Italique

Dossier

DOSSIER_26

Introduction

Philippe Canguilhem

1. Lorsqu’il devient consul de l’Accademia Fiorentina en février 1545, Benedetto Varchi est rentré à Florence depuis deux ans et compte au nombre des principaux animateurs de la vie culturelle et littéraire de la ville. Au cours des six mois de son consulat, pourtant gravement perturbé par les accusations de viol proférées par ses rivaux académiciens qui l’avaient conduit en prison pour quelques semaines, il avait poursuivi son travail d’exploration de la poésie de Dante en commentant des extraits du Paradiso lors de leçons publiques, sans négliger Pétrarque pour autant, à travers la lecture et le commentaire, lors de leçons privées, des trois canzoni dites « degli occhi ». Dans sa leçon sur la quatrième stance de Poi che per mio destino, la troisième canzone pétrarquienne, Varchi témoigne de son impuissance à proposer toute exégèse qui puisse rendre compte de la grandeur de la langue du poète. Seule l’itération quasi infinie de ces vers serait en mesure de rendre justice à une « mélodie si douce et si consonante » :

Onde se non temessi, che mi fosse imputato da certi, o a infingardaggine, o a saccenteria per non dir peggio, il mio interpretamento non sarebbe altro che il leggerla o recitarla venti volte o trenta, come sapessi e quanto potessi più chiaramente. Ché ben conosco che tutto quello che si può arrecare da un mio pari per esposizione di così dolce e così concordevole melodia è quasi un contrappunto falso di non dotto e fioco cantore sopra musica perfettissima1.

En affirmant que tout commentaire de la poésie de Pétrarque ne pourrait donner « qu’un contrepoint faux produit par un chanteur ignorant et stupide sur une musique parfaite », Varchi livre une admirable métaphore qui nous plonge directement dans le vif de la thématique à l’origine des diverses contributions réunies ici. Les relations intimes et complexes de la poésie et de la musique dans l’Italie de la Renaissance peuvent être abordées selon des perspectives très différentes, mais il est un point sur lequel tous les commentateurs se rejoignent : la langue poétique italienne est intrinsèquement musicale, et constitue dans certains cas, comme l’affirme Varchi à propos de Pétrarque, une « musica perfettissima ». On sait à quel point la dimension sonore occupe une place centrale dans la poésie du canzoniere, mais son illustre prédécesseur revendiquait déjà une primauté du sonore en mettant l’accent sur la douceur de son nouveau style poétique2. Naturellement musicale, la poésie italienne peut donc parfaitement se passer d’une mise en musique, assimilée en creux par Varchi à un commentaire, à une glose qui loin de fusionner avec les mots, se place par définition à côté d’eux. De plus, l’emploi du terme contrappunto renvoie à un système distinct et indépendant, celui utilisé par les compositeurs de son temps. Ce faisant, Varchi semble pencher pour une forme d’autonomie respective de la musique et de la poésie, cette dernière étant dotée de son propre système reposant sur le rythme et les sonorités de voyelles et consonnes, un système que Pietro Bembo avait théorisé quelques années plus tôt pour la poésie de Pétrarque.

Mais si les vers n’ont pas besoin des compositeurs pour justifier d’une existence musicale propre, on sait que celle-ci était rendue effective par une interprétation chantée. Le témoignage le plus éloquent à cet égard est dû à un jeune contemporain de Varchi, Girolamo Ruscelli, fondateur à Rome de l’Accademia dello Sdegno en 1540 et auteur d’un traité de poétique paru à Venise en 1558. Pour lui, c’est avant tout la virtualité du chant qui permet de distinguer les vers de la prose, comme il le rappelle dans les premières pages de son traité. Les vers, « quand ils sont beaux et parfaits »,

tengono il primo luogo dell’eccellentia nel parlare umano, e nell’armonia che umane orecchie posson ricevere. Non mancando loro altro, per arrivare al sommo grado della perfettione, che l’esser cantate con bella voce e con perfetta ragion musicale. La qual cosa noi procuriamo di fare e ne i conviti et nelle feste e solennità principali3.

Pour Ruscelli – qui ne fait, dans son traité à portée normative, que refléter une opinion sans aucun doute largement partagée – le chant n’est que le débouché naturel d’une diction qui intègre spontanément le musical, mais qui pour atteindre le « suprême degré de perfection », doit forcément être entonnée.

Chanter la poésie à la Renaissance n’est donc pas l’apanage des seuls musiciens, mais concerne tous ceux – et toutes celles – qui se trouvent dans la situation de devoir la réciter en public. Les témoignages de cette pratique abondent, et rendent compte de modalités d’exécution extrêmement variées. En dehors des fêtes et des banquets mentionnés par Ruscelli, les vers sont chantés au théâtre, dans la rue, au cours de réunions académiques ou lors d’autres occasions plus privées. Varchi, encore lui, rappelle dans une lettre à Molza comment il avait présenté une copie de sa « canzone delle sei visioni » à Pietro Bembo, que ce dernier avait appréciée au plus haut point : « e egli, or forte, et or piano e or cantando, la lesse tutta più di venti volte, sempre lodandola »4. Ici, Bembo semble avoir chanté la canzone de Molza afin de mieux en apprécier la musicalité latente, et non pour la révéler à ceux qui l’entouraient. Dans d’autres contextes, l’effet produit par des vers chantés sur les auditeurs était démultiplié lorsqu’ils naissaient directement dans la bouche de ceux qui les proféraient. On doit encore à Varchi un émouvant témoignage à ce propos, qui date de la fin de sa vie. Ayant demandé à Silvio Antoniano d’improviser en terza rima, puis en ottave, sur des thèmes qu’il avait choisis, il rapporte dans L’Hercolano comment cette expérience l’avait bouleversé :

Ed io per me non udii mai cosa (il quale son pur vecchio, e n’ho udito qualchuna) la quale più mi si facesse sentire a dentro, e più mi paresse maravigliosa, che il cantare in su la lira all’improvviso di Messer Silvio Antoniano, quando venne a Firenze coll’Illustrissimo ed Eccellentissimo Principe di Ferrara Don Alfonso da Este, genero del nostro Duca5.

Si improviser des octaves en chantant n’avait rien de plus banal dans l’Italie de la Renaissance, cette pratique rassemblait une diversité d’acteurs et de contextes sociaux, depuis les grands poètes de cour jusqu’aux canterini qui récitaient leurs histoires juchés sur un banc, tels ceux que Varchi et tous les Florentins pouvaient entendre sur la piazza San Martino6. Mais le chant, dans ce type de poésie prononcée ex tempore, assume une fonction différente de celle envisagée plus haut, comme le rappelle Niccolò da Correggio, qui s’était risqué lors d’une réunion à inventer des vers « impremeditati » sur l’histoire de Psyché. Alors qu’à son insu, certains participants avaient noté ses stances à la volée, il se lamente à leur lecture de leur pauvreté poétique, et lui paraissent à l’égal d’une femme difforme, qui privée de tout ornement montre ses imperfections dans toute leur nudité7. Ici, la performance chantée non seulement révèle la musicalité de la langue poétique, mais justifie à elle seule son existence : pour pouvoir advenir, la poésie improvisée doit se réaliser dans une récitation entonnée, la plupart du temps soutenue par l’accompagnement d’un instrument à cordes, luth ou lira da braccio8.

C’est avec l’aide de cet instrument que Machiavel s’amusait à traduire sur le champ des poètes latins en ottave chantées pour le plus grand plaisir de ses auditeurs, ou qu’il adaptait de la même manière l’histoire de Vénus et Mars tirée des Métamorphoses d’Ovide en présence d’une compagnie amicale et de « belle gentildonne » florentines9. Pour soutenir l’inventio poétique spontanée, Machiavel et tous les poètes improvisateurs pouvaient s’appuyer sur des formules mélodiques qui circulaient largement dans la péninsule. Ces modi di cantare, ou arie, s’adaptaient aussi bien à l’invention d’ottave que de terza rima, et s’employaient également pour chanter la poésie transmise par écrit. Gioseffo Zarlino fait référence à cette pratique dans son célèbre traité, en évoquant « un certo modo, overo aria che lo vogliamo dire, di cantare ; sì come sono quelli modi di cantare sopra i quali cantiamo al presente li sonetti o canzoni del Petrarca, overamente le rime dell’Ariosto »10.

Si ce passage du plus célèbre traité de musique de la Renaissance écrit par un Italien est souvent cité dans la littérature musicologique, c’est parce que son auteur est l’un des rares musiciens à mentionner dans ses écrits la poésie ainsi chantée sur des airs bien connus de tous. Nous avons certes conservé des traces écrites de ces modi di cantare dans des sources musicales manuscrites et imprimées, mais ce n’est pas pour cela qu’ils constituent un « système » au même titre que la musique contrapuntique11. Les arie da cantare n’avaient pour seule fonction que de donner vie à la musicalité de la poésie dans la performance, et ne sont jamais discutés ou commentés dans les traités de musique, alors que de nombreuses sources littéraires y font référence. C’est ainsi que Baldassare Castiglione place cette pratique au sommet de la hiérarchie implicite qu’il dessine et à laquelle son courtisan doit se conformer. Si celui-ci doit bien entendu connaître et maîtriser les principes du système de la musique mesurée, et donc être capable de chanter avec assurance sa partie dans une polyphonie vocale, Castiglione préfère qu’il chante seul cette polyphonie, en s’accompagnant au luth. La supériorité de cette interprétation vient en effet du fait que « tutta la dolcezza consiste quasi in un solo, e con molto maggior attenzion si nota e intende il bel modo e l’aria, non essendo occupate le orecchie in più che in una sol voce ». Cependant, ajoute-t-il pour terminer, « sopra tutto parmi gratissimo il cantare alla viola per recitare; il che tanto di venustà ed efficacia aggiunge alle parole che è gran maraviglia »12. À écouter ses arguments, chacune de ces deux pratiques de chant accompagné à l’instrument procure un avantage différent : dans le premier cas, l’abandon de la polyphonie vocale au profit de la voix seule permet à l’auditeur d’apprécier pleinement la mélodie (« il bel modo e l’aria ») ; d’un autre côté, l’accomplissement de la poésie advient lors de sa récitation chantée, qui donne aux vers toute leur beauté.

2. Si les écrits sur la musique sont généralement muets à propos du cantare alla viola per recitare, c’est parce que leurs auteurs préfèrent valoriser leur propre système, celui de la musique polyphonique. Montrer qu’elle est particulièrement bien adaptée à servir la poésie permet de justifier sa validité – et par là leur propre utilité. C’est donc tout naturellement que les auteurs de la présente section thématique, adoptant le point de vue de la musicologie, se sont intéressés à la mise en musique polyphonique des vers à la Renaissance, et n’ont pas cherché à enquêter sur la poésie chantée, un terrain généralement investi par les historiens de la littérature13. Il s’agit bien, dans les essais qui suivent, d’étudier la coexistence des deux systèmes, d’observer comment les musiciens ont cherché à rétrécir le fossé qui les sépare, de peser les mots, parfois violents, des débats que ce rapprochement a engendrés.

À vrai dire, les premiers répertoires conséquents qui nous sont parvenus posent la question d’une ligne de démarcation stricte entre poésie chantée et mise en polyphonie par un compositeur. C’est dans cette perspective que se situe l’étude de Giovanni Zanovello, qui s’attache à éclairer la diversité des solutions retenues pour mettre en musique des strambotti en Italie du nord à la fin du XVe siècle. Paradoxalement, une grande partie des pièces qui constituent le genre connu aujourd’hui sous le nom de frottola, malgré leur transmission polyphonique écrite, s’inspirent des formules musicales utilisées pour chanter spontanément ce type de poésie. C’est notamment le cas des pièces transmises sans nom d’auteur, tandis que celles des deux grands représentants du genre, Marco Cara et Bartolomeo Tromboncino, bien que fortement dépendantes de ces mêmes formules, en proposent des rendus contrapuntiques plus élaborés. Étudiant un répertoire proche par la forme poétique et le style musical, mais originaire de l’Italie méridionale et légèrement antérieur, Elizabeth Elmi parvient à des conclusions similaires, en montrant comment les multiples versions notées d’un strambotto de Francesco Galeota, à travers leurs variantes, reflètent autant de performances différentes. Son étude, d’autre part, permet de désenclaver la frottola en montrant comment les répertoires circulent de Naples à Padoue, dans un mouvement d’aller-retour qui nous invite à reconsidérer l’historiographie géographiquement fixée de ces répertoires, soit dans les cours de Ferrare et Mantoue et les villes de la Vénétie, soit dans les contrées aragonaises du sud de l’Italie.

Les vers mis en musique par les frottolistes sont souvent caractérisés aujourd’hui comme de la poesia per musica, soit une poésie inventée pour être mise en musique, à l’autonomie littéraire fragile. Mais à l’image de « L’aucello me chiamo » de Galeota, les strambotti et barzellette qui forment le répertoire poético-musical italien de la fin du Quattrocento survivent à la fois dans des recueils poétiques et dans des canzonieri notés, ce qui dénote que ces textes pouvaient vivre indépendamment de leurs musiques. La frontière qui les sépare avec le madrigal n’est donc pas si étanche que cela. Le nouveau genre qui s’impose progressivement dans toute la péninsule à partir de 1520 a souvent été opposé à la frottola non seulement sous l’aspect du style musical ou de l’origine géographique (Florence), mais surtout à propos de la nature et la forme des vers utilisés par les compositeurs14. Reflétant la mode pétrarquienne qui se déploie dans le sillage de Bembo, le madrigal polyphonique tourne le dos aux formes strophiques populaires (souvent décrites ainsi car liées au répertoire improvisé des canterini) et privilégie des textes d’une qualité littéraire supérieure. Ce récit historiographique doit être mitigé : la mise en musique des sonnets de Pétrarque et d’autres grandes figures de la littérature du premier Cinquecento (Bembo, Molza, Caro, etc.) est un phénomène assez tardif, qui reste marginal lors des deux premières décennies d’existence du genre. Avant 1540, les compositeurs se tournent vers des textes dont la valeur poétique n’est pas toujours revendiquée par leurs auteurs, ainsi qu’en témoigne la remarque d’Antonfrancesco Grazzini : « non tengo conto già di un madrigale / ch’io ne fo cento il giorno »15. Et encore à la fin du XVIe siècle, comme nous le rappelle Emiliano Ricciardi dans son article, Le Tasse reconnaîtra la fragilité du statut de ces vers qui ont besoin d’une mise en musique pour survivre : « il mio madrigale è così picciola composizione, che di leggieri si sarebbe smaritta, se non fosse stata posta in musica. ».

Ceci explique pourquoi une majorité des textes de madrigaux polyphoniques nous sont parvenus sans nom d’auteur, les poètes ne voyant pas l’utilité de revendiquer la paternité d’œuvres qui résultaient souvent de commandes. C’est par une lettre que Ruberto Strozzi lui avait adressée depuis Venise que nous savons que Varchi est l’auteur du madrigal Quando co’l dolce suono mis en musique par Jacques Arcadelt. Sans cette lettre, et sans une minutieuse collation des autographes manuscrits de Varchi avec l’inventaire des madrigaux polyphoniques italiens, nous ne saurions pas qu’il était sollicité pour fournir des vers à Arcadelt à l’époque où celui-ci servait le duc Alessandro de’ Medici à Florence, entre 1532 et 153616. Une partie non négligeable de madrigaux polyphoniques a donc été composée à partir de poesia per musica, ce qui les rapproche des frottole. Malgré tout, les deux genres diffèrent sur un point essentiel, car dans leur immense majorité, les textes des madrigaux ne sont pas adaptés à une performance chantée alla viola ou alla lira. Avec le madrigal apparaît une stricte séparation entre le moment de l’invention poétique et la mise en musique ultérieure, qui constituent deux processus de création séparés et indépendants. Surtout, la performance du résultat poético-musical est confiée à d’autres acteurs, un ensemble multiple formé de chanteurs, en général de trois à six, parfois accompagnés ou remplacés par des instruments, tout ceci ne contribuant pas à favoriser l’osmose recherchée entre texte et musique.

La position « seconde » des compositeurs de madrigaux, coincés entre la primauté du texte qu’ils reçoivent et les interprètes à qui ils confient leur mise en musique, les place dans une situation inconfortable, qui donne naissance à des discours où pointe l’humilité de leur travail et l’infériorité de leur position. « Il corpo della musica son le note, e le parole son l’anima », explique Marco Antonio Mazzone dans la préface de son premier livre de madrigaux, « e sì come l’anima per essere più degna del corpo deve da quello essere seguita et imitata, così ancho le note deveno seguire et imitare le parole »17. Ce credo esthétique traverse tout le XVIe siècle italien, et peut parfois déboucher sur des consignes pratiques données aux compositeurs, comme celles qui figurent dans le traité de Nicola Vicentino18. Cette subordination des musiciens aux poètes n’est certes pas visible dans les recueils qui diffusent leurs madrigaux, où seuls figurent les noms des compositeurs sur la page de titre. Mais l’enquête de Massimo Privitera, qui s’est attaché à relever les cas qui mentionnent la paternité des poèmes mis en musique sur les frontispices ou dans les dédicaces des livres imprimés, révèle un ensemble non négligeable en quantité, et intéressant à analyser. Les raisons qui poussent les musiciens à divulguer le nom de l’auteur des vers qu’ils mettent en musique sont variées, de l’hommage au mécène et poète occasionnel à l’affirmation de la qualité littéraire des œuvres sélectionnées. À la fin du XVIe siècle, quelques recueils de madrigaux vont même jusqu’à placer le texte poétique sur une page qui fait face à sa mise en musique, afin d’en signaler la place prééminente. C’est notamment le cas du Lauro secco et du Lauro verde, deux publications dans lesquelles Le Tasse est impliqué, et qui font l’objet d’une discussion dans les contributions de Privitera et Ricciardi.

Cette séparation physique du poème et de sa partition, sur deux pages différentes, incarne parfaitement les discours de Mazzone et de tous les musiciens de l’époque à propos de la primauté de « l’âme » sur le « corps » de la musique vocale. Cette conception par laquelle mots et notes ont leur existence propre, ouvre la voie à une pratique particulièrement vivace dans l’Italie de la Renaissance, celle du cantasi come. Substituer un texte par un autre en conservant la musique originale n’a rien de nouveau à l’époque, mais l’art du contrafactum connaît un développement nouveau après 1550 grâce à la conjonction de deux phénomènes concomitants, l’essor du madrigal imprimé et l’avènement des idéaux de la Contre Réforme. La fin du XVIe siècle donne ainsi naissance à des initiatives multiples, variées et parfois très élaborées de réécriture spirituelle, qui forment la matière de l’essai d’Anne Piéjus. Sa contribution étudie plus particulièrement les travaux de Giovenale Ancina, rassemblés dans son grand œuvre, le Tempio Armonico, qui constitue un cas exemplaire des relations texte-musique, dans la mesure où le parodiste a cherché à conserver le lien « organique » revendiqué par les compositeurs avec les mots originaux : plutôt qu’effacer le poème original, la réécriture le laisse affleurer pour créer un jeu intertextuel qui révèle « la ténuité des frontières » entre profane et spirituel.

Cette étude d’Anne Piéjus montre aussi, s’il en était encore besoin, comment les livres de musique « constituent des sources littéraires à part entière », qui ne sont pas toujours exploitées comme elles pourraient l’être par les historiens de la littérature. Tel n’était pas le cas, en revanche, des compositeurs du XVIe siècle, qui n’hésitaient pas à utiliser les recueils de madrigaux polyphoniques comme des réservoirs dans lesquels ils puisaient, pour habiller d’une nouvelle musique les textes qu’ils y trouvaient. À des degrés divers, pas moins de quatre contributions de cette section thématique (Elmi, Piéjus, Privitera et Ricciardi) discutent de l’utilisation des sources musicales comme sources littéraires de la part des compositeurs, un sujet qui constitue le cœur du travail de Cristina Cassia. L’explosion quantitative et l’accessibilité nouvelle du madrigal polyphonique, portée par une diffusion imprimée massive, se manifeste à la fin du XVIe siècle par son succès au-delà de la péninsule, notamment dans les pays du nord de l’Europe. L’analyse minutieuse des poèmes mis en musique par Jan van Turnhout permet d’une part de mettre à jour une certaine fragilité dans sa maîtrise de la langue italienne, et d’autre part révèle un recours fréquent à des livres musicaux antérieurs pour répondre à la demande de nouveaux madrigaux de la part de son entourage. Ce cas-limite met en péril le credo esthétique revendiqué par les musiciens italiens, désireux d’épouser au plus près les moindres nuances de sens et de respecter chaque détail des poèmes choisis. Sur ce point, la passionnante enquête d’Emiliano Ricciardi cherche à comprendre comment certains d’entre eux ont pu répondre, dans leur mise en musique, à la manière dont les vers des madrigaux se présentaient graphiquement dans les recueils poétiques. Essayer d’évaluer le poids des retours à la ligne et autres indentations sur la structure de la musique permet d’aborder la question de la forme, qui participe pleinement au désir des compositeurs d’épouser, et même d’intensifier la signification des mots.

3. En effet, comme le rappelle ci-dessous Giuseppe Gerbino, les humanistes et théoriciens de la musique qui réfléchissaient aux rapports de la musique et de la poésie « attribuaient à la musique une faculté particulière à relier les âmes, en transformant la compréhension linguistique en quelque chose de plus efficace et de plus convaincant, ceci en raison d’un pouvoir émotionnel supérieur ». Gerbino interroge la façon dont les Italiens ont abordé cette épineuse question à la lumière des modèles aristotéliciens qui dominent les réflexions sur l’imitation à la fin de la Renaissance. Son enquête se concentre sur un cas emblématique, celui de Vincenzo Galilei, père du mathématicien et astronome, dont les écrits polémiques au sujet des choix en la matière opérés par les madrigalistes de son temps ont connu une grande fortune non seulement à son époque, mais aussi plus près de nous, dans la bibliographie musicologique des dernières décennies. Une autre controverse musicale plus tardive, objet du dernier essai de cette section thématique, a fait couler davantage d’encre encore que celle ayant opposé Galilei et Zarlino, et il y a une bonne raison à cela : la polémique qui a opposé Monteverdi à Artusi a été lue comme symptomatique d’un changement paradigmatique, de la musique de la Renaissance à la musique baroque, à travers une conception opposée des rapports entre les mots et les notes, entre orazione et armonia. Stefano Lorenzetti propose de reprendre les termes du débat en mettant l’accent sur deux dimensions négligées jusqu’à présent par les commentateurs : d’abord, en cherchant à comprendre le sens des mots employés par les débatteurs, et ensuite, en privilégiant l’aspect sensible de la question, tant il est vrai que ce qu’Artusi reprochait aux madrigaux de Monteverdi, au-delà de ses fautes de contrepoint, concernait avant tout le fait qu’ils étaient « aspri, e all’udito poco piacevoli ». Cet angle d’approche permet de prendre en compte la dimension performative de la question, quand une immense majorité des études sur le madrigal polyphonique s’est attachée à l’évaluer avant tout dans sa perspective poïétique, en se focalisant sur les partitions. Comme le rappelle l’Ottuso Academico (pseudonyme choisi par un défenseur anonyme de Monteverdi) dans une lettre à Artusi, les œuvres critiquées par le chanoine bolonais avaient surtout besoin d’être exécutées par de bons chanteurs, car « le chanteur est l’âme de la musique, qui nous représente l’intention du compositeur »19.

L’irruption de cette question dans les débats de la fin du XVIe siècle constitue un phénomène central, qui dépasse le cadre étroit de la polémique initiée par Artusi. On peut ainsi noter que vingt ans plus tôt, Vincenzo Galilei enjoignait aux compositeurs d’aller écouter les zanni afin de s’inspirer de leurs inflexions de voix pour les transcrire dans leurs madrigaux. Et la conscience que l’acte performatif joue un rôle essentiel dans le succès d’une poésie mise en musique était déjà vive cent ans plus tôt, si l’on en croit une lettre de 1494 citée ci-dessous par Giovanni Zanovello, dans laquelle Bernardino da Urbino envoie une de ses compositions à Isabelle d’Este avec la précision suivante : « Perché so che la Signoria Vostra la farà parere bona, la mando. » Au-delà de la flatterie courtisane, il y a ici la reconnaissance de la faculté des interprètes à permettre aux œuvres écrites de se réaliser pour atteindre toute l’efficience recherchée. Soixante ans plus tard, Nicola Vicentino consacrera un court passage à cette question en commençant par demander aux chanteurs de respecter la volonté du compositeur, mais l’ambiguïté de la fin de sa phrase révèle que les interprètes disposaient d’une marge de manœuvre dans l’exécution des notes qui figuraient sur leur partition, et que seul cet écart leur permettait de « dimostrare gli effetti delle passioni delle parole, e dell’armonia »20.

Si les essais de cette section s’appuient tous sur des sources écrites pour discuter des rapports entre poésie et musique, le champ ouvert par les nombreuses questions suscitées par la performance de la poésie italienne mise en polyphonie reste encore entièrement à défricher. Que celle-ci représente la véritable substance de la musique vocale nous est rappelé par Varchi, avec qui on voudrait clore cette introduction comme elle a débuté, devant ses collègues de l’Accademia Fiorentina. C’est en effet dans sa fameuse leçon de 1546 sur le paragone que le sujet est abordé incidemment, à travers une proposition de classification des arts en trois catégories, les contemplative, les fattive, et les attive. Malgré son implication régulière dans la production de madrigaux, à travers notamment sa collaboration avec Arcadelt, Varchi ne parvient à placer la composition musicale dans aucune de ces trois catégories. Pour autant, la musique vocale n’est pas absente de sa liste : mais pour lui, il s’agit d’une arte attiva dans la mesure où, à la différence de l’architecture, de la sculpture ou de la peinture, elle ne laisse aucune œuvre derrière elle, « non rimane opera alcuna »21.

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Dans ce numéro d’Italique, la partie des Varia compte trois articles concernant le rapport entre art et littérature. Milena Bortone propose une lecture de quelques textes extraits des recueils poétiques du vénitien Maurizio Moro (Tre giardini de’ madrigali de 1602 et Amorosi stimoli dell’anima penitente de 1609) concernant la figure du peintre Jacopo Tintoretto, qui fut loué à sa mort, en mars 1594, aussi bien pour ses capacités artistiques qu’intellectuelles, tout en soulignant des aspects qui anticipent les traités artistiques du Seicento. Angelo Chiarelli s’attarde sur la figure du sculpteur Danese Cattaneo, natif des Alpes Apuanes mais très tôt passé à Rome, où il reste une décennie avant d’émigrer à Venise, après le sac de 1527. L’auteur précise quelques éléments peu connus de sa vie, dont son année de naissance, qu’il situe en 1508 sur la base d’un élément fourni par Vasari ; il propose également une nouvelle interprétation de la fameuse lettre que l’Arétin lui adresse en juin 1548. Tobias Leuker s’applique à différents sonnets de divers auteurs (Anton Francesco Grazzini, dit il Lasca ; Ludovico Beccadelli, Francesco Maria Molza et un ‘anonimo’) qui portraiturent des peintres et des sculpteurs tels que Iacopo del Conte, Michel-Ange ou Jean de Boulogne, s’intéressant tant à l’identification de leurs œuvres qu’aux enjeux présents dans le portrait et à la manière de tisser l’éloge des différents artistes.

La conférence Barbier-Mueller a été tenue, cette année, par Matteo Residori de l’université de la Sorbonne Nouvelle, sur le thème Galilée lecteur de l’Arioste. Son discours visait non seulement l’analyse de la place occupée par l’Arioste et le Tasse qui, dans les années précédentes, avaient constitué les deux pôles d’un paragone classique pour ce qui relève de la poésie épique et, peut-être, de la poésie tout court ; mais, aussi, de la place que la poésie occupe dans la vie comme dans l’œuvre de Galilée, face à « la distinction rigoureuse, que le savant a souvent appelée de ses vœux, entre écriture scientifique et écriture poétique ». L’attention de Residori s’étend ainsi à l’autre modèle épique glosé par Galilée, le Roland furieux de l’Arioste, dont la lecture est confrontée avec celle d’autres postillatori de son siècle, tels que Tassoni ou le Tasse, et dont on reconnaît l’originalité du travail de correction et même de réécriture du texte du Ferrarais. De cette appropriation intime des deux textes chez Galilée dérive une question vaste et complexe, celle de la contribution que ces modèles poétiques ont pu apporter à la naissance de son écriture scientifique.

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1Benedetto Varchi, Opere, Trieste, Sezione letterario-artistica del Lloyd austriaco, vol. 2, 1859, p. 480. Sur Varchi académicien à Florence, voir Salvatore Lo Re, Politica e cultura nella Firenze cosimiana. Studi su Benedetto Varchi, Manziana, Vecchiarelli, 2008, et la riche bibliographie annexée à l’article du DBI rédigé par Annalisa Andreoni (https://www.treccani.it, consulté le 30 octobre 2023).

2Cette dimension centrale du dolce stil novo est rappelée par Dante dans la définition qu’il donne de la poésie (De vulgari eloquentia II, IV) : « nihil aliud est quam fictio rhetorica in musicaque posita. »

3Girolamo Ruscelli, Del modo di comporre in versi nella lingua italiana, Venise, Sessa, 1558, pp. 7-8.

4B. Varchi, Lettere 1535-1565, éd. Vanni Bramanti, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2008, p. 41.

5B. Varchi, L’Hercolano, Florence, Filippo Giunti, 1570, p. 227. Un autre témoignage enthousiaste des qualités d’improvisateur d’Antoniano se trouve chez G. Ruscelli, Del modo di comporre in versi, cit., pp. 108-109.

6Sur le sujet, voir la belle et riche synthèse de Blake Wilson, Singing to the Lyre in Renaissance Italy, Cambridge, CUP, 2019.

7« E facto di questo tractato alcune stantie, non lo sapendo le fumo da certi astanti sì comò per noi si dicevano in quel punto raccolte, ché certo a me ne dolse, perchè, de l’ornamento de la lira private, parmi vederle una diforme donna che, già aiutata da l’ornamento, avea ardire di monstrarsi, ora, denudata di quello, ogni sua turpitudine dimostra. » Antonia Tissoni Benvenuti, La ricezione delle Silvae di Stazio e la poesia all’improvviso nel Rinascimento, in Lucia Bertolini et Donatella Coppini (éd.), Gli antichi e i moderni. Studi in onore di Roberto Cardini, Florence, Polistampa, 2010, vol. 3, p. 1305.

8Voir aussi la réaction de l’humaniste Michele Verino, ébloui par la performance du canterino Antonio di Guido qui « chantait avec tant d’éloquence que vous auriez cru entendre Pétrarque en personne », alors que la lecture postérieure d’un de ses poèmes le révélait « si faible qu’on l’aurait cru d’un autre ». Cité par Blake Wilson, Oral Poetry and Performance in 15th-Century Italy, in Anna Maria Busse Berger et Jesse Rodin (éd.), The Cambridge History of 15th-Century Music, Cambridge, CUP, 2015, p. 298.

9Luca Degl’Innocenti, Machiavelli Canterino?, « Nuova Rivista di Letteratura Italiana » 18 (2015), pp. 11-67.

10Gioseffo Zarlino, Le istitutioni harmoniche, Venise, [Pietro da Fino], 1558, p. 289.

11Quelques réflexions et des références complémentaires se trouvent dans Philippe Canguilhem, Singing poetry in compagnia in sixteenth-century Italy, in Stefano dall’Aglio, Brian Richardson et Massimo Rospocher (éd.), Voices and Text in Early Modern Italian Society, Londres, Routledge, 2017, pp. 113-23.

12Baldassare Castiglione, Il libro del cortegiano, Milan, Garzanti, 1981, p. 137.

13Parmi les contributions récentes les plus marquantes, voyez notamment : L. Degl’Innocenti, I ‘Reali’ dell’Altissimo: un ciclo di cantari fra oralità e scrittura, Florence, Società Editrice Fiorentina, 2008 ; Elena Abramov-van Rijk, Parlar Cantando: The Practice of Reciting Verse in Italy from 1300 to 1600, Berne, Peter Lang, 2009 ; B. Richardson, « The Social Connotations of Singing Verse in Cinquecento Italy », The Italianist 34 (2014), pp. 362-79 ; Luca Degl’Innocenti et Massimo Rospocher, Urban voices: The hybrid figure of the street singer in Renaissance Italy, « Renaissance Studies » 33 (2019), pp. 17-41.

14James Haar, Essays on Italian Music and Poetry 1350-1600, Berkeley, University of California Press, 1986.

15Antonfrancesco Grazzini, Le rime burlesche, éd. Carlo Verzone Florence, 1882, p. 225.

16Richard J. Agee, « Ruberto Strozzi and the Early Madrigal », Journal of the American Musicological Society 36 (1983), pp. 1-17, et P. Canguilhem, À l’ombre du laurier. Musique et culture à Florence, 1530-1570, Turnhout, Brepols, 2024, chapitre 2.

17Marco Antonio Mazzone, Il primo libro de madrigali a quattro voci, Venise, Girolamo Scotto, 1569, dédicace.

18Nicola Vicentino, L’antica musica ridotta alla moderna prattica, Rome, Antonio Barré, 1555, chap. 29, f. 86 : « La musica fatta sopra parole, non è fatta per altro se non per esprimere il concetto e le passioni e gli effetti di quelle con l’armonia. E se le parole parleranno di modestia, nella compositione si procederà modestamente, e non infuriato; e d’alegrezza, non si facci la musica mesta; e se di mestitia, non si componga allegra; et quando saranno d’asprezza, non si farà dolce; et quando soave, non s’accompagni in altro modo, ché pareranno difformi dal suo concetto, e quando di velocità, non sarà pigro e lento e quando di star fermo, non si correrà; e quando dimostreranno di andare insieme, si farà che tutte le parti si congiugneranno con una breve, perche quella più si sentirà che con una semibreve, o con una minima. E quando il compositore vorrà comporre mesto, il moto tardo et le consonanze minori serviranno a quello; et quando allegro, le consonanze maggiori et il moto veloce saranno in proposito molto. »

19Giovanni Maria Artusi, Seconda parte dell’Artusi, Venise, Giacomo Vincenti, 1603, pp. 19-20 : « Consideri però Vostra Signoria questi madrigali del Signor &c. [...], sentendo quelli da buoni cantanti, poiché invece di biasimo mi rendo sicuro gli darà lode [...], et si ricordi, che essendo il cantante l’anima della musica, et quello in somma che ci rapresenta il vero senso del compositore, nella qual rapresentatione secondo la diversità del soggietto, la voce alcuna volta va rinforzata, altre volte raddolcita, per questo bisogna udire simil maniera di compositione spiritosa da cantanti non ordinari. »

20N. Vicentino, L’antica musica ridotta alla moderna prattica, cit., chap. 42, f. 94v : « s’avvertirà che nel concertare le cose volgari a voler fare che gl’oditori restino satisfatti, si dè cantare le parole conformi all’oppinione del compositore ; e con la voce, esprimere quelle intonationi accompagnate dalle parole, con quelle passioni. Hora allegre, hora meste, e quando soavi, e quando crudeli, e con gli accenti adherire alla pronuntia delle parole e delle note ; e qualche volta si usa un certo ordine di procedere nelle compositioni che non si può scrivere, come sono, il dir piano, e forte, e il dir presto, e tardo, e secondo le parole, muovere la misura, per dimostrare gli effetti delle passioni delle parole, e dell’armonia ».

21B. Varchi, Deux leçons sur l’art, éd. Frédérique Dubard de Gaillarbois, Paris, Garnier, 2020, p. 318 : « Dell’Arti alcune consistono solamente nel contemplare, come la Fisica, l’Astrologia & tutte l’altre, che sono scienze veramente, alcune nel fare & queste sono di due maniere, percioche in alcune dopo l’operazione rimane alcuna opera, come nell’Architettura, dove dopo l’edificazione rimane & si può vedere la cosa operata, cio è l’edifizio, come ancora nella Scultura, Pittura & infinite altre; alcune operano in guisa che dopo l’operazioni non rimane opera alcuna, come nell’arte del Cavalcare, saltare, cantare, sonare & altre tali & come quelle prime che lasciano dopo se alcun lavoro, si chiamano fattive; cosi queste seconde, dopo l’operazioni delle quali non rimane cosa niuna, si chiamano da molti attive ».