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Le retour des dieux anciens : Giulio Camillo et Fontainebleau
En ce début de XVIème, après des siècles d’absence, les dieux anciens “sont de retour” à Fontainebleau. Ils tapissent les murs, remplissent les bibliothèques, les salons royaux, les salles sévères des écoles universitaires. Leur présence inaugure une nouvelle mythographie et presque une nouvelle théologie païenne. Ce sont des dieux et des héros élégants, sophistiqués, très différents de ceux que, au milieu des années vingt, un grand élève de Raphaël, Giulio Romano, s’inspirant aux modèles antiques, inscrit de leur naturel de chair toute rosée et déjà flasque, où tant de maniéristes et de baroques trouveront leur inspiration, sur les murs de Palazzo Te à Mantoue.
1.La censure ecclésiastique et aussi politique déchaînent immédiatement une forte polémique (dont, à la fin du siècle et au terme du Concile de Trente, l’ouvrage de Gabriele Paleotti sanctionnera victorieusement la fin) à l’encontre de ce très heureux moment de paganisme potentiellement absolu, subversif, qui me semble proposer non pas tant un “retour à l’Esprit Classique”, qu’un “retour de l’Esprit Classique”. En songeant davantage et d’abord à la “cour païenne” du roi très chrétien à Fontainebleau plutôt qu’à la Rome “ville sacrée” du grand baroque de Bernin, je parlerais donc d’une « Présence réelle » de la mythologie paganisante que certains grands Italiens entent en France. Yves Bonnefoy,1dans son élégant petit livre consacré à la Rome d’Urbain VIII, saisie en plein élan en 1630, année fatale, appréhende un signe articulé et complexe de la « contre-attaque [de l’Eglise] en Europe au nom de la Présence réelle » dans certains événements emblématiquement contemporains : le passage à Rome de Velázquez, les oratorios de Guido Reni et de Domenichino ; l’activité de Poussin sous le “patronage” éclairé de Cassiano dal Pozzo, qui retrouve à Rome, dans les stucs et dans les fresques des Italiens du siècle précédent, les mêmes dieux et héros anciens qu’il a déjà étudiés à Fontainebleau justement ; le projet de l’immense voûte à fresques de Pietro da Cortona au Palazzo Barberini ; l’allégorie de la sagesse divine qu’Andrea Sacchi enchâsse dans les plafonds de ce même Palazzo comme un nouveau Parnasse peuplé de saintes et de saints catholiques à la place des Muses et des héros païens ; mais surtout « l’autorité de ce Baldaquin épiphanique » que le Bernin visse dans l’espace sacré de la coupole michelangelesque de Saint-Pierre. Et par la parfaite quadrature d’un subtil esprit de géométrie, Bonnefoy synthétise enfin la dialectique de Présence et de Désillusion, d’Absolu et de Relatif, « qui ont lieu dans un seul instant », déclarant que « le baroque est un ésotérisme de l’évidence », et aussi « une expérience de l’être par l’illusion », « un art de la Présence au-delà des formes ».
Quant à moi, s’il m’est permis d’avoir recours – pour synthétiser de plus amples réflexions sur le rapport qui s’est établi au cours des premières années du XVIème siècle entre littérature, mythographie, arts visuels, mnémotechniques, ésotérisme – à un plus modeste calembour qui, je l’espère, possède toutefois quelque énergie herméneutique, je dirai que cet « art de la Présence », qui s’imposera au cours des premièrs années du XVIIème siècle comme « art de l’imperium de Dieu sur la communauté changeante des hommes », à l’aube du siècle précédent c’est encore au contraire un « art de la Présence comme Absence récupérée dans les formes », et donc, en renversant la belle formule de Bonnefoy, « un art de l’imperium de l’homme sur la communauté changeante des Dieux», qui parvient à s’imposer.
De ces dieux, et des héros qui en accompagnent les gestes terrestres et célestes, l’Italie a conservé séculièrement les ombres, les images, la mémoire. Ils sont devenus, surtout dans l’érudition mythographique et dans la peinture italienne qui interprète cette érudition classique mieux que toute œuvre littéraire de la même époque, des “dieux romains” : des “dieux italiens”. Et, dans les premières années du XVIème siècle, ces dieux se sont expatriés en France, par une extraordinaire translatio studiorum et artium qui me paraît mériter encore un approfondissement. Ils transmigrent, ces dieux et ces héros anciens, en même temps que les peintres et les érudits italiens, qui en France foisonnent. Et qui, si l’on interprète convenablement le riche matériel documentaire qui a revu le jour ces dernières années, n’apparaissent plus seulement comme des “expatriés”, voire des “sans patrie”, mais des “ésotériques” qui sont en même temps des “hérétiques”, ou mieux (si nous employons des termes propres à l’époque), des “évangéliques”, des “spirituels”, des “nicodémites”, et presque toujours surtout des interprètes, principalement dans une perspective herméticonéoplatonicienne, des textes sacrés et de la cabale juive, de l’harmonia mundi et de celle des textes, de l’imaginaire iconographique et littéraire (surtout dantesque et pétrarquesque). Et je songe aux Luigi Alamanni, aux Francesco Zorzi, aux Giulio Camillo, aux Jacopo Corbinelli plus tard, dont l’histoire n’est jusqu’ici reconstituée qu’en partie.2
Mais avant de s’introduire avec un surcroît de précision dans un tel cadre culturel, que je souhaiterais pour le moins esquisser ici à grands traits, il convient de s’arrêter brièvement, par des exemples exclusivement “italiens”, sur cette connexion très étroite de l’érudition et de la représentation iconique. En effet, je ne connais pas un seul chef-d’œuvre littéraire italien, ni même européen (exception faite peut-être au XIVème siècle pour les geneaologiae deorum gentilium du Boccace napolitain, si pétries encore des mythographes de la basse antiquité et du Moyen Age, et pour tout le Chaucer issu de Boccace) qui sache ramener à une vie véritable “culturelle” et “spirituelle” les “dieux anciens” (parallèlement à la resurrection des “héros anciens” promue par le roi angevin de Naples Roberto II à partir du cycle de fresques de Giotto à Castelnuovo, aujourd’hui perdues mais connues et étudiés, probablement, par Pétrarque en vue de son “examen” de laureatio de mars 1341),3comme savent le faire (en contextualisant aussi, dans une perspective politique et idéologique, leur reconquête de la « Présence réelle ») les grands peintres italiens, et notamment les Emiliens et les Vénitiens, entre 1450 et 1550.
Pour me rapprocher de Fontainebleau, galerie allégorique de dieux et de héros “italiens” expatriés à la recherche d’une « Présence réelle » pour le moins allégorique, je vais partir d’un seul exemple en même temps très éloigné dans l’espace, et pourtant très proche quant à l’affinité (mais nous pourrions parler d’un “parallélisme”) des contenus et du projet iconologique. Je suggère donc de reconsidérer l’officina ferrarese, que Roberto Longhi, comme lui seul le pouvait, reconstitua dans un essai mémorable de 1934, qui aurait d’ailleurs dans les années suivantes immédiatement induit des influences remarquables au niveau du lexique, du style et de la figuralité au sein de la culture italienne (avant tout chez Carlo Emilio Gadda et Gianfranco Contini).4Dans cette “officina” de Vulcain qui triomphe, chargée d’un allégorisme tout à fait mystérieux, dans la “salle des mois” du Palazzo Schifanoia de Ferrare, le subtil décadent Longhi, rivalisant avec les synesthésies et les embrasements mimétiques de D’Annunzio, laissait entrevoir surtout les polis diaphanes et brasillants de marbres, diamants, jaspes, émaux, ébènes, ivoires, laques, cristaux de roche, l’étincellement d’ors et de métaux précieux, les jaspes et les émaux métalliques de Cosmé Tura, la « filosofata fisicità » (‘physicité philosophée’) et l’univers cristallin et lamellaire d’Ercole de’ Roberti, le ‘crachin de grêlons lumineux’ (« grandinìo di chicchi luminosi ») et de ‘lumières grenues’ (« luci granite ») de Lorenzo Costa.
Que l’on songe par contre à la manière dont, vingt ans auparavant à peine, en 1912, l’érudit bibliophile et iconologue Aby Warburg, au cours du premier colloque international d’Histoire de l’art réalisé en Italie par Adolfo Venturi (colloque auquel participa, muet, le jeune Longhi, qui jamais n’a cité, même par la suite, le travail de ce dilettante de génie), proposa, à vrai dire en triomphant,5son extraordinaire découverte, si éloignée en termes de méthode et de résultats. Warburg avait renoncé à toute « arabesque calligraphique », trouvant le courage de planter ses yeux dans les yeux de ces dieux allégoriquement travestis en ouvriers et en artisans rustiques, derrière qui il reconnaissait des systèmes de constellations, des tracés du sort dans le ciel, et décryptait une complexe rhétorique iconologique à caractère en même temps érudit et allusif, sacral et politique. Warburg était parvenu enfin à interpréter Schifanoia comme un grand théâtre de la mémoire6gorgé d’une tradition de type hermético-astrologique, transmise par des canaux souterrains depuis l’Inde à la Perse, à la Grèce puis à Rome et accumulée, affinée, sélectionnée et enfin scellée dans le secret mystagogique des fresques, régies par une main assurée de metteur en scène, par un occulte mais identifiable projet sapientiel.
2.À Schifanoia, autour de 1470, les dieux et les héros anciens inscrivaient dans un réseau d’images liées par une forte relation combinatoire et connotative la vicissitude bimillénaire de leur fonction allégorique. C’étaient des “dieux” et des “héros”, mais en même temps aussi des symboles astraux, des indices d’un sort terrestre : donc les “conteneurs” de signes potentiels (en fait des signes linguistiques), les pièces d’une mosaïque démontable et autrement recomposable, les fragments d’un puzzle dont la valeur et le signifié changeaient suivant les corrélatifs allégoriques de chaque figure, et les “positions réciproques” des différentes figures connexes. À Schifanoia déjà, comme plus tard dans les autres pièces peuplées des images des dieux anciens, dont Vincenzo Cartari et Cesare Ripa fixeront une spectaculaire encyclopédie rhétorico-iconologique, les images, justement, se révèlent d’efficaces talismans7psychologico-culturels, les instruments linguistiquement “universels” d’un travail de condensation-réélaboration des signifiés liés aux signes, dont l’issue n’est pas seulement le plaisir esthétique ou l’enrichissement culturel, mais la transformation des idées et de la pensée qui se posent sur ces images et qui à travers ces images se dépassent.
La découverte qui me paraît remarquable, et sur laquelle je voudrais en premier lieu arrêter mon attention, est que, en substance, la finalité de la salle peinte, en tant qu’encyclopédie, que théâtre de la mémoire, consiste dans la métamorphose “spirituelle” de l’observateur, transformé (par l’intermédiaire de la structure conceptuelle de l’hermétisme) en opérateur initiatique. Bien avant Freud et Jung, l’époque d’Ignace de Loyola et de Giulio Camillo découvre la puissance métamorphique de l’image. Dans ses exercices spirituels, qu’il compose à Paris de 1528 à 1535, Ignace insiste sur l’énergie pédagogique et formatrice, mais surtout transformatrice, de l’« imagination visuelle » et du parcours d’initiation rituelle, par étapes progressives (visant à « quitar desi todas las affectiones desordenadas »),8tout au long de la galerie des loci de mémoire artificiellement « construits » dans l’esprit humain (le texte parle précisément de « composición viendo el lugar »), et remplis d’images opportunes capables d’activer la mutation spirituelle par leur force émotive de pathosformeln, ‘formules pathétiques’ (j’ai intentionnellement recours à un vocable important d’Aby Warburg, qu’Ernst Robert Curtius lui empruntera, en 1933-48, pour l’appliquer à son projet d’histoire littéraire des morphologies culturelles, dans europäische literatur und lateinisches mittelalter, qui, en même temps qu’à Gustav Gröber est dédié à Warburg).9
Ces mêmes choses je pourrais d’ailleurs les dire (du moins en partie), en ce qui concerne la salle baronniale du Château piémontais de la Manta (fin XIVème-début XVème siècles) issue du chevalier errant de Thomas III de Saluces sur la base d’un projet iconologique axé sur les héros et sur les héroïnes de la tradition classique, distribués comme dans un panthéon laïque de “grands esprits”, chacun accompagné d’une légende en vers français, pour former une galerie de blasons mémorables tout à fait moderne déjà et d’une force évocatrice extraordinaire.10
Un excellent exemple d’invention d’images “double”, “à deux faces” (ou “double-face”), à caractère hermético-sacré, et qui imposent à l’observateur un travail herméneutique dans lequel la Mémoire et l’Interprétation s’égalent et se renvoyent images, idées, concepts, nous est offert par les marqueteries (tarsie) qu’un des plus grands peintres italiens des débuts du siècle XVIème, Lorenzo Lotto, projeta et réalisa pendant les années 1523-33 (en exacte coïncidence avec les travaux de Fontainebleau), pour l’église de Santa Maria Maggiore de Bergame, sur la base d’un réseau de loci bibliques complexe et très raffiné.11 Les tarsie de Lotto sont des vrais hiéroglyphes (et d’autre part l’intérêt de l’auteur pour les hiéroglyphes égyptiens est désormais bien connu) ;12leur nature tient plutôt de celle des imprese allégoriques que de celle des emblèmes (dont la mode fut lancée par l’édition d’Augsburg des emblemata du juriste milanais Andrea Alciato, en 1531). Dédoublée, fragmentée, articulée sur les deux couches des tarsie, l’idée que préside à chaque image renvoie, tout au long des stalli (c’est à dire au fil des étapes de l’historia), de l’extérieur à l’intérieur, selon un parcours d’initiation herméneutique qui est celui du Sylène, de l’écorce visible à la medulla cachée du livre et du texte, la « substantificque moelle » protégée par l’« os » et qui peut être « sugcée » si l’on « romp » la surface, dont parle Rabelais dans le prologue du gargantua, d’après un fameux adagium d’Erasme.13« Le figure dei coperti, anche quando riproducono in forma di sineddoche elementi della “storia” evocando direttamente l’episodio biblico, [...]sono assunte [...]come “segni” ovvero velo che rivela dei concetti aventi “corrispondenza in significato” con la “storia” » (‘Les figures des “couverts”, même quand elles reproduisent en forme de synecdoque des éléments de l’“histoire”, en évoquant d’une façon directe l’épisode biblique, [...] sont assumées [...]comme des “signes”, c’est à dire voile qui revèle des concepts ayant une “correspondance quant au signifié” avec l’“histoire”’).14
En proposant l’élaboration successive sur les deux niveaux de la storia et de l’impresa, le peintre développe l’élaboration figurée d’un signifié édifiant : pour lire chaque tarsia l’observateur peut choisir l’interpretation qu’il préfère en fixant un niveau de sens (littéral, anagogique, moral, allégorique). Le peintre lui-même l’aide, puisqu’il a organisé l’image de façon opportune, en créant l’impresa, expression figurée grâce à des images symboliques de notions d’ordre spirituel, en se conformant à la “clé” herméneutique de l’histoire. Et l’on sait bien, désormais, que Lotto dès les débuts de son activité artistique s’est beaucoup intéressé d’ars memorandi et de la valeur d’attraction psycologique et émotionnelle de la contemplation des images symboliques.15
C’est à l’imitation-identification avec les personnages et les sujets peints que cette contemplation vise (non seulement dans les tarsie de Bergame, mais aussi dans toute la peinture de Lotto), à travers le travail des “yeux de l’esprit”. Le lieu métaphorique, “composé” dans l’espace mental, où l’observateur se dispose, tout en demeurant en soi-même, à contempler les allégories et à les transformer grâce à sa mémoire, peut se projeter dans le « moelles » des stalles, dans les tableaux sur toile, dans les fresques sur les murs des maisons princières.
Je propose que l’on songe surtout, pour comprendre la valeur herméticoallégorico- mnémotechnique de cette idée des salles peintes à caractère divinohéroïque, au Palazzo Te de Mantoue, dont il a été déjà brièvement question, que Giulio Romano remplit de Psyché, de Dyonisos, de Zeus violeur d’Olympias, de Géants emportés par la fin de leur monde. Ou encore aux studioli, cabinets programmés avec ordre, suivant un dessein avant tout mental, par des iconologues érudits et géniaux : celui très raffiné où Francesco I de Médicis souhaita réunir sa wunderkammer au Palazzo Vecchio à Florence, en 1570, et qui vit travailler à son invention (c’est le terme ancien, de grande valeur sémantique) le grammairien et grand connaisseur des classiques italiens Vincenzio Borghini ;16ou l’autre, plus ancien, conçu encore une fois à Mantoue pour Isabelle d’Este, au Palazzo Ducale, par Paride Ceresara (médiocre poète pétrarquisant, mais connaisseur raffiné, paraît-il, de mythologie et de mnémotechniques hermétiques) :17et il est fascinant de penser que l’Arioste est parvenu à cheval, depuis Ferrare, dans cette salle aux murs recouverts de dieux et de héros anciens, pour lire à Isabelle les premières octaves de son Furioso in progress...
Ou bien songeons à Villa Valmarana ai nani,18dans les environs de Vicence, qui constitue à mon avis l’exemple le plus extraordinaire (mais encore presque inconnu des non-spécialistes, et qui mériterait des recherches) d’herméneutique picturale de la grande épopée héroïcochevaleresque européenne ancienne et moderne. Avec ses quatre pièces agencées avec ordre en fonction des directions de l’espace, peintes en 1757 par Giambattista Tiepolo, secondé par son fils Giandomenico, de retour de son travail chez le prince-évêque de Würzburg (où la forme même de l’édifice, de ses escaliers, de sa lumière, de ses voûtes, conditionne et organise la lecture de cet Univers raccourci en peinture, les quatre continents et le royaume des cieux en fusion parfaite),19la Villa Valmarana a été conçue suivant un système de corrélations oppositionnelles et d’étrange, secrète affinité, qui a été examiné par les spécialistes,20mais dont les détails structurels et thématiques, en particulier quant à l’enchaînement des “sources” littéraires, restent à éclairer : deux-à-deux, voilà d’un côté l’iliade et le roland furieux, et sur le front opposé l’enéide et la jérusalem délivrée (l’entrée est dédiée à l’iphigénie en Aulide).21
Il est vrai que Goethe, pendant sa visite en 1786, dédaignait l’élévation classique et dramatique de cette summa de la mémoire épicochevaleresque de Giambattista (« der hohe Stil »), lui préférant le style ‘naturel’ (« der natürliche ») de l’exotisme charmant et des chinoiseries réalisées dans la foresteria par Giandomenico.22Toutefois on ne peut que se demander, à tant d’années de Giulio Romano, si longtemps après le Titien et le Tintoret, et après le Primatice, Rosso Fiorentino et les autres Italiens de Fontainebleau, ce que signifiait en vérité d’entrer dans ces salles et de se promener délicatement parmi les héros de la tradition épique d’Occident. Nous sommes touchés seulement par le jeu gracieux et insoucieusement rococo du regard ironico-mélancolique laissé glisser sur l’ensemble de la civilisation héroïque et divine réunie dans une suprême abbreviatio, sur sa présence réelle, tout au long des fresques murales relatant de telles histoires de tragédie et d’épopée, d’exotisme et d’érotisme, de chevalerie et de merveilleux. Quelle valeur émotionnelle et culturelle pouvaient avoir, en un seul mouvement, ces salles peintes aux gestes des héros et des dieux anciens, à la saveur érudite, littéraire, allégorique, et même, dans leur syncrétisme rêveur, légèrement postmoderne ? Je crois pouvoir entrevoir, derrière cette séquence d’images bien ordonnées et agencées, l’allégorie du Héros qui se retient de céder à l’impulsion érotique pour se concentrer sur des entreprises sublimes.
Et alors, peut-être, les lire en série, l’une après l’autre, ces images, en se promenant dans la villa comme dans un théâtre de la mémoire, en se coulant d’une stanza-salle à la suivante exactement comme on lit en glissant une chanson ou un poème en ottave ordonnés en stanze-stances (qui est le nom donné aux strophes-salles du palais-texte), cela signifiait encore avancer pas à pas le long d’un parcours d’imitation et de formation de l’intériorité sur la base du modèle héroïque et divin, dans une véritable ascension initiatique, procédure de métamorphose mentale que, par un terme emprunté au XVIème siècle, nous appellerons à nouveau : “spirituelle”. Si nous saisissons cette multiplicité de plans, de niveaux, de signifiés, nous approcherons mieux aussi l’admirable Galerie François Ier de Fontainebleau.
3. Les travaux pour la réalisation de la galerie ont été vraisemblablement entamés (d’après les comptes des bâtiments publiés en 1877-80 par Louis de Laborde)23au printemps 1528, même si les premières données certaines concernant les ouvrages de peinture datent de 1535 ; et on peut les estimer achevés autour de 1550, époque des derniers paiements de peintres et de stucateurs, de menuisiers italiens et français. De 1530 à 1532, François Ier demanda à son ambassadeur à Venise, l’humaniste Lazare de Baïf, d’acheter les couleurs appropriées pour la série de fresques, « suyvant le mémoire de Roux »,24qui n’est autre que Rosso Fiorentino, en activité à cette époque en Vénétie après avoir signé les extraordinaires dépositions de Volterra et de Borgo Sansepolcro. Rosso Fiorentino et le Primatice qui, avec lui et peut-être avant lui, conçut le projet iconique de la Galerie (ce qu’en empruntant le terme de Borghini j’appellerais son invenzione), introduisaient à la cour parisienne les modalités de Venise et de Mantoue : celles, en somme, du couple Giorgione-Titien, désormais préféré au Pordenone (très à la page jusqu’à ce moment-là), et des grands élèves de Raphaël tels que Giulio Romano (travaillant au Palazzo Te postérieurement à 1524, après son intense engagement des années ’10 et ’20 dans les salles vaticanes, jusqu’à la disparition du maître, et sous l’influence croissante, une fois la voûte de la Sixtine réalisée, d’une sûre maniera michelangelesque). Avec ce même Giulio Romano, au Palazzo Te, le Primatice avait travaillé comme stucateur depuis 1524 et en 1530-31, avant son arrivée à Fontainebleau ; et c’est justement en 1524 que Rosso avait, à son tour, réalisé en stuc les décorations de la chapelle Cesi à Rome, à Santa Maria della Pace.25À Fontainebleau se greffent donc, immédiatement, les expériences, les techniques et les idéologies artistiques du maniérisme italien le plus sophistiqué. Le mélange harmonieux d’architectures (la Galerie même, les panneaux, les très raffinées boiseries, qu’on doit en grande partie au grand artisan Francesco Scibec de Carpi), de stucs et de peintures, comme à Rome et à Mantoue précisément, représente dès le premier instant, au moment même de l’invenzione donc, un inséparable système dialectique, d’une fertile interaction d’images peintes en fresque, de fort élégants bas-reliefs, de grotesques s’inspirant en premier lieu aux décorations de la domus aurea romaine, découverte au tout début du siècle par Raphaël et ses disciples (et parmi eux, Giulio Romano lui-même).
Ainsi les dieux et les héros romains pénètrent au cœur du palais royal du Roi Très Chrétien, se muant en dieux et héros français (ou devrais-je dire plutôt franco-italiens ?), dans un faste d’élégance et de subtile culture de l’image allégorique qui n’a, peut-être, pas d’égal, même dans les palais italiens. Un triomphe de médaillons, de flacons, de breloques, de cariatides, de figures humaines, animales et monstrueuses sculptées, modelées en stuc ou peintes en fresque et souvent très différentes par leurs proportions (géants, pygmées, gnomes, athlètes, nains, divinités, anges, putti) impulse un dynamisme que les entrelacs de motifs secondaires prolongent, autour des images peintes, avec l’effet d’un véritable theatrum allégorique. Le rectangle de la fresque, et les petites images qui en général le longent sur les deux côtés courts, sont entourés d’une forêt de symboles qui en multiplie la valeur allusive et par là mystérieuse. La séquence des images, si cohérente dans le système des “formes”, à savoir des “signifiants”, et en même temps tellement hétéroclite dans sa succession de “contenus” et donc de “signifiés” hétéroclites, est vraiment déroutante. Les perceptions sensorielles, les émotions, le raisonnement de l’observateur plongent dans un double espace mental qui est perceptible d’une certaine façon même physiquement : l’un qui est celui d’un “intérieur” artificiel26 (la Galerie comme wunderkammer remplie avec ordre d’ouvrages d’art, collection d’images encadrées dans le décor des stucs, distribuées suivant une rythmique élégante, avec un tempérament harmonique médité) et l’autre, auquel renvoie précisément le décalage de l’ordre de la perception et du dépaysement herméneutique, que je définirais naturellement “extérieur” par rapport au premier, même s’il est englobé en fait dans celui-ci (l’appareil iconologico-érudit qui sous-tend chacune des images, comme une encyclopédie ou un inventaire à traverser d’un mouvement foudroyant, le dynamisant pour le rendre opérationnel et dialectique dans le premier espace mental).
La Galerie est un Lieu qui condense nombre de “lieux”. Espace unitaire et articulé, c’est un corps tout “intérieur” (car son sens plein est hermétiquement renfermé en lui-même), mais constitué de membres entre eux “extérieurs” (puisqu’ils vivent d’hermétique réciprocité, et n’assument pleinement leurs valeurs potentielles que s’ils sont raccordés fonctionnellement). Le signifié de la Galerie ne consiste pas tellement, ou non seulement, dans la somme des signifiés des parties singulières, mais dans leur dialectique, dans la transformation des images l’une dans l’autre (mieux de leurs “signifiés” l’un dans l’autre), et dans la capacité de signification nouvelle que gagne l’observateur des images lui-même en leur affectant des valeurs et des sens toujours nouveaux, mais suivant une rigoureuse procédure d’affinité métonymique : et de ce fait en se transformant lui-même grâce à cette ordonnée métamorphose des deux espaces mentaux “intérieur” et “extérieur”.
Le sentiment diffus de dépaysement qu’engendre la Galerie (et celle de Fontainebleau en premier lieu) dérive donc du fait qu’elle met à la disposition de l’observateur un système complexe de signes qui ne sont qu’apparemment compréhensibles au regard, et en exhibe un à un tous les moments constitutifs, les disposant en une série muette, hétéroclite, fascinante mais dépourvue d’évidence, et en même temps qu’elle impose de rechercher la cohérence au sein d’une telle série, travaillant dans l’enchaînement “intérieur” mais “explicite” des parties singulières, en vue de la restitution de leur totalité “extérieure” mais “implicite” déjà dans chacune des parties.
S’il m’est permis de récupérer encore une fois le vieux, mais significatif jeu de mots métaphorique des poètes, pour essayer d’expliquer le fonctionnement de cette extraordinaire mnémotechnique spirituelle fondée sur la séquence d’images peintes ordonnées le long des murs d’une Galerie dans un Palazzo seigneurial, je comparerai à nouveau l’agencement des stanze-stances dans l’écriture de la Chanson lyrique (et l’enchaînement de leurs rimes comme des arcades lancées de l’une à l’autre) au défilé des stanze-salles du Palazzo avec leurs murs couverts de tableaux et de statues agencés suivant une exacte dispositio, selon un sens cohérent, et donc à la collection des loci dans le theatrum memoriae (que le Palazzo représente à la perfection). La Chanson lyrique cache le secret de son propre signifié dans la consécution des “stances” cambrées et “transformées” par le réseau des rimes, qui raccorde entre eux, sur le plan sémiotique du son, les mots rimants non obligés de par eux-mêmes à aucune affinité sémantique préalable, et oblige à accomplir une sorte de silencieux “commentaire intérieur” à travers le travail de création des liens et d’exégèse de leur nouveau sens. De même, l’espace vivant du Palazzo-Théâtre de la Mémoire pourra se lire comme un Texte unitaire et complexe, comme un tapis de signes et de sens raffiné, au plus haut point bariolé, tissu physique mais avant tout mental, tressé par une trame et sur une chaîne qui nouent les relations entre les choses, les images, les idées, les mots, à travers le jeu métonymique/métaphorique que l’observateur, en parcourant la spacieuse invention, produit en premier lieu “à l’intérieur” de lui-même, et qu’il peut donc projeter dans la lecture “extérieure” de la Galerie.27
Dans l’inventio et dans la dispositio de cette rhétorique et stylistique des images est au travail une épiphanie des symétries, des parallélismes, des rapports que l’Esprit humain produit pour comprendre et pour communiquer. L’axe pour ainsi dire “diégétique”, “narratif”, qui se perçoit dans la projection à l’“extérieur”, tout au long de la constellation des images peintes, c’est la translation, sur la voûte céleste que les murs du theatrum memoriae reproduisent par abbreviatio et métonymie, d’un système de signifiés logiques et ensuite linguistiques, des synapses, en somme, que l’Esprit de l’homme, reconstituant l’Univers, crée “à l’intérieur”, en lui-même. Et de cet Univers la Galerie peinte devient, s’écoulant par les couleurs de ses panneaux à fresques comme le courant d’une rivière karstique dans les territoires souterrains de l’Esprit, un double artificiel et microscopique : provisoire, limité, statique et imparfait, mais à sa façon héroïque, divin.
4. La proximité et même, dans une certaine mesure, l’identité de projet, resserrant la mystérieuse “invention” de la Galerie de François Ier à Fontainebleau et la conception d’un theatro della sapientia qui intrigua pendant plus de vingt ans, d’Italie en France, Giulio Camillo, connu du plus grand nombre comme “Delminio”, d’après un surnom qu’on lui affubla, autant du fait de son origine dalmate, que peut-être à cause de son profond intérêt pour l’alchimie (et donc pour la métamorphose des couleurs), est véritablement impressionnante.
La présence de Camillo à la cour du Roi de France, dont il obtint une large attention et des faveurs, est sûre (grâce au témoignage de Girolamo Muzio)28 à partir au moins du printemps 1530, mais je crois qu’il serait possible de l’anticiper quelque peu, en tenant compte de certains documents conservés dans les fonds encore inexplorés de la famille génoise Sauli.29Sur le chemin de la France, au cours de l’été 1525 et dans l’habitation de Stefano Sauli, d’après un témoignage de Sebastiano Fausto da Longiano, Camillo travailla à fond à une idée qui le fascinait depuis quelque temps, et, avec Marcantonio Flaminio et Sebastiano Delio, sur un « très agréable col surmontant la mer », « assisté de l’avis » de ce même Stefano Sauli, enfin « il retrouva, initia et termina la Fabrique [...]de son Théâtre ».30De quoi s’agissait-il ? Qu’était-ce donc que ce théâtre de Camillo, bientôt passé du projet à la réalité, et aussitôt violemment décrié (mais aussi mythifié en fait), pour le mystère dans lequel, par un trait ésotérique, l’auteur lui-même se pressait d’en cacher le signifié le plus intime, et qui nous fascine aujourd’hui et nous trouble pour l’extraordinaire modernité de l’épistémologie “encyclopédique” et “métamorphique” qui préside à sa réalisation ?
J’essaierai en bref, même si l’entreprise est vraiment rude, de synthétiser un dessein aussi original et obscurément structuré, qu’il y a quarante ans, par une exploration inaugurale, Frances Yates et Paolo Rossi s’efforcèrent d’éclairer surtout dans sa clé mnémotechnique, et qui seulement plus récemment, grâce aux recherches de Lina Bolzoni, et par suite de la découverte que j’ai faite (cfr. la note 27) d’un manuscrit contenant un theatro della sapientia complet et autorisé avec une signature probablement autographe, a enfin récupéré les dimensions et les perspectives qui lui reviennent, et qui lui ont valu célébrité et jalousies, l’amitié de l’Arétin et du Titien, la fréquentation des cercles les plus exclusifs d’Europe de 1525 à 1544 (l’année de la mort de Camillo), et jusqu’au souvenir de l’Arioste dans le dernier chant de son roland furieux.
Le theatro de Camillo était, avant tout, un objet matériel, un petit amphithéâtre en bois contenant des livres et des documents en papier (il paraîtrait qu’il s’agissait des classiques anciens et modernes “anatomisés” : somme toute, un répertoire topique, un système de concordances littéraires de Cicéron et Virgile, de Dante et Pétrarque), disposés à côté de tableaux représentant des scènes de divinités et de héros païens. C’est dans ces termes que deux lettres importantes, la première de Viglius Zwichem à Erasme (écrite de Padoue pendant le mois de juin 1532) et la deuxième, française, envoyée par Etienne Dolet (au printemps 1534 peut-être) à François de Langeac, frère de ce Jean qui avait facilité l’arrivée de Camillo in France, parlent justement d’un « amphithéâtre en bois ». Dans les deux cas l’ironie est forte, et trahit les jalousies que la fortune croissante de Camillo auprès du roi François attisait, aussi bien dans les milieux vénitiens, que dans les milieux français liés à la cour.31
Mais si l’une et l’autre lettres décrivent un « amphithéâtre en bois », bâti selon toute vraisemblance suivant le modèle vitruvien à l’étude duquel, quelques années auparavant, à Paris, Giovanni da Verona, dit fra Giocondo, avait initié Guillaume Budé (devenu ensuite ambassadeur de François Ier), nous devons à Viglius Zwichem un témoignage tout à fait précieux. Camillo, dit Viglius, accompagnait dans le « théâtre », au gré des sept escaliers, chacun de sept marches, représentant le schéma du cosmos, les hôtes intrigués et étonnés, animant lui-même un parcours initiatique axé sur la concentration mentale appliquée aux images peintes, aux paroles écrites sur de mystérieuses « petites feuilles roulées » (« in chartis quibusdam quae inuolui atque explicari possint, quae ad Amphitheatri parietes suspensae confestim id quod queritur suppeditare valeant »),32 et aux associations d’idées que de telles paroles et de telles images produisaient, par analogie, par contiguïté ou par association (en somme, par lien métonymique ou métaphorique). À la mémoire des “lieux” où étaient distribuées les “images” peintes était confiée la tâche de raccorder entre eux les “lieux” mentaux où les paroles et les idées se soudaient et se transformaient, par l’intériorisation de telles images, transformant ainsi l’“âme” du néophyte à initier en l’invitant à se déplacer virtuellement dans cette admirable machine du temps, synecdoque de l’univers et de sa pensabilité. En effet, dit Viglius, cependant qu’il se promenait, Camillo avait l’habitude de définir par d’étranges formules ce « théâtre » en bois plein de paroles et de peintures jamais conçu auparavant et qui était le sien : il l’appelait men[s] et animu[s] fabrefactu[s], [animus] fenestratu[s], et disait que « tout ce que l’esprit de l’homme (mens humana) pense et crée (concipit), mais qui ne peut être vu par les yeux corporels, peut, au contraire, être exprimé à travers une attentive, complexe activité de réflexion concentrée (complexa consideratione), et puis grâce à des signes du corps, de façon que chacun puisse voir immédiatement de ses yeux tout ce qui est noyé dans les profondeurs de l’esprit humain (quicquid alioqui in profundo mentis humanae demersum est). Et c’est à cause de cette activité corporelle d’observation et d’inspection (corporea inspectione) qu’il l’appela “théâtre” ».33
Il est évident que Camillo avait tendance à identifier, par une attitude épistémologiquement compréhensible à nos yeux, et très actuelle, l’extériorité et l’intériorité, l’objet matériel et sa représentation mentale. Ce « théâtre », bâti sur un projet raffiné et très enchevêtré, liant l’astrologie et la cabale, l’alchimie et le néoplatonisme, dans une multiplicité coplanaire vraiment impressionnante, “utilisait” les images des dieux et des héros anciens pour transformer l’animus, la mens. Ce théâtre, mieux encore, c’était la mens et l’animus. Le théâtre « se transformait » en animus et en mens parce qu’il “transformait” l’animus et la mens : qui, fabrefact[i], « reconstitués à dessein », non seulement mémorisaient et visualisaient les images “contenues” dans les lieux de mémoire, mais, en accomplissant pareille opération difficile et délicate, visualisaient la Mémoire même. La mens et l’animus, se projetant dans un parcours initiatique de deificatio, « devenant Dieu », sont en mesure d’unifier, suggérait Camillo, les innombrables structures et idées de l’univers : ils peuvent l’intérioriser, cet univers, dans son infinie complexité. Ainsi, saisissant les connexions éternelles et immuables des idées entre elles, mens et animus parviennent à « agir » à travers les images, capables de reforger chacune un sens obscur (non conscient) mais déjà posé depuis toujours, et à reconnaître et à « faire passer »34 par des paroles au sens clair de l’image de conscience.
Du chaos de l’expérience, dans la dispositio de la mémoire, on peut extraire les structures des paroles et des choses, que justement la galerie des images ordonnera en rendant visible et mémorisable la rhétorique de l’ordo artificialis. Si le monde des agissements humains, le monde naturel et le divin sont reliés dans une continuité profonde, substantielle, l’action exercée sur la parole (la rhétorique, l’éloquence), sur la nature (l’alchimie, la magie) et sur le spiritus divin (la deificatio, qui “traduit” l’idée d’immutatio de Francesco Zorzi) coïncident en fait, comme Camillo le démontre dans son petit traité de transmutatione.35 Et je crois que le projet de Camillo est aussi sous-tendu par une hypothèse d’orientation et de contrôle des actions humaines, qui relèverait de l’art de la politique.
« L’avvertimento [d’Ignace de Loyola] a ‘concentrarsi’ in una ‘composizione visiva del luogo’ discende dalle procedure della mnemotecnica medievale, dalle figure della predicazione, rinverdite dalla nuova retorica del trapassamento/occultamento del segno » (‘l’avertissement à se concentrer sur une composition visuelle du lieu, provient des procédures de la mnémotechnique médiévale, remises au goût du jour par la nouvelle rhétorique du dépassement/dissimulation du signe’),36 mais sa connaissance plus que probable du travail de Camillo au cours des années 1528-35 (d’après des documents sûrs il apparaît qu’Ignace le lisait quelque dix ans plus tard), c’est-à-dire précisément durant la composition des exercices spirituels, augmente l’intérêt pour ce possible contact. Et elle aide à mieux comprendre, en songeant justement à Fontainebleau et à la plus que probable influence exercée sur son projet par Camillo, pourquoi c’est à ce moment-là qu’apparaît ce que Roland Barthes a nommé l’« orthodoxie de l’image », l’« impérialisme radical de l’image ». C’est sur l’arrière-plan culturel marqué par le théâtre camillien et par la « Présence réelle » des dieux et des héros anciens dans la contemporaine Galerie de Fontainebleau qu’on comprend plus pleinement la très moderne discipline ignacienne d’« introversion iconique », « una ‘composizione’ dell’onirico e del fantasmatico che, unendosi al ‘disegno interno’ della tradizione neoplatonica rinascimentale e alla dispositio topica e logica della figurazione mnemotecnica, darà origine al ‘concetto’ manierista » (‘composition de l'onirique et du fantasmatique qui, s’unissant au dessein intérieur de la tradition néoplatonicienne de la Renaissance et à la dispositio topique et logique de la figuration mnémotechnique, donnera lieu au concept maniériste’). Pour reprendre le Baudelaire du salon de 1859, cité par Carlo Ossola (à qui j’ai emprunté la dernière, très belle définition), « un bon tableau, fidèle et égal au rêve qui l’engendre, doit être produit comme un univers ».37
5. Revenons à présent à Fontainebleau, à son univers abbreviatus dans la Galerie allégorique. Je suggère donc que la peinture et la poésie, la littérature et l’érudition sur les dieux et les héros anciens, doivent beaucoup à l’amitié de Camillo et des peintres italiens travaillant dans la Galerie François Ier. Et que de l’invention de Fontainebleau ait été responsable dans une large mesure justement Camillo, probablement en collaboration avec quelques-uns des humanistes français proches de lui, dont l’un des hommes d’études engagé aussi dans la recherche hermético-ésotérique et avec des fréquentations assez gênantes également dans les milieux “spirituels”, “évangéliques” et même hérétiques : je n’avance pour l’instant que le nom, déjà cité, de Lazare de Baïf, l’ambassadeur de François Ier à Venise que le roi chargea du choix des couleurs pour la Galerie.38
La démonstration que le projet iconographique de la Galerie François Ier au château de Fontainebleau doit être interprété à la lumière du theatro de Camillo, et que, somme toute, sa galerie d’images de stabilité et de métamorphoses (allusives, mystérieuses, de toute évidence porteuses d’un signifié “second” dans la séquence qui les unifie) demande à être reconsidérée non seulement dans une perspective mnémotechnique, mais précisément dans celle relevant de l’allégorie de type hermétique, est bien une entreprise qui impose la prudence et des efforts de vérification documentaire : mon édition critique du Theatro della sapientia en fournira le tissu probatoire.
Mais un parallèle au moins s’impose spontanément et avec force à mon esprit. Si je reviens par la mémoire aux moments cruciaux de coopération entre peintres et gens de lettres, surtout italiens et français, je ne peux m’empêcher de penser à un autre lien exclusif et mémorable, le lien d’amitié qui liera à Paris Nicolas Poussin et Giovan Battista Marino au cours des années vingt du XVIIème siècle, exactement un siècle après Fontainebleau : alors que va commencer le grand siècle du culte des images, qui tentera « une expérience de l’être par l’illusion » et qui dans « ce théâtre fastueux de la Présence, de l’Être », nous donnera la plus haute, quoique rhétorique, négative et apophatique, « ‘leçon de mélancolie’ ».39 Pendant les années 1623-24, alors que Poussin, parvenu au terme de son étude de Fontainebleau, s’apprête à partir pour Rome, à la recherche de ce que je définirais le “corrélatif objectif” du répertoire topique désormais acquis à travers le grand maniérisme italien du Titien, de Rosso et du Primatice, Marino commande à son grand ami Nicolas l’illustration des métamorphoses d’Ovide. Les 15 dessins qui nous en restent (que ce soit des originaux ou, comme l’avance Konrad Oberhuber, seulement des copies),40 achetés par da Cassiano dal Pozzo, passés plus tard au cardinal Massimi, et conservés aujourd’hui au château de Windsor, dans les collections royales anglaises, prouvent combien ce sujet passionnait encore, et surtout comment une invention iconographique cohérente et de grande envergure pouvait profiter du travail commun de deux grands artistes de la plume et du pinceau. Bellori était convaincu que les dessins étaient la trace d’un programme d’illustration de l’adonis et d’un engagement de Poussin sur le registre historiographique concernant Tite-Live et Virgile ; la précocité de l’équivoque, éclaircie seulement récemment, en dit long sur l’ambiguïté qui peut altérer le sens de programmes iconographiques entiers, là où on ne saisit pas l’origine, le sens et la direction du projet sur la base de documents sûrs. Et s’étonnera-t-on si on rappelle qu’en 1620, par sa galleria, Marino avait relancé, sur les pas de Philostrate, la vogue de l’ancien modèle poétique de l’ekphrasis d’ouvrages d’art, en somme de la galerie littéraire qui décrit une galerie artistique, genre dont l’anthologie palatine avait déjà condensé un choix excellent ?
En remontant juste d’un siècle, intéressons-nous donc encore une fois, dans la perspective jusqu’ici ébauchée, à Camillo et aux peintres de Fontainebleau. Nous attribuons désormais avec assurance et sans scandale à l’invention du chevalier Marino, très peu d’années après la sortie de la galleria, le choix des épisodes ovidiens dans les dessins de Poussin pour illustrer une vraie galerie mythographico-allégorique. Face à des données certaines nous parviendrons donc à surmonter une résistance inconsciente, reconnaissant enfin la structure hermético-allégorique de cette galerie virtuelle où se condensent toutes les galeries possibles d’images, de paroles et d’idées, qu’est le theatro camillien, derrière la fastueuse Galerie bellifontaine peuplée des dieux et des héros classiques du Primatice, de Rosso, et plus tard (entre la fin des années Trente et le début des Quarante) Luca Penni, Francesco Caccianemici, Giovanni Battista Bagnacavallo, Nicolò dell’Abate.41
J’offre ici quelques-unes au moins de ces “données certaines”, pour conclure mon exposé sur la roche de la certitude plutôt que sur le sable mouvant de la probabilité.
6. Un exemplaire manuscrit du theatro della sapientia, avec le même titre et de nature non dissemblable de la rédaction que j’ai trouvée à Manchester, est cité dans la libraria d’Anton Francesco Doni ; et de ce livre, aussi bien dans les pitture que dans les marmi, ainsi que l’a démontré Lina Bolzoni,42 Doni (cité ensuite, complication de l’intertexte, par Orazio Toscanella dans ses bellezze del furioso), préleva de nombreuses citations les déguisant et se les appropriant, pour les adapter, semblait-il, au projet d’un Musée, et en somme d’une Galerie de peintures, qui ne manque pas de rappeler la Villa de Pomponio Cotta bâtie et peinte aux environs de Milan (d’après un témoignage de Bartolomeo Taegio) sur la base d’une invention de Camillo, c’est-à-dire s’inspirant justement à « l’alta et incomparabile fabbrica del meraviglioso theatro dell’eccellentissimo Giulio Camillo ; dove egli con longa fatica nelle sette sopracelesti misure rappresentate per li sette pianeti, trovò ordine capace, bastante, distinto, et tale, che tiene sempre il senso svegliato, e la memoria percossa » (‘de la haute et incomparable fabrique du merveilleux théâtre du très excellent Giulio Camillo ; où celui-ci par un long effort dans les sept mesures supracélestes représentées par les sept planètes, trouva un ordre capable, suffisant, distinct et tel qu’il maintient constamment le sens éveillé et la mémoire frappée’).43
Or, certaines des peintures évoquées par Doni comme figurant dans le libro delle nuove inventioni, c’est-à-dire dans le theatro de Camillo, qui est déclaré « sorti de la bibliothèque du très illustre Cardinal Vieux de Lorraine » (l’exemplaire parvenu à Manchester depuis Naples s’autoproclame, sur le frontispice, « copiato da quel [lo] della libraria del Re de Francia »),44 ramènent indubitablement aux artistes italiens de Fontainebleau. On y mentionne par exemple « un tableau au Garde-robe du Roi, fait de la main de Rosso »,45 représentant Cupidon ; et on ne peut pas ne pas imaginer une relation entre ce portrait (qui ne figure pas au catalogue complet de l’œuvre de Rosso, procuré par Kurt Kusenberg,46 et qu’il faudra donc considérer comme perdu) et la première fresque de la Galerie, sur le mur Nord, avec vénus qui s’immerge dans une piscine, entourée de cinq à six petits amours. Mais surtout, à propos de l’allégorie de la Mort, on évoque deux personnages plutôt obscurs de la mythologie ancienne, cléobis et biton, fils de Cydippe, prêtresse de Junon,47 qui furent injustement tués par la déesse après avoir traîné jusqu’à son sanctuaire leur mère sur un char, lui permettant de participer à un rite. Tout de suite après Doni (et Toscanella avec lui) évoquent, comme exemple de l’ingratitude divine, qu’« Apollo similmente la diede [scil. :la morte] per mercede ad Agamede et Trifonio, che gli edificarono il tempio in Delo » (‘Apollon pareillement donna [la mort] comme récompense à Agamède et Trophonios, qui lui édifièrent le temple à Délos’). Et l’on ne peut se retenir de rappeler (comme l’a récemment fait Sylvie Béguin, avec laquelle ma reconstitution concorde pleinement)48 que précisément dans la galerie de Fontainebleau, dans la travée V du mur Sud, a été placée la fresque où les deux panneaux ronds en stuc, attribuables au Primatice, représentent, par un choix rarissime, qui constitue peut-être un unicum dans la peinture du XVIème siècle, cet obscur mythe ancien. Je me demande aussi si, dans le stuc de gauche, au lieu de ces deux mêmes personnages (comme le proposent Sylvie Béguin et ses collaborateurs),49 il ne serait pas opportun de reconnaître justement agamède et trophonios punis par Apollon sur un char, dont Camillo connectait explicitement le mythe à celui de Cléobis et Biton.
L’hypothèse qu’il faille ramener au theatro de Camillo, du moins à l’une de ses rédactions (aujourd’hui perdue et reconnaissable seulement en partie dans les témoignages de Doni et de Toscanella), les détails mythographiques et allégoriques (au moins d’un nombre conséquent des sept couples de fresques longeant la Galerie, ou même de l’ensemble), devient presque une certitude, vu la rareté du vestige. sept couples : justement comme sept étaient les marches et les rayons du théâtre en bois, vu par des témoins crédibles parce qu’ennemis, et construit en plusieurs exemplaires par Camillo peut-être à Gênes, certainement à Padoue et ensuite à Paris, à l’instar de la « maison » que d’après Salomon (écrit Camillo dans le theatro) la Sapience avait édifiée comme première demeure, « sopra sette colonne, [...] significanti stabilissima eternità » (‘sur sept colonnes, [...] signifiant une très stable éternité’)...50
7. Nous pouvons, ici, seulement les passer en revue très rapidement, ces deux rangées de sept panneaux de fresques et de stucs,51 surtout pour jouir de leur faste, de leur splendeur, de leur mystère : et pour signaler, en passant, quelques parcours encore à explorer, quelques hypothèses de contact entre les images et la galaxie en mouvement de textes, de notes, de schémas, qui constitue pour nous, aujourd’hui, le témoignage du theatro de Camillo. Les coïncidences avec les textes qui nous sont parvenus sont minces, mais intéressantes. Ce qui nous frappe de par sa nature profondément camillienne c’est le système logico-mythologique fondé sur la succession et sur l’alternance, sur la proximité et sur l’affinité ; c’est l’ensemble hermétique des images, au sein duquel il est nécessaire, mais jamais suffisant, d’œuvrer avec sapience à la dissolution des mystères de chaque figure ; c’est la machine iconographique, fondée sur la typologie de la lecture par continuité et contiguïté typique du theatro, qui profite singulièrement des détails, offrant un mécanisme de métamorphose cognitive (et donc franchement ontologique !) fondé sur le caractère illusoire des symétries.
En commençant par le premier, sur le côté Nord, nous trouvons vénus nue au milieu des petits amours s’immergeant dans l’eau d’une vasque ; de l’autre côté de la Galerie, le côté Sud, un combat de centaures et de lapithes fondé sur le XIIème livre des métamorphoses ovidiennes, qui rappelle, avant les maniéristes mêmes, un bas-relief de la jeunesse de Michel-Ange, et qui pourrait se rattacher aux pages de conclusion du theatro de Camillo, consacrées précisément à l’image du Centaure.52
La deuxième série montre au Nord l’Éducation d’achille (reliée à travers le centaure Chiron par voie d’affinité métonymique à la bataille précédente, en diagonale sur l’autre côté de la Galerie) :53 mais si cette logique est valable, il devrait exister aussi une relation de contiguïté spatiale avec la vénus qui est à côté. Et je crois vraiment légitime de désigner du doigt, comme source pratiquement certaine de cette fresque, la page de l’idea del theatro de Camillo, dans le secteur consacré aux Gorgones, où est évoquée l’immersion de « Achille fanciullo [...] nelle acque stigie » (‘Achille enfant [...] dans les eaux stygiennes’),54 qui lui offrit en don l’immortalité, mais que Camillo n’attribue pas explicitement à sa mère Thétis, comme le veut la version courante. Et c’est, comme l’on voit, justement ce que Chiron est en train de faire ; au contraire, les exégètes de cette image l’ont lue comme un « enseigne[ment] [de] [...] la natation » : thèse à mon avis très banalisante, et franchement insoutenable. Sur le mur Sud, toujours dans cette deuxième série, une jeunesse perdue,55 que Terrasse et les Panofsky56 ont associée à François Ier, alors d’un âge avancé, mais à propos de laquelle je m’interroge, plutôt, pour savoir si le mystérieux dragon à droite (qui soutient le cygne amoureux, semble-t-il, d’une Léda chevauchant un âne) pourrait partager sa nature avec le dragon que chevauche Mars, dont Camillo, encore dans son idea del theatro (parution posthume et écrite, je crois, au cours des dernières années de sa vie) déclare avec fierté avoir « feint » l’invenzione. À l’âne comme « animal Saturnino » sont consacrées les lignes de conclusion de l’idea del theatro ;57 et je ne désespère pas de trouver dans les pages de Camillo des interprétations adéquates s’appliquant même au caméléon du médaillon au-dessous de la fresque, à la femme chevauchant le renard et à l’essaim d’abeilles qui entoure les trois têtes de la femme descendant les escaliers, dans le médaillon de droite. De même, j’estime qu’il faut approfondir le rapport entre les divinités suspendues dans les nuages, aussi bien dans le tableau central que dans le médaillon de gauche (qui me semble avoir un rapport avec les nombreuses foules implorantes dans les différents temples antiquisants qui apparaissent en arrière-plan de nombreuses images) et la célèbre « Giunon fra le nubi » (‘Junon dans les nuages’) dont il est question à plusieures reprises dans l’antro du theatro de Camillo :58 image qu’il convient sans doute de mettre en rapport avec la junon suspendue que le Corrège peignit en 1518 au plafond de la camera de san paolo de Parme.59 Il est clair, de toute façon, qu’aussi bien l’âne, que le dragon, que la descente de Mercure des nuages, que la femme aux trois visages du médaillon de droite, que d’autres détails moindres, méritent une interprétation allégorique plus satisfaisante, comme l’admettent aussi Sylvie Béguin et ses collaborateurs : et j’espère qu’une aide dans cette direction pourra provenir de l’approfondissement des catalogues d’images allégoriques, très confus et pléthoriques, dressés par Camillo dans les différentes rédactions du theatro.
La troisième série présente un naufrage d’ajax que Cassiano dal Pozzo définissait comme « un Déluge » (songeant certes au déluge de Michel-Ange, qui inspira sans doute Rosso) :60 faudra-t-il mettre cette allégorie en rapport avec les pages que encore dans l’antro de l’idea del theatro posthume, et plus particulièrement dans le theatro della sapientia de Manchester, Camillo dédie à Neptune, soit à l’élément primordial qu’est l’Eau ?61 Et ne devra-t-on pas penser, quoi qu’il en soit, que l’arca del patto, c’est non seulement un thème constant du theatro, mais aussi le titre d’un ouvrage cabalistico-astrologique, à ce jour encore inédit, que Camillo composa comme une constellation de son théâtre-univers en expansion ?62
Après la mort d’adonis, qui est en regard de ce déluge universel sur le mur Sud avec une métamorphose qui paraît bouleverser le cosmos entier,63 il pleut de l’or sur une belle danaé attribuée traditionnellement (quoiqu’un peu incongrûment, juste au milieu d’une série toute entière du Rosso Fiorentino) au Primatice : sur la Danaé « con la piova d’oro », que Camillo, dans l’antro, interprète comme « buona fortuna, pienezza, & abondanza delle cose, che ogni plenitudine & ogni cosa buona viene da alto » (‘bonne fortune, plénitude et abondance des choses, car tout épanouissement et toute bonne chose vient d’en haut’).64 J’ai dèjà parlé de la piété filiale et de cléobis et biton, soulignant la contiguïté thématique et l’exclusivité camillienne de ce mythe.
Je crois également que l’Éléphant fleurdelisé65 qui est à côté de la piété filiale et face à cléobis et biton pourrait dans une certaine mesure être ramené non seulement à la soudure politico-idéologique qui constitue la séquence des dernières images (et probablement de la Galerie entière) autour du roi François, mais encore une fois au theatro de Camillo : dans le secteur du convivio de l’idea, il rappelle (en songeant à la longue tradition aristotélicienne, reçue par les bestiaires médiévaux) que l’éléphant « è detto da’ scrittori essere il più religioso animal di tutti i bruti » (‘est désigné par des écrivains comme étant le plus religieux de tous les animaux’).66 Et l’association me paraît excellente pour le “très chrétien” François qui, debout, face à l’immense animal, se réfléchit en lui comme dans un emblème explicite. Et il ne faut pas négliger que deux pages plus loin, Camillo évoque aussi « Europa rapita dal toro, et per lo mare portata » (‘Europe enlevée par le taureau, et emportée à travers la mer’), en en donnant une description à ce point exacte et détaillée qu’on la dirait inspirée de la fresque de Fontainebleau (visible dans le panneau de gauche), alors qu’elle en est plutôt, comme il me semble désormais plus que probable, l’inspiratrice directe : elle est en train de regarder « non la parte, alla quale ella è portata ma quella, onde ella si è partita » (‘non pas l’endroit vers lequel elle est emportée, mais celui d’où elle est partie’), car « è l’anima portata dal corpo per lo pelago di questo mondo, laqual si rivolge pure à Dio, terra sopraceleste » (‘c’est l’âme emportée par le corps à travers la pleine mer de ce monde, qui se tourne néanmoins vers Dieu, terre supracéleste’).67
L’unité de l’État (travée VI Sud), le sacrifice (travée VII Nord), L’ignorance chassée par François Ier « que rien n’aveugle, lauré, armé à l’antique et porteur d’un glaive et d’un livre », et qui, « dans le ciel, sur les nuages », comme un héros libérateur « franchit la porte surmontée de l’inscription Ostivm iovis » (travée VII Sud), concluent triomphalement la divinisation du roi très chrétien.68 Et j’envisage d’approfondir la recherche sur les connections éventuelles de cette dimension symbolico-politique, qui est au centre du projet iconographique de la Galerie de Fontainebleau, avec quelques perspectives de caractère kiliastique et prophético-utopiques, en ce moment peu visibles dans l’œuvre de Camillo, mais évidentes dans l’attitude de certains groupes d’intellectuels italiens et français pendant la première moitié du XVIème siècle (je me borne à rappeler seulement Guillaume Postel, qui s’inspira directement de Francesco Zorzi, déjà cité, le franciscain de Venise qui enseigna la kabbale chrétienne à Camillo).69
Devrai-je dire autre chose ? Devrai-je enter sur ce parcours d’autres images artistiques aussi sûrement liées au théâtre, même si on a du mal à les reconnaître dans le programme de Fontainebleau ? Je songe surtout à la fille aux cheveux levés, que Camillo revendique comme son invention originale, et que Danese Cattaneo réalisa vers 1540 dans un beau petit bronze (l’occasion), vu peut-être aussi par le jeune Tasse, ami de Cattaneo, et aussi de Nicolas Poussin70 (et voilà donc encore une fois les générations qui se serrent la main, se passent le témoin des nouvelles esthétiques, des nouvelles poétiques). Et je pense aussi à la célèbre “trinité” de têtes (de lion, de loup et de chien) correspondant aux trois visages humains, aujourd’hui à la National Gallery de Londres, que le Titien peignit comme une allégorie du temps, sur l’ekphrasis très précise qui nous a été transmise par l’idea del theatro.71 Par ailleur il nous reste le souvenir d’une copie du livre de Camillo, que Diego Hurtado de Mendoza possédait et qu’il a emportée en Espagne, mais qui a malheureusement brûlé à l’Escorial en 1671, avec 201 aquarelles du Titien : certainement l’un des plus beaux livres de tous les temps !72 Et puis je pense aussi aux trois parques de Francesco Salviati, qui (d’après le témoignage d’une source)73 avait historié, ainsi d’ailleurs que le Titien lui-même, une copie fort précieuse du theatro, encore une fois jamais retrouvée, mais qu’il est possible peut-être de reconstituer du moins partiellement sur la base de dessins, de copies, de toiles éparpillées par le temps... Et in extremis je voudrais rappeler, pour évoquer l’ample dimension de la recherche à mettre sur pied, que le fils de Nicolò dell’Abate, à son tour peintre travaillant à Fontainebleau en même temps que son père, et encore après la mort de Camillo, porte un prénom marquant, signe certain d’un “parrainage” non seulement privé, mais culturel : il s’appelle Giulio Camillo dell’Abate...74
Est-il exagéré de suggérer, en conclusion, que les relations “officielles”, “professionnelles” de Camillo avec François Ier et son entourage intellectuel, bien documentées pour le début des années ’30, doivent être réévaluées à la lumière des considérations qui précèdent ? Et les payements de sommes considérables effectués par le Roi au bénéfice de Camillo pendant les annés 1533-34 (qui précèdent de très peu de mois le commencement des travaux de peinture dans la Galerie),75 jusqu’à présent assimilés à un financement ou à un salaire pour l’enseignement au Roi de la langue italienne, des mnémotechniques et des scienze (auxquelles le theatro lui-même aurait été consacré),76 ne peuvent-ils avoir été, plus précisément, destinés soit à la réalisation du theatro (en tant que livre et en tant qu’amphithéâtre), soit à la conception parallèle du projet iconographique : des versements qui seraient donc à mettre en relation avec ceux du Rosso, du Primatice, et des autres artistes italiens et français ?
J’entends prendre le plaisir de continuer cette recherche, pour poursuivre la discussion de ces éléments et d’autres qui établissent un rapport clair, à mes yeux, entre le métamorphique theatro de Giulio Camillo et un moment décisif du tournant maniériste dans la peinture italienne et française, donc européenne. Dans cette galerie de métamorphoses des dieux et des héros anciens nous avons suivi la transformation en héros et en dieu non seulement du Roi à la mémoire duquel la galerie est dédiée, mais, j’ose l’espérer sans trop de prétention, de tous ceux qui s’en occupent en savants.
Car l’enrichissement de la mémoire, sa métamorphose, ce sont enrichissement et métamorphose de l’animus, de la mens humaine.77
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1 Les citations qui vont suivre sont extraites de Y. Bonnefoy, Rome 1630, Paris 200, pp. 31, 43-45.
2 J’ai essayé moi-même d’offrir une synthèse de ce panorama culturel, qui envisage les relations entre les intellectuels italiens et français, et entre ces groupes et les centres du pouvoir, dans un essai qui va être publié dans les Actes du colloque international Cymbalum Mundi (Rome, 3-6 novembre 2000).
3 Cf. F. Bologna, I pittori alla corte angioina di Napoli (1266-1414) e un riesame dell’arte nell’età fridericiana, Roma 1969, pp. 219 ss.
4 Cf. R. Longhi, Officina Ferrarese (1934), seguíta dagli Ampliamenti 1940 e dai Nuovi ampliamenti 1940-55, Firenze 1968 (Opere complete di Roberto Longhi, vol. V).
5 E. H. Gombrich, Aby Warburg. An intellectual biography, London 1970, ch. IX, The stars (trad. it. Aby Warburg. Una biografia intellettuale, Milano 1983, chap. IX. Le stelle, partic. pp. 169 ss.). L’essai dont il est ici question peut être lu en italien dans le recueil, établi par Gertrud Bing : A. Warburg, La rinascita del paganesimo antico. Contributi alla storia della cultura, Firenze 1962 (Arte italiana e astrologia internazionale nel Palazzo Schifanoja di Ferrara, pp. 247-72).
6 À propos des rapports avec les théâtres de mémoire de la Renaissance, je me permets de renvoyer à mes essais : La cultura, memoria iniziatrice..., dans le volume d’AA. VV., E vós, Tágides minhas. Miscellanea in onore di Luciana Stegagno Picchio, éd. par M. J. de ancastre, S. Peloso, U. Serani, Viareggio-Lucca 1999, pp. 125-41 ; Mnemosyne, il “Theatro della memoria” di Aby Warburg, qui va être publié dans les Actes du colloque Il pensiero attraverso le immagini. Aby Warburg, 1866-2001, organisé à l’Université “La Sapienza” de Rome les 8-10 novembre 2001. À propos de l’Atlas deWarburg (dont les 82 planches ont été reproduites et recueillies dans un élégant coffret, en 1998, par l’éditeur Döllig und Galitz de Hamburg), cf. Mnemosyne. L’Atlante della memoria di Aby Warburg, éd. par I. Spinelli et R. Venuti, Roma 1998 (disponible aussi en allemand).
7 J’emploie le mot dans l’acception très répandue à la Renaissance, moulée sur le traité Picatrix et les œuvres de Ramon Llull et de Marsilio Ficino, et reprise et spécifiée par Giordano Bruno : cf. F. Yates, The Art of Memory, London 1966, ch. VI, Renaissance Memory : the Memory Theatre of Giulio Camillo ; ch. IX, Giordano Bruno : The Secret of “Shadows” ; ch. XIII, Giordano Bruno : Last Works on Memory.
8 Cf. Ignace de Loyola, Texte autographe des Exercices Spirituels et documents contemporains (1526-1615), Paris 1986, p. 83, où l’on parle de « composicion viendo el lugar », tout en précisant : « Digo el lugar corporeo asicomo vn templo o monte donde se halla Jesuxpo o nuestra señora segun lo que quiero contemplar ». Du même lieu vient aussi la citation suivante.
9 La notion de Pathosformeln est introduite par A. Warburg dans la conclusion de l’Introduction écrite en 1929, peu de mois avant sa mort, pour l’Atlas qu’il appellait Mnemosyne : cf. Mnemosyne. L’atlante della memoria di Aby Warburg cit., p. 43. E. R. Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern 1948, ch. VII, Metaphorik, p. 148 et ch. X, Die Ideallandschahft, p. 209 (cf. l’éd. italienne, Firenze 1992, pp. 158 et 226).
10 Cf. M. L. Meneghetti, Il manoscritto francese 146 della Bibliothèque Nationale di Parigi, Tommaso di Saluzzo e gli affreschi della Manta, in AA. VV., La sala baronale del Castello della Manta, [« Quaderni del Restauro », 9], éd par. G. Romano, Milano 1992, pp. 61-72. Du même auteur cf. aussi Figure dipinte e prose di romanzi. Prime indagini su soggetto e fonti del ciclo arturiano di Frugarolo, dans : Le Stanze di Artù. Gli affreschi di Frugarolo e l’immaginario cavalleresco nell’autunno del Medioevo, éd. par E. Castelnuovo, Milano 1999, pp. 72-84.
11 Cf. F. Cortesi Bosco, Il coro intarsiato di Lotto e Capoferri per Santa Maria Maggiore in Bergamo, 2 voll. (le I contient les textes et les images ; le II Lettere e documenti), Bergamo, 1987.
12 Cf. la bibliographie dans Cortesi Bosco, Il coro intarsiato cit., I pp. 129-38, dans le paragraphe : “Geroglifici”, “imprese”, “emblemi”, arte della memoria.
13 Cf. C. Ossola, Les devins de la lettre et les masques du double : la diffusion de l’anagrammatisme à la Renaissance, dans AA. VV., Devins et charlatans au temps de la Renaissance, éd. par M. T. Jones-Davies, Paris 1979, pp. 127-57. Sur la fonction herméneutique et “spirituelle” du Silène, figure socratique dans l’œuvre de Platon et jusqu’à la pensée moderne, personification de l’apparence, de l’ironie, du masque qui se masque, cf. P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris 1987, chap. La figure de Socrate, I. Sylène (trad. it. Esercizi spirituali e filosofia antica, Torino 1988, pp. 87-101).
14 Cortesi Bosco, Il coro intarsiato cit., p. 132.
15 Cf. A. Gentili (avec la collaboration de M. Lattanzi et F. Polignano), I giardini di contemplazione. Lorenzo Lotto, 1503-1512, Roma 1985.
16 Cf. L. Bolzoni, Il Theatro della memoria. Studi su Giulio Camillo, Padova 1984, ch. III, Il Theatro del Camillo e l’Invenzione per lo studiolo di Palazzo Vecchio, pp. 27-57.
17 Cf. E. Verheyen, The Paintings in the Studiolo of Isabella d’Este at Mantua, New York 1971, pp. 22-29, 41-46 ; A. Comboni, Eros e Anteros nella poesia italiana del Rinascimento : appunti per una ricerca, « Italique », III (2000), pp. 9-21 (partic. p. 11 et la note 17).
18 Cf. A. Morassi, A Complete Catalogue of the Paintings of G. B. Tiepolo including pictures by his pupils and followers wrongly attributed to him, London 1962 ; L’opera completa di Giambattista Tiepolo, Milano 1968 (Presentazione par G. Piovene, Apparati critici e filologici par A. Pallucchini), partic. pp. 122-24, n. 240 ; AA. VV., I Tiepolo e il Settecento vicentino, éd. Par F. Rigon, M. E. Avagnina, F. Barbieri, L. Puppi, R. Schiavo, Milano 1990.
19 Je renvoie à la très fine lecture de l’« intelligence figurative » comme « système de procédés mentaux d’un peintre engagé à représenter les formes de la réalité » que proposent, en se concentrant sur le chef-d’œuvre de Würzburg, S. Alpers et M. Baxandall, Tiepolo and the Pictorial Intelligence, London-New Haven 1994 (trad. it. Tiepolo e l’intelligenza figurativa, Torino 1995, spéc. ch. III, pp. 105-70).
20 Cf. en particulier R. Pallucchini, Gli affreschi di Gian Battista e Gian Domenico Tiepolo alla Villa Valmarana di Vicenza, Bergamo 1945. Une reconstruction de la thématique classique a été proposée par M. Levey, Tiepolo’s Treatment of Classic Story, « Journal of the Warburg and Courtauld Institutes », XX (1957), pp. 298-317.
21 Il faut aussi rappeler que quatre Variations sur la “Jérusalem Délivrée” de Giambattista Tiepolo, sur toile, datées par Morassi des années 1750-55, sont conservées à la National Gallery de Londres. L’Art Institute de Chicago possède quatre Histoires de Renaud et Armide, elles aussi sur toile, de 1755 environ : cf. L’opera completa cit., pp. 120-21, nn. 220-21.
22 Cf. les Tagebücher, 24 novembre 1786, cit. dans Alpers-Baxandall, Tiepolo cit., p. 8 et p. 184.
23 Cf. Les Comptes des Bâtiments du Roi (1528-1571) suivis de documents inédits sur les châteaux et les beaux-arts au XVIe siècle, éd. par L. de Laborde, 2 vol., Paris 1877-1880.
24 Les Comptes des Bâtiments cit., vol. II, p. 365. Sur le voyage de Lazare de Baïf à Venise cf. : E. Concina, Navis. L’umanesimo sul mare, Torino 1990, p. 1286 ; F. P. Fiore, Introduzione à : Sebastiano Serlio, Architettura civile. Libri sesto, settimo e ottavo nei mss. di Monaco e Venezia, Milano 1994, p. XX.
25 Cf. M. Hirst, Rosso : a Document and a Drawing, « The Burlington Magazine », I (1964), pp. 120-26. Sur l’activité de stucateurs du Rosso e de Primatice cf. AA. VV., La Galerie François Ier au Château de Fontainebleau, avec Préface d’A. Malraux, Paris 1964, spéc. le ch. II, Les restaurations, de Sylvia Pressouyre, A, Les Stucs (pp. 27-32). En particulier sur l’inspiration du travail de Primatice à Fontainebleau, et sur ses liens avec les projets de Giulio Romano pour Federico II Gonzaga : F. Hartt, Giulio Romano, New Haven 1958, pp. 148 ss. ; S. Béguin, J. Guillaume, A. Roy, La Galerie d’Ulysse à Fontainebleau, Paris 1985 : dans cet important volume, cf. spécialement la IIe Partie, L’œuvre de Primatice, pp. 67-115 (de S. Béguin, avec la collaboration d’A. Roy), en particulier les pp. 81-105 (L’art de Primatice) et pp. 95-105 (Le programme iconographique). Les beaux livres classiques de L. Dimier, Le Primatice, Paris 1928 ; K. Kusenberg, Le Rosso, Paris 1931 (sur l’activité en Italie, pp. 7-48) sont encore d’importants points de répère pour les deux peintres. Sur l’École dans son développement historique le travail de S. Béguin, L’École de Fontainebleau, Paris, 1960, demeure remarquable.
26 Je renvoie à l’étude, très aiguë, de C. Ossola, Figurato e rimosso. Icone e interni del testo, Bologna 1988, surtout au ch. III, “Composizione di luogo”, pp. 119-142.
27 Pour la description du subtil, complexe fonctionnement du théâtre camillien, de son histoire et de sa fortune, je me permets de renvoyer à mon étude : Il “Theatro” segreto di Giulio Camillo : l’“Urtext” ritrovato, « Venezia Cinquecento. Studi di storia dell’arte e della cultura », I (1991), pp. 217-71, dans laquelle j’ai surtout illustré et fouillé le manuscrit que j’ai découvert à Manchester, John Rylands Lybrary, Christie 3.f.8, sur la base duquel je suis en train de préparer, pour l’éditeur Adelphi de Milan, l’édition critique et commentée du Theatro della Sapientia et de l’Idea del Theatro. Cf. déjà mes deux essais : Immagini della memoria. Variazioni intorno al “Theatro” di Giulio Camillo e al “Romanzo” di C. E. Gadda, « Strumenti critici », n.s., III (1988), pp. 19-68, et Esercizi di memoria. Dal “Theatro” di Giulio Camillo agli “Esercizi spirituali” di Ignazio di Loyola, « Intersezioni », XI (1991), pp. 439-75 (par la suite paru aussi, avec de légères retouches, dans le volume La cultura della memoria, éd. par L. Bolzoni et P. Corsi, Milano 1991, pp. 169-221).
28 La lettre écrite par Girolamo Muzio à son père de la France, en mai 1530, a été publiée par L. Borsetto, Lettere inedite di Girolamo Muzio tratte dal codice Riccardiano 2115, « La rassegna della letteratura italiana », XCIV (1990), pp. 99-178. Cf. aussi la note 24 à la lettre (qui parle également du Théâtre de Camillo) envoyée par le même Muzio à Francesco Calvo le 5 février 1544, dans l’édition : Girolamo Muzio, Lettere (Venezia, Giolito, 1551), éd. par A. M. Negri, Alessandria 2000, pp. 132-38 (à la p. 136) ; et cf. aussi la lettre précédente, du 31 octobre 1543, pp. 128-31.
29 J’entends publier moi même tous ces documents dans un essai de biographie et de bibliographie camillienne, dont j’ai esquissé le projet en collaboration avec Paolo Zaja (qui a étudié les gloses de Camillo à Pétrarque). Les premières traces documentaires de la présence en France de Camillo se lient à la correspondence d’Etienne Dolet (du début 1534), et à un billet autographe du même Camillo (aujourd’hui aux Archives d’État de Modène, encore inédit et que je vais publier et commenter), envoyé en 1535 du Mans à Ercole II d’Este.
30 Cf. G. Stabile, s. v. Camillo, Giulio, detto Delminio, dans le Dizionario Biografico degli Italiani, XVII, Roma 1974, pp. 218-30 (à la p. 220).
31 Je renvoie aux données recueillies dans mon étude citée plus haut, n. 2.
32 Je cite d’après la lettre de V. Zwichem à Erasme du 28 mars 1532 : cf. Opus Epistolarum Des. Erasmi Roterodami, éd. par P. S. Allen, H. M. Allen, H. W. Garrod, dans le t. IX (1530-1532), Oxford 1938, pp. 475-80 (à p. 479) ; cf. aussi les lettres du 8 juin 1532, t. X (1532-1534), Oxford 1941, pp. 28-30 (à p. 29), et du 8 septembre 1532, pp. 96-102 (à p. 98). Les mots de Zwichem seront repris presque à la lettre par Gilbert Cousin [Gilbertus Cognatus], Topographia, dans : Opera, Basel 1563, pp. 218 et 386.
33 Je cite d’après la lettre du 8 juin 1532, Opus Epistolarum Des. Erasmi Roterodami cit., t. X, p. 29.
34 Dans le sens où dans l’anthropologie d’Ernesto de Martino on fait souvent recours à l’idée de passage, de faire passer l’inconscient, l’ombre, la crise, dans le système des valeurs, de les racheter ; p. ex. faire passer la douleur par le deuil : cf. Morte e pianto rituale. Dal lamento funebre antico al pianto di Maria (1958), Torino 1975, ch. I, Crisi della presenza e crisi del cordoglio, spéc. pp. 50 ss. (dédiées aux théories psychologiques et psychanalytiques du deuil).
35 Edité par Bolzoni, Il Theatro della memoria cit., pp. 99-104. À propos de l’immutatio de Francesco Zorzi cf. M. Morresi, Jacopo Sansovino, Milano 2000, p. 477.
36 Ossola, Figurato e rimosso cit., p. 130. Pour les documents qui démontrent la connaissance de Camillo par Ignace, je renvoie à mon étude Esercizi di memoria cit.
37 Ossola, Figurato e rimosso cit., p. 135 (pour la citation de Baudelaire p. 131 ; je rétablis le texte original français).
38 À propos des liens entre Lazare de Baïf et Camillo, cf. Stabile, Camillo cit., pp. 220 et 223. Mais je renvoie aussi à la note 51, à propos de Luigi Alamanni.
39 Cf. Bonnefoy, Rome 1630 cit., p. 42.
40 Cf. A. Mérot, Poussin, Paris 1990, trad. it. Milano 1990, pp. 25-27 ; très important le catalogue éd. par K. Oberhuber, Poussin. The Early Years in Rome. The Origins of French Classicism, ForthWorth (Texas) 1988. Plus récemment : D. Mahon, Gli esordi di Nicolas Poussin pittore : lavori dei suoi primi anni a Roma, dans : AA. VV., Nicolas Poussin. I primi anni romani, Milano 1998, pp. 13-33, en particulier 15 ss. (le volume est le catalogue de l’exposition au Palazzo delle Esposizioni de Rome, 26 novembre 1998-1 mars 1999).
41 Cf. spécialement, dans le volume d’AA. VV., La Galerie François Ier au Château de Fontainebleau cit., la Chronologie des travaux, pp. 40-41.
42 Cf. Bolzoni, Il Theatro della memoria cit., ch. IV, Dall’Ariosto al Camillo al Doni. Tracce di una versione sconosciuta del “Theatro”, pp. 57-76. Cf. aussi Bologna, Il “Theatro” segreto di Giulio Camillo cit., p. 229.
43 Bartolomeo Taegio, La Villa, Milan 1559, p. 71 ; à son propos cf. Stabile, Camillo cit., p. 228.
44 J’ai publié la photographie du frontispice du ms. de Manchester dans mon Il “Theatro” segreto di Giulio Camillo cit., p. 234.
45 Cf. Bolzoni, Il Theatro della memoria cit., p. 129.
46 Cf. Kusenberg, Le Rosso cit., pp. 127-70 (spéc. §§ 1-3, pp. 127-52).
47 Sur ce mythe on peut lire le bref article de Toepffer dans Pauly-Wissowa, Real-Encyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, neue Bearbeitung, V Halbband, Barbarus-Campanus, Stuttgart 1897, coll. 544-45.
48 Le bref article, très remarquable, de S. Béguin, Two notes on decorations in the Galerie François I at Fontainebleau. I. A Religious Theme in the cabinet of Semele ; II. A Literary source : Giulio Camillo Delminio, « Journal of the Warburg Institute », 57 (1994), pp. 270-78, et plates 34-39, a paru indépendamment de mes recherches, qui ont été lancés à partir de 1984. La coïncidence des résultats d’une spécialiste de Fontainebleau avec ceux de mes études sur le texte de Camillo me paraît une garantie de probabilité.
49 Cf. AA. VV., La Galerie François Ier au Château de Fontainebleau cit., p. 79.
50 Giulio Camillo, L’Idea del Theatro, Firenze 1550, p. 9 (éd. Bolzoni cit., p. 51).
51 Dans le volume sur La Galerie François Ier au Château de Fontainebleau cit., André Chastel, William McAllister-Johnson et Sylvie Béguin (section VI, Le programme, A. Le système de la Galerie, pp. 143-52, d’André Chastel ; B. Le programme monarchique, pp. 153-64, de W. McAllister-Johnson, C. Le programme mythologique, pp. 165-67 de S. Béguin) ont recueilli une série de considérations très remarquables sur le “système” global du projet iconographique, réévalué à partir du réseau des détails : il faudra en tenir compte, dans la reprise des recherches. Quant à l’auteur du programme, tout en conjecturant une intervention du « monarque lui-même », W. McAllister-Johnson avance l’idée d’« un humaniste de cour ou Rosso lui même » (p. 161) ; et dans la note 96 (qu’on peut lire à p. 171) il fait allusion à Luigi Alamanni, « qui avait des rapports avec Bonaccorsi et Rosso ». Mais il faut ajouter, en soulignant très fortement le détail, que Luigi Alamanni était précisément l’ami de Giulio Camillo, et qu’il eut entre les mains la copie manuscrite du Theatro della Sapientia dédiée au Roi, aujourd’hui perdue, mais de laquelle fut tirée la copie que j’ai retrouvée à Manchester !
52 Cf. AA. VV., La Galerie François Ier au Château de Fontainebleau cit., p. 51 ; et aussi Camillo, L’Idea del Theatro, p. 85 (éd. Bolzoni cit., p. 176).
53 Cf. AA. VV., La Galerie François Ier au Château de Fontainebleau cit., p. 55.
54 Camillo, L’Idea del Theatro, p. 64 (éd. Bolzoni cit., p. 140).
55 Cf. AA. VV., La Galerie François Ier au Château de Fontainebleau cit., p. 59. Sur les rapports entre le thème de la Jeunesse perdue et celui du Sacrifice, pour une lecture de la « présence du sacré dans la Galerie », cf. F. Joukovsky, Humain et sacré dans la Galerie François Ier, « Nouvelle revue du seizième siècle », 5 (1987), pp. 5-23 (les mots cités à p. 21).
56 Cf. Ch. Terrasse, Sur deux peintures de la galerie François Ier à Fontainebleau, « Bulletin des Musées de France », 1949, pp. 176-78 ; E. et D. Panofsky, The Iconography of the Galerie François Ier à Fontainebleau, « Gazette des Beaux-Arts », 1958, pp. 113-90 (spec. p. 149).
57 Camillo, L’Idea del Theatro, p. 86 (éd. Bolzoni cit., p. 177).
58 Cf. Camillo, L’Idea del Theatro, p. 31, et aussi p. 33 : « Giunon fra le nubi », p. 35 : « Giunon finta di nubi », p. 40 : « Apollo che saetta Giunone fra le nubi », p. 43 : « Giunon suspesa » (cf. l’éd. Bolzoni cit., pp. 86, 90-91, 93, 100, 105).
59 Déjà L. Beery Wenneker avait signalé cette importante relation, dans sa thèse de Ph. D. inédite, mais lisible en microfilm (Un. Microfilms Xerox, n° 70-20,358) : An Examination of “L’Idea del Theatro” of Giulio Camillo, including an annotated translation, with special attention to his influence on emblem literature and iconography, Un. of Pittsburgh, 1970, pp.142-47. Sur l’image du Corrège cf. aussi M. Calvesi, La Camera di San Paolo del Correggio : gli inconsulti e i virtuosi, « Art e Dossier », 44 (mars 1990), pp. 23-36, puis dans le volume Il monastero di S. Paolo, éd par M. Dall’Acqua, Parma 1990, pp. 193-200.
60 Cf. AA. VV., La Galerie François Ier au Château de Fontainebleau cit., pp. 63 et 129 (pour le témoignage de Cassiano dal Pozzo). Il faut rappeler aussi que le mythe d’Ulysse, typiquement lié à l’imagerie de la mer, dominait une autre Galerie aujourd’hui perdue : cf. S. Béguin, J. Guillaume, A. Roy, La Galerie d’Ulysse à Fontainebleau cit. Voire aussi comme modèle de recherche iconographique, le livre très remarquable de M. Lorandi (avec la collaboration de O. Pinessi), Il mito di Ulisse nella pittura a fresco del Cinquecento italiano, Milano 1995.
61 Cf. respectivement Camillo, L’Idea del Theatro, p. 29-30 (éd. Bolzoni cit., pp. 83-85), et les premières feuilles du ms. de Manchester.
62 Ce texte camillien, strictement lié à Della theologica disciplina (et duquel je compte préparer une édition) a été conservé au moins dans trois manuscrits : Dublin, Trinity College Library, Q.3.12, fol. 137r-174v ; Naples, Biblioteca dei Gerolamini, ms. S. M. XXVIII 2-13, fol. 1r-48r ; Pavia, B. dell’Università, Aldino 59, fol. 1r-39v. De l’« arca del patto » Camillo parle aussi dans L’Idea del Theatro, p. 47 (éd. Bolzoni cit., p. 112).
63 Cf. AA. VV., La Galerie François Ier au Château de Fontainebleau cit., p. 67. Sur le thème de cette fresque on peut lire la très récente étude de R. Zorach, “The Flower that falls before the fruit” : the Galerie François Ier at Fontainebleau and “Atys excastratus”, « Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance », LXII (2000), pp. 63-87, qui (contre l’hypothèse de Dora et Erwin Panofsky, The Iconography cit., p. 143) l’interprète en se référant au mythe d’Atys et de la déesse phrygienne Cybèle.
64 Camillo, L’Idea del Theatro, p. 44 (éd. Bolzoni cit., p. 107).
65 Cf. AA. VV., La Galerie François Ier au Château de Fontainebleau cit., p. 83.
66 Camillo, L’Idea del Theatro, p. 26 (éd. Bolzoni cit., p. 78).
67 Camillo, L’Idea del Theatro, p. 28 (éd. Bolzoni cit., p. 81).
68 Cf. AA. VV., La Galerie François Ier au Château de Fontainebleau cit., pp. 87, 91, 95 (les mots cités à p. 95). Sur la valeur des travées VI-VII, qui semblent célèbrer l’intronisation du roi comme empereur triomphant, et qui mériteraient un supplément de recherche pour leurs relations probables avec la mythisation du rôle de “sauveur” – “libérateur” du souverain, cf. pour le moment F. Joukovsky, L’Empire et les Barbares dans la Galerie François Ier, « Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance », L (1988), pp. 7-28 (qui étudie aussi les schémas iconographiques empruntés à la sculpture triomphale antique). De la même savante cf. Humain et sacré dans la Galerie François Ier cit.
69 Je me suis occupé de Guillaume Postel dans cette perspective dans un écrit (qui sera prochainement publié) consacré à sa probable influence sur le prédicateur portugais de la reine Christine de Suède, le jésuite António Vieira. Sur le thème des rapports entre Postel, Zorzi et les autres Vénitiens : AAVV., Postello, Venezia e il suo mondo (Civiltà Veneziana – Saggi, 36), éd. par M. Leathers Kuntz, Firenze 1988, spéc. A. Stella, Esperienze e influssi di Guillaume Postel fra i movimenti eterodossi padovani e veneziani, pp. 119-36 ; G. Ellero, G. Postel e l’Ospedale dei Derelitti (1547-1549), pp. 137-61 ; C. Vasoli, Un “precedente” della “vergine veneziana” : Francesco Giorgio Veneto e la clarissa Chiara Bugni, pp. 203-25.
70 Cf. La Fabbrica del Pensiero. Dall’Arte della Memoria alle Neuroscienze (catalogue de l’exposition de Florence, Forte di Belvedere, 23 mars-26 juin 1989), Milano 1989, p. 47, fiche n° I. 28 (de M. Rossi).
71 Camillo, L’Idea del Theatro, p. 46 (éd. Bolzoni cit., p. 110) : « Le tre teste di Lupo, di Leone, & di Cane sono tali. Scriue Macrobio che gli antichi volendo figurare i tre tempi, cio è il passato, il presente, & il futuro, dipingeuano le tre predette teste. Et quella del Lupo significaua il tempo passato, percioche ha gia deuorato quella del Leone il presente (se il presente dar si puo) percioche gli affanni presenti ci mettono cosi fatto terrore, qual ci metterebbe la vista d’un Leone se ci soprastesse. Et quella del Cane significa il tempo futuro, percioche à guisa di Cane adulatore il tempo futuro ci promette sempre di meglio. Adunque questa imagine contenerà questi tre tempi Saturnini, & i loro appartenenti, percioche tutti quei tempi che non si comprendono per vicinanza, o lontananza del Sole, o sono Saturnini o sono Lunari ». Vincenzo Cartari se rappellera sans aucun doute de cette image de Titien, et le texte de Camillo qui se lie à elle, quand (vers 1570 : la princeps est de 1571), dans Le imagini de i dei de gl’antichi, il crée l’« Imagine di Saturno, che significa il tempo presente, e passato, & auenire, & la mala natura di tal pianeta, & sua freddezza, & il tempo tutto consumare, & distruggere » : cf. Vincenzo Cartari, Imagini delli dei de gl’Antichi. Ristampa dell’Edizione Venezia 1647, introd. par M. et M. Bussagli, Genova 1987, p. 18.
72 Cf. Bologna, Esercizi di memoria cit., pp. 453 ss., et Bologna, Il “Theatro” segreto di Giulio Camillo cit., p. 246.
73 Cf. C. Monbeig Goguel, Francesco Salviati (1510-1563) o la Bella Maniera, Milano 1998 (catalogue de l’exposition de Rome, Villa Medici, 29 janvier-29 mars 1998, et de Paris, Musée du Louvre, 30 avril-29 juin 1998) : spéc. les essais de C. Monbeig Goguel, Il disegno in Francesco Salviati, pp. 31-46 (pp. 33 ss.), et de A. Cecchi, Francesco Salviati e gli editori, 2. I libri, pp. 71-73.
74 Cf. A. Châtelet – J. Thuillier, La peinture française de Fouquet à Poussin, Paris, 1964, ch.V, Les Italiens à Fontainebleau ; trad. it. La pittura francese. Da Fouquet a Poussin, Milano, 1965, pp. 99-115 (spec. 107).
75 Cf. de Laborde (éd.), Les comptes des Bâtiments cit., II, p. 222 : payement du 23 juin 1533 (28 juin suivant le Catalogue des actes de François Ier, Paris 1888, II, p. 463, n° 6041) ; p. 269 : payement du 13 mars 1534 (cf. Catalogue cit., II, p. 644, n° 6903) ; p. 266 : payement du 5 août 1534 (cf. Catalogue cit., VII, p. 719).
76 Cf. les témoignages que je rappelle dans mon Il “Theatro” segreto di Giulio Camillo cit., pp. 230 ss. : celui de Giovanni Giuseppe Capodagli (1665) à propos d’un Theatro delle Scienze qui « rimase scritto di suo pugno in mano della maestà del re Christianissimo », et ceux qui relèvent de Capodagli : de Bernard de Montfaucon (1700), de Giovanni Maria Mazzuchelli (1750 ca.), de Federico Altan di Salvarolo (1755), de Giuseppe Liruti (1780).
77 Le très beau livre de M. Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, 1997, est totalement consacré à l’illustration de cette idée de transformation, liée au paradigme de la métamorphose universelle, et donc à la conception de l’omniprésence du mouvement dans le cosmos, subtilement explorée sous les principes d’ordre, d’harmonie, de continuité. Pour la diffusion à Fontainebleau de la mode des grotesques, de la bizarrerie et de l’excentricité d’origine italienne, cf. p. 154.