais. En gros, les emprunts de Champier se limitent aux livres I et II, autrement dit à des passages facilement réconciliables avec le ton didactique et moralisateur qui marque ses écrits, surtout ceux en langue vernaculaire. Sans doute, Champier jugeait-il déplacé, dans un ouvrage qui s’adressait aux « dames vertueuses » et qui devait leur enseigner à traverser la mer des passions sans naufrage, d’embarrasser ses lectrices par des détails troublants sur la fascination amoureuse...

le “spiritualisme” de maurice scève

le cas de Maurice Scève est plus complexe. Si certains ont prétendu qu’il serait parmi les poètes français celui chez qui se retrouve, « de la façon la plus complète et la plus fidèle »,20 la doctrine du de amore, d’autres ont ressenti le besoin de nuancer ce propos et sont allés parfois jusqu’à noter que Scève, « s’il adopte le vocabulaire néo-platonicien et ficinien de Délie, n’est nullement ficinien, nullement néo-platonicien ».21 Le motif principal que certains critiques avancent pour refuser à Scève le qualificatif de néo-platonicien est avant tout la présence constante, dans son œuvre, du corps, et l’impossibilité clairement marquée de le dépasser.

La position que je voudrais défendre quant à l’appartenance ou non de Scève au courant néo-platonicien consiste dans un premier temps à refuser la question telle qu’elle a été posée jusqu’à présent par la plupart des critiques. Ce qui pose problème dans le cas de Scève, c’est avant tout la tendance à simplement assimiler le néo-platonisme au ficinisme d’une part et à une orientation spiritualiste de l’autre, autrement dit, le fait de banaliser la relation intertextuelle qui noue Scève à Ficin. Pour comprendre les enjeux de la relation Ficin-Scève, on ne peut en aucun cas la réduire à l’identification plus ou moins convaincante d’un certain nombre de topoï que Scève aurait, comme on dit, “empruntés” au De amore. Il semble au contraire nécessaire de penser un type de relation plus complexe qui fait intervenir, dans la réception de Ficin même, deux autres filiations dont l’une est bien connue, mais dont l’autre a été négligée jusqu’à présent.

La première de ces filiations est évidemment le pétrarquisme. On sait que la réception de la pensée de Ficin en France coïncide, du moins temporellement, avec celle du pétrarquisme, et plus particulièrement avec la découverte progressive du canzoniere dans la première moitié du XVIe siècle.22 Puisque ces choses sont assez bien connues, je me limiterai ici à rappeler que Scève peut être considéré comme l’un des poètes français qui ont été le plus marqués par la poésie de Pétrarque : non seulement il est l’auteur du premier “canzoniere” en langue française, mais il s’est distingué dès les années 30 par une découverte insolite : celle de la tombe de Laure à Avignon.23 Cette découverte, dont on peut penser pour différentes raisons qu’elle fut en réalité un coup monté, débouche plus de dix ans plus tard, en 1545 (donc une année à peine après la publication de délie), sur la participation de Scève à la réimpression des œuvres de Pétrarque en langue italienne par Jean de Tournes. Cette édition contient en effet une longue lettre dédicatoire de l’éditeur à Scève, où de Tournes fait pour la première fois le récit de la découverte de la tombe de Laure et du rôle joué par Scève.

de toute cette histoire, qui est d’ailleurs passionnante,24 je n’aimerais retenir ici qu’une seule chose qui a échappé jusqu’à présent à la critique scévienne : l’édition de Pétrarque effectuée par de Tournes en 1545, et rééditée en 1547 et 1550,25 contient à la fin, à la suite du canzoniere et des trionfi, ce qu’on appelle l’appendix aldina : une annexe, reproduite pour la première fois dans la seconde édition aldine de 1514 due à Pietro Bembo, qui contient une série de poésies dispersées de Pétrarque ainsi que plusieurs poèmes d’autres auteurs, parmi lesquels les trois chansons de Guido Cavalcanti, de Dante et de Cino da Pistoia dont les incipit sont cités dans la chanson 70 de Pétrarque : Donna mi prega de Cavalcanti, così nel mio parlar de Dante et la dolce vista de Cino da Pistoia.26

dans la perspective qui est la mienne, la présence de l’appendix aldina à la suite de l’édition de Pétrarque entreprise par Jean de Tournes et Maurice Scève permet d’envisager le problème du “spiritualisme” de Scève sous un aspect qui jusqu’à présent a été largement négligé par la critique : celui d’un rapprochement de la poétique de Scève avec la doctrine psycho-physiologique de Dante et de Cavalcanti.27 Même s’il semble peu probable que Scève ait médité les œuvres de Cavalcanti ou de Cino da Pistoia comme celles de Pétrarque et, peut-être, de Dante, l’hypothèse d’une reprise plus indirecte, qui aurait amené Scève à s’inspirer de cette doctrine à travers ses multiples survivances, notamment dans le de amore de Ficin et dans la poésie de Pétrarque, reste valable. On sait que la poésie de Cavalcanti a été considérée par certains représentants de l’humanisme florentin comme une sorte de prisca poesia, c’est-à-dire comme une formulation certes archaïque, mais non moins précieuse de la naissance non seulement de l’amour, mais de la poésie amoureuse, comme on peut le constater dans un extrait du proème du comento de’ miei sonetti de Laurent de Médicis :

Né io sono stato il primo che ho comentato versi importanti simili amorosi subietti, perché dante lui medesimo comentò alcuna delle sue canzone e altri versi ; e io ho letto il comento di egidio romano e dino del garbo, excellentissimi filosofi, sopra a quella subtilissima canzona di guido cavalcanti, uomo al tempo suo riputato primo dialettico che fussi al mondo, e inoltre in questi nostri versi vulgari excellentissimo, come mostrano tutte le altre sue opere e maxime la sopra detta canzona, che comincia Donna mi prega etc., la quale non importa altro che il principio come nasce ne’ cuori gentili amore e gli effetti suoi.28

certes, on pourrait argumenter que la reproduction de trois poèmes stilnovistes dans un recueil pétrarquien ne permet pas d’établir une filiation solide entre Scève et ce type de poésie, mais tout au plus d’affirmer que Scève aurait pris connaissance de la physiologie amoureuse de Cavalcanti de façon tout à fait indirecte, c’est-à-dire à travers sa lecture du canzoniere de Pétrarque.29 une comparaison détaillée entre les éléments stilnovistes contenus dans la poésie de Pétrarque et ceux qu’on retrouve dans délie – que je ne pourrai pas entreprendre ici – montre cependant qu’une telle explication n’est pas satisfaisante. Pour aller vite, on peut dire que Pétrarque, s’il fait à plusieurs endroits allusion à la physiologie de l’amour de Cavalcanti ou de Dante, s’en sert essentiellement sous la forme de quelques topoï épars et non dans le but de fournir une description précise et systématique de la fascination amoureuse et du rôle qu’y jouent les spiritus, alors que la poésie amoureuse de Scève accorde au contraire une place centrale à la façon dont la maladie d’amour se propage dans le corps de l’amant au moyen du spiritus.

D’où Scève tient-il alors son savoir sur la physiologie amoureuse ? Ses connaissances seraient-elles dues aux ouvrages sur l’amour qui fleurissent en Italie à la suite du de amore : aux azolains de Bembo, au libro del peregrino de Caviceo, au libro di natura d’amore d’Equicola, au courtisan de Castiglione, aux dialoghi d’amore de Léon l’Hébreu ou encore au dialogo d’amore de Speroni ?30

parmi les nombreuses sources où le poète lyonnais a pu puiser ses connaissances de la pneumo-fantasmologie des stilnovistes, il en est une dont l’importance a jusqu’à présent échappé à la critique scévienne : la fiammetta de Boccace. Cette « élégie » narrative, dont l’influence sur les milieux littéraires des XVe et XVIe siècles peut difficilement être sous-estimée, fut traduite dès 1532 en français et parut plus ou moins simultanément à Paris et à Lyon.31On trouve des échos de ce texte chez plusieurs écrivains liés au milieu lyonnais, notamment chez Marot, Héroët, Helisenne de Crenne, Louise Labé – et chez Maurice Scève, dont on sait qu’il traduisit en 1535 la suite que Juan de Flores avait écrite à la fiammetta de Boccace sous le titre de breve tractado de grimalte y gradissa.32

c’est dans le premier chapitre de la nouvelle de Boccace, où « dame Flammette recite l’occasion de son amour envers son amy Pamphile avec familiere collocution d’elle et sa nourrice », que l’on trouve la description détaillée du moment fatal où elle tombe amoureuse de Pamphile. Or ce passage est à l’évidence marqué par le commentaire de la chanson donna me prega de Dino del Garbo, un commentaire que Boccace avait, on le sait, recopié de sa main.33flammette y décrit à sa nourrice comment elle fut soudainement prise d’amour pour un jeune homme qu’elle ne connaissait même pas. Voici comment elle raconte le début de ses peines, quand, dit-elle, « cuidant que [s]a jolie beaulte prist et captivast les hommes », elle fut elle-même « miserablement et follement prinse » :

[je] ne scay de quel esperit ou fantaisie enchantee (non so da che spirito mossa) par honneste gravite levay mes yeulx et regardant oultre la multitude des jeunes gens estant entour de moy [...] d’ung traversant et agu regard choisy et advisay d’ung jeune gentil homme a moy estrangier que jamais n’avoys veu [...], ne scay si c’estoit par predestination fatale ou aultrement. [...] mais mon œil par force retournoit a luy, et n’avoys puissance, qu’a grand peine d’en retirer mon regard : car desja avoys en mon cueur sa beaulte, gentillesse, grace et honnestete, et estoit sa semblance, effigie, ou similitude paincte et descripte en ma pensee (e già nella mia mente essendo la effigie della sua figura rimasa) qui celleement et taisiblement retiroit mes yeulx a la regarder. [...] et souvent en regard simple et bening regardoys plus fermement et par grand affection s’il me regarderoit, ne me doubtant des dangereux latz et dars d’amour (amorosi lacciuoli), rencontray de mes yeulx les siens qui les myens transpercerent jusques au cueur. et [...] des l’heure je donnay a mes yeulx plus liberal arbitre de regarder seullement celluy dont j’estoys blessee, qui paravant estoit vagabond par tout.34

dans un premier temps, on peut constater que certains vers de Maurice Scève semblent clairement inspirés par tel ou tel topos de la description fourni par Boccace, comme par exemple la célèbre formule du dizain initial

L’œil trop ardent en mes jeunes erreurs
girouettait, mal caut, à l’impourveue
(i, 1-2)

qui reprend la situation précise de Flammette au début de la nouvelle, quand elle jetait, en le laissant « vagabond par tout », « le regard de [s]es yeulx entour de [elle] ». Pareillement, l’erreur fondamentale de Flammette qui se croit à l’abri de l’amour – « cuidant », dit-elle, « que ma jolie beaulte prist et captivast les hommes, [...] moymesmes fuz miserablement et follement prinse » ressemble, du moins dans son expression, à celle de l’amant scévien, comme en témoigne la devise de l’emblème xii (l’oyseau au glus), « Où moins crains plus suis pris », reprise dans le dernier vers du dizain suivant (cv) : « Où moins craignoys, là plus tost je fus prise ».35

cependant, c’est en premier lieu la façon systématique dont Scève décrit dans Délie la naissance de l’amour qui est redevable au premier chapitre de la Fiammetta de Boccace, et à travers lui à la pneumo-fantasmologie d’un poète comme Cavalcanti.36 On retrouve dans délie non seulement toutes les stations du processus amoureux tel qu’il est décrit dans la fiammetta, mais aussi une grande partie du vocabulaire physiologique qui y est utilisé : les yeux qui sont l’ouverture naturelle du corps ; les divers esprits qui véhiculent l’amour ; les instances psychiques qui sont touchées soit par les esprits, soit par l’« effigie » de l’objet aimé : sens commun, fantaisie et mémoire

les étapes de la maladie d’amour dans Délie

L’importance fondamentale du regard dans la poésie amoureuse de Maurice Scève a souvent été constatée, et il n’est pas nécessaire d’y revenir longuement.37délie s’ouvre, on le sait, sur l’évocation de l’œil « trop ardent » du futur amant, avant d’en venir au véritable sujet du recueil : l’œil de la dame qui, elle, sera comparée au « Basilisque » dont le regard passait pour être mortel. Dès ce moment initial, qui ouvre le recueil en situant le drame amoureux par rapport à un regard dont la présence et l’absence sont également insupportables, l’amant n’aura pour ainsi dire d’yeux que pour sa dame. Délie est dans ce sens, comme le note Donaldson-Evans en rapprochant l’anagramme de son nom, l’idée, du verbe grec idein (voir), essentiellement « celle qui est vue ».38 mais en même temps, il faut ajouter que Délie est aussi celle qui voit et celle qui a la puissance de refuser un regard, et c’est ce double rôle, à la fois actif et passif, sujet et objet, puissance et virtualité, qui se trouve reflété dans la seconde partie du titre du recueil, « object de plus haulte vertu ».

Parmi les très nombreuses références à l’œil et au regard qui marquent délie, on peut distinguer deux catégories principales : celle de l’œil comme arme et celle de l’œil comme source de lumière. Dans les deux cas, cependant, le regard est envisagé sous l’aspect d’un vecteur de force –de « vertu », pourrait-on dire, en reprenant le terme employé par Scève – qui va de la dame à l’amant. On pourrait multiplier les exemples où l’accent est ainsi mis sur la force et l’impact que le regard de Délie a sur l’amant, sur le résultat de cette action et sur le déséquilibre des forces qui rend toute défense vaine :

Ce tien doulx œil, qui jusqu’au cœur m’entame
de ton mourant a le vif attiré
si vivement, que pour le coup tiré
mes yeulx pleurantz employent leur deffence.
(cxcvii, 2-5)

À côté de telles images guerrières, toutes plus ou moins explicitement liées au topos de l’Amour archer et à l’incarnation de Délie sous les aspects de la Diane chasseresse, on recense plusieurs endroits où la puissance du regard de Délie se fait plus insidieuse, mais non moins efficace. L’image du regard qui véhicule le doux venin de l’amour est particulièrement appropriée pour désigner la lente intoxication qui suit le choc de la rencontre initiale : « Si doulcement le venin de tes yeulx / Par mesme lieu aux fonz du cœur entra » (xlii, 1-2), ou encore

ce doulx venin, qui de tes yeulx distille,
m’amollit plus en ma virilité
que ne fit onc au printemps inutile
ce jeune archier guidé d’agilité.
(ccclxxviii, 1-4)

plus en accord avec l’imagerie platonicienne sont les passages, également nombreux, où le regard de Délie se fait feu, éclair ou lumière, comme dans les dizains ccxii « Tes beaulx yeulx clers fouldroyamment luisantz » (i), ccclxxxvi « Les yeulx, desquelz la clarté tant me nuyt, / Qu’elle esblouyt ma veue entierement » (9-10) et lxxx « Au recevoir l’aigu de tes esclairs / Tu m’offuscas et sens, et connaissance » (1-2). Comme le montrent ces exemples, le contact par les yeux joue dans l’œuvre de Scève un rôle capital, car c’est surtout à travers lui, et dans une moindre mesure à travers la voix et le sens du toucher, que l’amant entre en communication avec la dame. En même temps, cependant, il faut bien dire que cette communication n’en est pas vraiment une, car la violence du regard de la dame rend toute relation équilibrée et réciproque impossible. D’emblée, la rencontre amoureuse sera donc représentée par Scève en des termes physiques d’action et de réaction entre deux entités séparées, et non comme un échange.

Les agents de cette “mécanique” de la passion sont les “esprits” ou les “rayons” de lumière. La dette de Scève à l’égard de la doctrine des esprits d’amour est particulièrement évidente dans la description suivante de l’articulation des rayons de lumière et des esprits qu’ils véhiculent :

Je vy aux raiz des yeulx de ma deesse
une clarté esblouissamment plaine
des esperitz d’amour [...]
(cv, 1-3)

À titre général, on peut constater que délie oscille entre l’idée que l’acte de voir résulte de la projection de rayons visuels, et l’idée contraire qui insiste plutôt sur l’introjection de ces rayons à travers l’œil.39 Dans délie, le premier cas de figure est habituellement attribué à la dame, alors que le second cas résume la position passive de l’amant. L’image de la pénétration de l’œil de l’amant par les rayons visuels émis de la dame y est en effet récurrente. Or cette pénétration par les rayons visuels s’accompagne d’une invasion d’esprits amoureux qui produit le ravissement des esprits vitaux et animaux de l’amant. Ceux-ci sont ainsi affaiblis ou mis hors d’usage : « Violenté de ma longue misere / Suis succumbé aux repentins effortz, / Qu’Amour au sort de mes malheurs insere, / Afoiblissant mes esperitz plus forts » (cccxcviii, 1-4), « [...] en mon mal mes esperitz dormantz, / Et envielliz me rendent insensibles » (cccxvii, 5-6). À d’autres endroits, le poète insiste sur l’idée que ses propres esprits sont chassés de leur lieu de résidence habituel – « [...] mes espritz recouvrantz sentement, / Fuyent au joug de la grand servitude » (ccclxx, 8-9) – ou encore qu’ils se trouvent transformés :

Tant occupez aux conditions d’elle
sont mes espritz, qu’ils y sont transformez :
et tellement contrainctz soubz sa cordelle,
qu’en leur bonté naifve bien formez,
de leur doulceur sont ores defformez,
et tant dissoulz en sa rigueur supreme
(ccci, 1-6)

au fur et à mesure que cette “occupation” se poursuit, les instances internes de l’amant, qui sont comparées à des bastions successifs ou à des lieux forts emboîtés les uns dans les autres, tombent sans résistance :

[...] froide peur surprenant lentement
et corps, et cueur, a jà l’ame conquise
(lxvi, 7-8)

« Le vif du sens » (cclxvii), « le vif du sentement » (cccxxiv), ou simplement « l’Ame [sensitive] » : le for intérieur de l’amant est touché, comme le démontrent ces expressions, le long de la voie des sens qui mène des sens externes, autrement dit des organes du sens (qui se résument chez Scève le plus souvent à l’œil), aux sens intérieurs et d’abord au sens commun (sensus communis) dans lequel les différentes impressions sensuelles sont rassemblées. C’est de ce lieu central que la maladie d’amour va se propager simultanément dans trois directions, suivant la tripartition des fonctions de l’âme en âme végétative, sensitive et intellective. Dans cette transmission, les esprits jouent encore le rôle essentiel de médiateur entre le corps et l’âme, mais aussi entre les différents aspects de l’âme.40

l’invasion des esprits touche d’abord et de façon immédiate la vie du corps, car les esprits sont, comme le dit Scève dans le dizain ccclxxix, les « ministres » de la vie (2). Les esprits véhiculés par la lumière délienne atteignent ainsi successivement tous les niveaux du corps en reprenant leurs formes moins raffinées, celle de l’esprit vital (en retraversant dans le sens inverse la rete mirabile) et enfin celle de l’esprit naturel (dans le cœur). Dans la mesure où il représente à la fois le siège de la vie (le hegemonikon) et le siège des émotions, le cœur est touché immédiatement après le corps. Le plus souvent, la proximité de ces deux instances se traduit chez Scève (p. ex. dans les dizains i, lxvi ou lxxi) par une mise en série du corps, du cœur et de l’âme, véritable « trilogie » de l’anatomie scévienne, comme l’avait déjà noté V.-L. Saulnier.41 on remarquera cependant que la dame a le pouvoir de toucher le cœur de l’amant en sa présence comme en son absence, comme le montre clairement le dizain cxli :

Comme des raiz du soleil gracieux
se paissent fleurs durant la primevere,
je me recrée aux rayons de ses yeulx,
et loing, et près autour d’eulx persevere
si que le cœur, qui en moy la revere
la me fait veoir en celle mesme essence,
que feroit l’œil par sa belle presence,
que tant honnore, et que tant je poursuys :
parquoy de rien ne me nuyt son absence,
veu qu’en tous lieux, maulgré moy, je la suys.

pour comprendre comment le cœur peut devenir, à l’instar de l’œil, l’instance qui fait voir la dame « en celle mesme essence », il faut revenir aux sens intérieurs. C’est en effet le sensus communis qui reconstitue, à partir des sensations éparses recueillies par les sens externes, l’image de la dame. Les sens étant incapables de conserver une image quand l’objet qui les stimule s’éloigne, il faut que l’image éphémère véhiculée par les sens soit transformée en une image plus durable. Telle est la tâche de l’imagination et de la mémoire. Le processus imitatif qui a lieu dans l’» imaginative » est décrit par exemple dans le dizain cclxxxviii :

Plus je poursuis par le discours des yeulx
l’art, et la main de telle pourtraicture,
et plus j’admire, et adore les cieulx
accomplisantz si belle creature,
dont le parfaict de sa lineature
m’esmeult le sens, et l’imaginative :
et la couleur du vif imitative
Me brule, et ard jusques à l’esprit rendre.
(cclxxxviii, 1-8)

dès lors que l’image intérieure de la dame a été produite par l’imagination, la mémoire grâce à laquelle cette image peut être rappelée quand l’amant en ressent le besoin, permet de franchir une étape essentielle, puisque la présence ou l’absence physiques de la dame n’ont plus aucun effet sur l’amant. La transformation de l’image matérielle externe en image immatérielle interne est essentielle pour comprendre de quelle manière la maladie d’amour parvient enfin à atteindre et par conséquent à contaminer l’âme intellective. En effet, c’est en insistant sur l’idée que la dame a « influence », comme le dit le dizain ccxliii, « et sur l’Ame, et le Corps » que Scève mettra en question toute idée d’une séparation nette entre l’âme et le corps. « Au recevoir l’aigu de tes esclairs / Tu m’offuscas et sens, et congnoissance » (lxxx, 1-2). L’activité de la connaissance, qui est réservée à la seule âme intellective, se trouve dans ce dizain ravalé au même niveau que les sens qui lui fournissent, selon le vieil adage sensualiste du nihil in intellectu quod non prius in sensu, les données sur lesquelles la connaissance se base.

S’il est vrai que délie semble par endroits connaître, comme le remarque Jean Céard,42 une gradation qui place les activités de l’âme intellective au-dessus de celles de l’âme sensitive – le lien d’amour ceignit « Premier le Cœur, et puis l’Ame », écrit Scève dans le dizain cxxxv –, il importe toutefois de souligner la continuité entre ces différentes instances. Même la partie la plus noble de l’âme, désignée par Scève sous des termes variés tels que « entendement », « pensée », « penser », « esprit », « raison » ou « intention », n’est pas à l’abri de la maladie d’amour, car

Peu s’en falloit, encores peu s’en fault,
que la raison asses mollement tendre
ne prenne, apres long spasme, grand deffault,
tant foible veult contre le sens contendre.
lequel voulant ses grandz forces estendre
(aydé d’amour) la vainct tout oultrément.
(cccxx, 1-6)

un tel effet de l’amour sensuel sur l’âme intellective serait inconcevable dans un contexte strictement platonicien qui vise à séparer nettement, on le sait, amor vulgaris et amor divinus, le principe graduel qui régit la représentation platonicienne du monde interdisant toute idée d’une contamination entre ces deux types d’amour. Dans une telle perspective, le passage de l’amour vulgaire à l’amour divin ou socratique s’effectue, du moins en principe, par l’abandon total du niveau inférieur, en l’occurrence du corps. L’analyse que l’on vient de mener montre cependant que la relation entre corps et âme – et partant entre amour vulgaire et amour divin – est bien plus complexe chez Ficin et chez Scève, car la notion de spiritus, qui est à proprement parler au centre de la doctrine platonicienne telle qu’elle est formulée par le philosophe florentin, remet en cause la dichotomie corps/âme au moment même où elle permet de l’articuler. C’est essentiellement en réactivant, à travers la notion d’esprit, les strates discursives qui subvertissaient (déjà chez Ficin !) la doctrine platonicienne proprement dite – la pneumatologie stoïcienne, la médecine galénique et aristotélicienne, et surtout la physiologie de l’amour chère à Cavalcanti et à Dante – que le poète lyonnais a réussi à créer une poésie à la fois “amoureuse” et “spirituelle” destinée à devenir elle-même le lien entre ces “deux elementz contraires” dont est fait l’homme : le corps et l’âme.

____________

1  Je cite le texte de Délie d’après l’édition établie par Françoise Joukovsky (Paris, Classiques Garnier, Dunod, 1996), en indiquant simplement le numéro du dizain suivi du vers.

2  Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène I, XLII, 8 (1578), in : Ronsard, Œuvres complètes, éd. par Jean Céard, Daniel Ménager et Michel Simonin, 2 vol., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993 et 1994. La pièce a été supprimée dès la seconde édition des Sonnets pour Hélène (1584). Pour une analyse détaillée de l’épistémologie poétique de Ronsard, cf. Olivier Pot, Inspiration et mélancolie. L’épistémologie poétique dans les Amours de Ronsard, Genève, Droz, 1990, en particulier pp. 292-94.

3  Sur la première réception de Ficin en France, cf. Jean Festugière, La philosophie de l’amour de Marsile Ficin et son influence sur la littérature française au XVIe siècle, Paris, Vrin, 1941 (cette étude date cependant de 1919) ; Walter Mönch, Die italienische Platonrenaissance und ihre Bedeutung für Frankreichs Literatur- und Geistesgeschichte (1450-1550), Berlin, Ebering Verlag, 1936 ; Edouard F. Meylan, L’évolution de la notion d’amour platonique, « Humanisme et Renaissance », 5 (1938), pp. 418-42 ; Henri Weber, La création poétique au XVIe siècle en France de Maurice Scève à Agrippa d’Aubigné, Paris, Nizet, 1994 (1955). Parmi les travaux plus récents, citons Franco Simone, Umanesimo, Rinascimento, Barocco in Francia, Milano, Mursia, 1968 ; Jean Balsamo, Les rencontres des muses. Italianisme et anti-italianisme dans les lettres françaises de la fin du XVIe siècle, Genève, Slatkine, 1992 et Pierre Martin, Représentation ficinienne de la passion amoureuse, « La licorne », 43 (1997), pp. 23-48.

4  Sur les enjeux et les sources de la notion de spiritus chez Ficin, cf. Robert Klein, La forme et l’intelligible, Paris, Gallimard, 1970, pp. 31-64 et pp. 65-88 ; les nombreux travaux de Daniel P. Walker, notamment son Spiritual and Demonic Magic from Ficino to Campanella, University Park, Pennsylvania State University Press, 2000 (1958) ; Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, Paris, Rivages poche, 1998 (1977), en particulier pp. 269-70 ; Paul Oskar Kristeller, Die Philosophie des Marsilio Ficino, Frankfurt a. M., Vittorio Klostermann, 1972, en particulier pp. 269-70. Sur la notion de spiritus en général, cf. également Marta Fattori et Massimo Bianchi (éds.), Spiritus. IV Colloquio Internazionale del Lessico Intelletuale Europeo, Roma, Edizioni dell’Ateneo, 1984, et Ermenegildo Bertola, Le fonti medicofilosofiche della dottrina dello spirito’, « Sophia », 26 (1958), pp. 48-61.

5  Non sans essayer par endroits de réconcilier les différents aspects de la notion de spiritus, comme le montre par exemple le passage suivant (VII, 6) : « Anima ipsa, ut vera philosophia docet, cum sit purissima, crasso huic et terreno corpori ab ea longe distanti non aliter quam per tenuissimum quoddam lucidissimumque corpusculum copulatur, quem spiritum appellamus, a cordis calore genitum ex parte sanguinis tenuissima, diffusum inde per universum corpus. », Marsile Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, éd. et trad. par Raymond Marcel, Paris, Les Belles Lettres, 1964-1970, tome I, p. 274.

6  C’est surtout dans le troisième livre du De vita que Ficin s’intéresse au spiritus en tant que médiateur universel, comme le montre p. ex. le passage suivant (III, i) : « Semper vero memento sicut animae nostrae virtus per spiritum adhibetur membris, sic virtutem animae mundi per quintam essentiam, quae ubique viget tanquam spiritus intra corpus mundanum, sub anima mundi dilatari per omnia, maxime vero illis virtutem hanc infundi, quae eiusmodi spiritus plurimum hauserunt. », Marsile Ficin, Three Books on Life, éd. et trad. anglaise par Carol V. Kaske et John R. Clark, Binghampton, Medieval and Renaissance Texts and Studies, 1989, p. 246.

7  Sur l’amour envisagé comme maladie, cf. notamment Massimo Ciavolella, La ‘malattia d’amore’ dall’ Antichità al Medioevo, Roma, Bulzoni, 1976, et Mary FrancesWack, Lovesickness in the Middle Ages. The Viaticum and its Commentaries, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1990. J’aimerais en outre remercier M. Michelangelo Picone de ses précieuses informations à ce sujet.

8  La “spiritualisation” progressive de la notion de pneuma (spiritus) dès les premiers siècles de cette ère a fait l’objet d’une analyse par Gérard Verbeke, L’évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme à Saint-Augustin, Paris, Desclée de Brouwer, 1945.

9  Cf. Massimo Ciavolella, Eros / Ereos : Marsilio Ficino’s Interpretation of Guido Cavalcanti’s Donna me prega, in : Konrad Eisenbichler et Olga Zorzi Pugliese (éds.), Ficino and Renaissance Neoplatonism, Toronto, Dovehouse Editions, 1986, pp. 39-48, et surtout le livre d’Enrico Fenzi, La canzone d’amore di Guido Cavalcanti e i suoi antichi commenti, Genova, Il nuovo melangolo, 1999.

10  De amore VI, 2. Je cite le texte français d’après la traduction effectuée en 1546 par Jean de la Haye (Le Commentaire de Marsille Ficin, Florentin : sur le banquet d’Amour de Platon, trad. par Symon Silvius, dit Jean de la Haye, Poitiers, Pelican, 1546). « Figura hominis sepenumero propter bonitatem interiorem feliciter a deo concessam aspectu pulcherima splendoris sui radium per oculos intuentium transfundit in animum. [...] Quoniam vero [amor] in animo est per radii illius pulchri presentiam iam accenso, affectum inter pulchrum et non pulchrum medium cogimur nominare », Marsile Ficin, Commentaire sur le banquet de Platon, trad. et éd. par Raymond Marcel, Paris, Les Belles Lettres, 1956, pp. 200-01.

11  De amore VI, 2 (Commentaire, pp. 200-01). Le spiritus est p. ex. central dans le chapitre VI, 6, où Ficin parle de la manière dont nous sommes pris d’amour Quomodo capiamur amore : « Tria profecto in nobis esse videntur, anima, spiritus atque corpus. Anima et corpus natura longe inter se diversa spiritu medio copulantur, qui vapor quidam est tenuissimus et perlucidus per cordis calorem ex subtilissima parte sanguinis genitus. » (Commentaire, p. 207).

12  Festugière, La philosophie de l’amour de Marsile Ficin cit., p. 1.

13  Voir Antoine Héroët, Œuvres poétiques, éd. par Ferdinand Gohin, Paris, Droz, 1943, pp. XIX-XLVII.

14  « Esprit divin mis en ce corps vivant, / Esprit d’amour, que je suis poursuivant, [...] tant éloigné de terre, et affiné / plus qu’or de touche, espoir prédestiné, / esprit perçant montant jusques aux nues [...] », Lancelot Carle [?], Blason de l’esprit, i-ii, in : Louise Labé, Œuvres poétiques, précédées de Rymes de Pernette du Guillet, avec un choix de Blasons du corps féminin, éd. par Françoise Charpentier, Paris, Poésie/Gallimard, 1983, pp. 159-62.

15  Dans son édition de Délie, Paris, STFM, 2001 (1916), p. 5.

16  Sur Champier, cf. notamment Paul Allut, Etude biographique et bibliographique sur Symphorien Champier, Nieuwkoop, B. de Graaf, 1972 (1859) ; Roland Antonioli, Un médecin lecteur du Timée, in : Actes du colloque sur l’humanisme lyonnais au XVIe siècle (mai 1972), Presses Universitaires de Grenoble, 1974, pp. 53-62 et Roger Dubuis, Symphorien Champier pédagogue, moraliste et poète, in : Ibid., pp. 23-40 ; Brian P. Copenhaver, Symphorien Champier and the Reception of the Occultist Tradition in Renaissance France, The Hague, Mouton Publishers, 1978 ; et encore Roland Antonioli, Songes prophétiques et dames vertueuses, in : Françoise Charpentier (éd.), Le songe à la Renaissance, Université de Saint-Étienne, 1990, pp. 61-69.

17  Sur ce texte, cf. Festugière, La philosophie de l’amour de Marsile Ficin cit., pp. 64-78, et l’édition du Le livre de vraye amour [livre IV de La nef des dames vertueuses] par James B. Wadsworth, The Hague, Mouton Publishers, 1962.

18  Platonice philosophie liber tertius, « De theologie orphice et platonica inventione atque origine. Et cur miscentur orphice cum nostris », in : Symphorien Champier, De triplici disciplina (Lyon, Simon Vincent, 1508), s. p.  : « Ceterum siquis percontaretur : qua medicine studium thelogie [sic] ratione misceam : cum id preter officium emineat : respondebo facillime id esse : quoniam natura animam in nobis spiritu medio corpori coniunxit. Corpus quidem medicine remediis curatur. Spiritus (qui aereus sanguinis vapor est et quasi quidem animi corporisque nodus) aereis quoque odoribus : sonibusque et cantibus temperatur et alitur » (Traduction Th. H.).

19  Cf. notamment Festugière, La philosophie de l’amour de Marsile Ficin cit., pp. 67-68 : « Quelle qu’en soit d’ailleurs la valeur, le 4e livre de la Nef des Dames est [...] une traduction ».

20  Festugière, La philosophie de l’amour de Marsile Ficin cit., p. 94.

21  Maurice Scève, Délie Objet de plus haute vertu, éd. par F. Charpentier, Paris, Poésie/Gallimard, p. 38. Selon Françoise Joukovsky, l’ »éclectisme » et l’ »imprécision dans le vocabulaire » de Scève seraient dus à la multitude des sources où le poète aurait puisé son néo-platonisme : Ficin et Champier certes, mais aussi Léon Hébreu, Pietro Bembo et Sperone Speroni (cf. l’introduction de son édition, Paris, Classiques Garnier, 1996, p. XVII).

22  Ce sujet ayant fait l’objet de toute une série de contributions, je me contenterai de mentionner ici trois ouvrages récents : Pierre Blanc (éd.), Dynamique d’une expansion culturelle. Pétrarque en Europe XIVe-XXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2001 ; Eve Duperray, L’or des mots. Une lecture de Pétrarque et du mythe littéraire de Vaucluse des origines à l’orée du XXe siècle. Histoire du pétrarquisme en France, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997 ; Jean-Luc Nardone, Pétrarque et le pétrarquisme, Paris, PUF, 1998.

23  Sur cette prétendue découverte, cf. notamment Verdun-L. Saulnier, Maurice Scève, 2 tomes, Klincksieck, 1948/1949, pp. 38-48 et Maurice Scève et l’épitaphe de Laure, « Revue de littérature comparée », 24 (1950), pp. 65-78 ; Enzo Giudici, Bilancio di una annosa questione : Maurice Scève e la scoperta’ della tomba di Laura’, « Quaderni di filologia e lingue romanze »,2 (1980), pp. 3-70 ; Olivier Millet, Le tombeau de la morte et la voix du poète : la mémoire de Pétrarque en France autour de 1533, in : Francine Wild (éd.), Regards sur le passé dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, Bern, Peter Lang, 1997, pp. 183-95.

24  Pour une analyse détaillée des enjeux de cette “découverte”, je me permets de renvoyer au chapitre II de mon étude Le vif du sujet. Corporéité, création et communication selon Maurice Scève, à paraître en 2003.

25  Il Petrarca, Lyon, Jean de Tournes, 1545, 1547 et 1550.

26  Sur l’Appendix Aldina, cf. Domenico De Robertis, L’Appendix Aldina e le piú antiche stampe di rime dello stil novo, in : D. De Robertis, Editi e rari. Studi sulla tradizione letteraria tra Tre e Cinquecento, Milano, Feltrinelli, 1978, pp. 27-49.

27  Dans le cadre de cette contribution, je me limiterai à la formulation de cette doctrine dans les Rime de Guido Cavalcanti ainsi que dans les commentaires médicaux de Dino del Garbo et du pseudo-Egidio Romano. Sur l’importance de la notion de spiritus dans l’œuvre de Dante, et notamment dans le premier paragraphe de la Vita nova, cf. les remarques de Guglielmo Gorni dans son édition (Torino, Einaudi, 1996, pp. 8-10), et la notice de Paolo Mugnai au sujet du spiritus dans l’Enciclopedia Dantesca, tome V, pp. 387-90. La relation complexe entre Dante et Scève sera traitée plus en détail dans mon étude à paraître (cf. note 24).

28  Lorenzo de’ Medici, Comento de’ miei sonetti, éd. par Tiziana Zanato, Firenze, Olschki, 1991, Proemio, p. 142.

29  A propos de l’influence de la tradition stilnoviste sur Pétrarque, cf. Franco Suitner, Petrarca e la tradizione stilnovistica, Firenze, Olschki, 1977.

30  Tous ces ouvrages étaient connus en France, soit dans leur version originale (que Scève pouvait sans aucun doute consulter), soit en traduction : Pietro Bembo, Gli Asolani (Venise, 1505), traduit en français en 1545 par Jean Martin ; Jacopo Caviceo, Libro del Peregrino (Venise, 1520), traduit en français en 1527 par François Dassy ; Mario Equicola, Libro di natura d’amore (Venise, 1525), traduit en français en 1584 par Gabriel Chappuys ; Baldasarre Castiglione, Il libro del Cortegiano (Venise, 1528), traduit en français en 1537 par Jacques Colin, puis en 1580 par Gabriel Chappuys ; Léon Hébreu, Dialoghi d’amore (Rome, 1535), traduit en français en 1551 (en deux versions, dont l’une, parue chez Jean de Tournes, est attribuée à Pontus de Tyard) ; Sperone Speroni, Dialogo d’Amore (1542), traduit en français en 1551 par Claude Gruget. Sur ces ouvrages, cf. Jean Festugière, La philosophie de l’amour de Marsile Ficin cit., pp. 40-62 ; Theodore A. Perry, Erotic Spirituality. The Integrative Tradition from Leone Ebreo to John Donne, University of Alabama Press, 1980 ; Giulio Vallese, La filosofia dell’amore, dal Ficino al Bembo, da Leone Ebreo ai minori, in : G. Vallese, Studi di umanesimo, Napoli, Ferraro, 1971, pp. 43-89.

31  Je cite le texte d’après l’édition suivante : Boccace, Flammette. Complainte des tristes amours de Flamette a son amy Pamphile. Translatee Ditalien en vulgaire Francoys, Lyon, Claude Nourry, 1532. Cette traduction ne contient que les six premiers chapitres de la Fiammetta. Sur la réception de Boccace en France, cf. Henri Hauvette, Les plus anciennes traductions françaises de Boccace, in : H. Hauvette, Etudes sur Boccace (1894-1916), Torino, Bottega d’Erasmo, 1968, pp. 151-294 ; Lionello Sozzi, Boccaccio in Francia nel Cinquecento, in : Carlo Pellegrini (éd.), Il Boccaccio nella cultura francese, Firenze, Olschki, 1971, pp. 211-356 ; Jean Balsamo, Le Décaméron à la cour de François Ier, « Revue de littératures française et comparée », 7 (1996), pp. 231-39.

32  La deplourable fin de Flamete, Elegante invention de Jehan de Flores Espaignol, traduicte en Langue Francoyse, Paris, Denys Janot, 1536. Une première édition avait paru en 1535 à Lyon chez François Juste.

33  Il Codice Chigiano L. V. 176 Autografo di Giovanni Boccaccio, intr. par Domenico De Robertis, edizione fototipica, Roma, Archivi Edizioni / Firenze, Fratelli Alinari, 1974.

34  Le lecteur trouvera entre parenthèses, là où la traduction diffère de façon significative de l’original, le texte italien cité d’après l’édition de Carlo Delcorno, in : Giovanni Boccaccio, Tutte le opere, éd. par Vittore Branca, vol. V, 2, Milano, Mondadori, 1994.

35  Cf. aussi les vers 7-8 du poème dédicatoire des œuvres d’Helisenne de Crenne (Paris, Grouleau, 1560), adressé « aux lisantes » : « Soyez tousjours sur vostre garde : / Car tel veult prendre, qui est pris » et cette phrase de la première partie des Angoysses douloureuses : « J’avoys accoustumé de prendre et captiver les hommes, et ne me faisoye que rire d’eulx : mais moymesmes miserablement, je fuz prise », Helisenne de Crenne, Les Angoysses douloureuses qui procedent d’amours (1538), éd. par Ch. de Buzon, Paris, Honoré Champion, 1997, première partie, p. 103.

36  L’originalité de Scève réside précisément dans sa tentative de reprendre de façon systématique la physiologie de l’amour de Ficin ou de Boccace. À titre de comparaison, on notera qu’Helisenne de Crenne, qui s’est elle aussi inspirée de la traduction française de Fiammetta, n’insiste pas sur les détails physiologiques précis que contient le texte original : « [Je] me levay assez matin [...] et en m’habillant vins ouvrir la fenestre, et en regardant à l’aultre part de la rue, je veis ung jeune homme, aussi regardant à sa fenestre, lequel je prins à regarder ententivement, il me sembla de tres belle forme et selon que je povoye conjecturer à sa phisionomie, je l’estimoys, gracieux et amyable [...]. Apres l’avoir plus que trop regardé retiray ma veue : mais par force estoye contraincte retourner mes yeulx, vers luy, il me regardoit aussi, dont j’estoys fort contente [...]. Je ne povois retirer mes yeulx, et ne desirois aultre plaisir que cestuy la. [...] La semblance, effigie ou similitude du jeune jouvenceau, estoit paincte et descripte en ma pensée. [...] mon amoureux cueur se debatoit dedans mon estomach, en muant couleur, et devins chaulde, et vermeille, et fuz contraincte me retirer pour l’affluence des souspirs, dont j’estoye agitée comme le monstrois par indices evidens, gestes exterieures, et mouvemens inconstans » (Les Angoysses douloureuses qui procedent d’amours, pp. 102-07)

37  Cf. Hans Staub, Le curieux désir. Scève et Peletier du Mans poètes de la connaissance, Genève, Droz, 1967, pp. 39-37, et surtout Lance K. Donaldson-Evans, Love’s Fatal Glance : A Study of Eye Imagery in the Poets of the ‘Ecole Lyonnaise’, University Mississippi, Romance Monographs, 1980, pp. 94-144.

38  Cf. Donaldson-Evans, Love’s Fatal Glance cit., pp. 94-95.

39  Cette ambiguïté peut être rapprochée des différentes théories de la vision qui avaient cours à l’époque. À ce sujet, cf. notamment Pierre Martin, Représentation ficinienne de la passion amoureuse cit., pp. 36-41 ; David Lindberg, Theories of Vision from Al-Kindi to Kepler, University of Chicago Press, 1976, pp. 3-9 ; Carl Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998, pp. 148-63.

40  Mon développement est ici redevable aux distinctions établies par Jean Céard dans deux articles importants, Sens, cœur, raison, mémoire dans Délie : la psychologie’ de Scève, in : Françoise Charpentier (éd.), Lire Maurice Scève, « Cahiers textuel », 33/44 (1987), pp. 15-25 et Le temps et la mémoire dans Délie, Europe Ronsard. Scève, pp. 104-16.

41  Cf. Saulnier, Maurice Scève cit., p. 236.

42  Jean Céard, Sens, cœur, raison, mémoire dans Délie cit., p. 20.