Revue Italique

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Hommage à Michel Jeanneret

Massimo Danzi

Ce texte reprend l’Hommage à Michel Jeanneret prononcé au Conseil de Fondation le 1er avril 2019.
Je remercie Frédéric Tinguely pour son attentive lecture.

Michel Jeanneret (6 mars 1940-3 mars 2019)

Rendre hommage à Michel Jeanneret, disparu dimanche 3 mars 2019 à l’âge de 79 ans, c’est évoquer un intellectuel phare dans les études sur la Renaissance, c’est rappeler son investissement comme Président de notre Fondation entre 2003 et 2018 et le rôle qu’il a joué dans le Comité scientifique de la revue « Italique ». Michel avait alors succédé à Guglielmo Gorni, rentré entre temps en Italie.

Tout le monde en a fait l’expérience. Michel était un homme de culture, brillant, disponible, sobre dans ses manières : un constructeur de dialogue. Comme Président, il ne s’est pas épargné. S’il rappelait souvent qu’il n’était pas un italianisant, il a mis sur pied quantité d’initiatives qui ont contribué à la renommée de la Fondation. Des relations avec des centres de recherche et des institutions littéraires, telles que la Fondation Sapegno à Morgex ou la Bodmer à Cologny , des volumes collectifs sur la Renaissance, des expositions doublées de catalogues dans des domaines situés souvent à la croisée des disciplines. En 2005, il se retire de l’enseignement après presque quarante ans de professorat à l’Université de Genève. Ses leçons ont été fécondes et son magistère a formé des générations de chercheurs ; une dizaine de ses élèves occuperont d’ailleurs, en Suisse comme à l’étranger, des postes universitaires. Sa carrière se poursuit dès lors aux États-Unis, où il accepte un poste de professeur à l’Université Johns Hopkins de Baltimore. Dix ans plus tard, à Genève, il s’implique avec un nouvel enthousiasme dans les humanités numériques, codirigeant le Bodmer Lab. Il ne cesse en même temps de travailler à ses recherches.

En 2006, c’est l’exposition (conçue avec Mauro Natale) sur La Renaissance italienne. Peintres et poètes dans les collections genevoises. Pour la première fois, les trésors de trois grandes collections privées (celles de Martin Bodmer et celles de Jean Paul Barbier- Mueller et de Jean Bonna) sont mis en commun à Genève. L’âge classique et la Renaissance sont mis en dialogue, sur le double versant de la poésie et des arts figuratifs italiens. L’ample introduction de Michel offre le survol magistral de deux siècles de culture. On y retrouve des paradigmes interprétatifs qui lui ont appartenu en profondeur et qu’il a repensés tout au long de son parcours intellectuel, de la thèse de 1969 sur les Psaumes à la Renaissance, Poésie et tradition biblique au XVIe siècle (dirigée par Charly Guyot avec l’apport de Jean Rousset) aux plus récentes études sur la Renaissance et le Grand Siècle. De celui-ci, il contribue à une relecture en profondeur, qui mesure les failles et rend aux étiquettes les plus rassurantes (« baroque », « classicisme ») une inquiétude nouvelle. C’est la perspective d’où sortiront ses études sur la littérature libertine, strictement liées à l’idée d’une mutabilité des formes et des corps et à leur perception au XVIIe siècle : Éros rebelle. Littérature et dissidence à l’âge classique de 2003, l’anthologie de poésie érotique et pornographique (La Muse lascive de 2007), le livre sur Versailles (2012) ou le beau monde sans vergogne des Historiettes de Tallemant des Réaux (2018).

Il faut s’arrêter un instant sur deux concepts, qui apparaissent particulièrement productifs dans son œuvre : l’instabilité qui gouverne le monde à la Renaissance et donne lieu à une sensibilité accrue pour les « mutations » et les « transformations » des formes et des savoirs (« le jugeant et le jugé [...] en continuelle mutation et branle » dont parlent les Essais) et la « dimension existentielle de la lecture », qui annonce chez les Humanistes une moderne « subjectivité » de l’interprète. Sur l’un et l’autre aspect, d’ailleurs strictement connectés, Michel Jeanneret est revenu à maintes reprises.

Le charme de la « métamorphose » est très vif dans l’ouvrage de 1997 intitulé Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, où on peut lire : « Réfléchir sur la métamorphose, c’est méditer sur le charme des débuts l’instant privilégié où, tout paraissant possible, tout s’offre encore à inventer ou à façonner » (p. 6). Léonard et Montaigne sont ici les figures qui représentent au mieux ce paradigme : ils sont inscrits « parmi les penseurs du mouvement » les plus radicaux à la Renaissance (p. 59) et des pages mémorables leur sont dédiées. Ailleurs, cela reviendra à l’Arioste, qu’il préfère pour sa liberté, l’absence d’angélisme de ses héroïnes et, même, leur sensualité et érotisme au Tasse jugé « plus conforme à la dignité épique, plus respectueux des règles, plus unitaire ». Il mesurera ainsi l’impact du Roland furieux en France : sur la tragicomédie et le genre romanesque, sur le ballet de cour (jusqu’à son aimée Versailles) ou sur à la Pléiade (dans Arioste et les Arts, 2012).

La « responsabilité » du lecteur et ses reflets herméneutiques, de leur côté, font l’objet de plusieurs articles, parmi lesquels je ne citerai que l’hommage Pour Jean Rousset de 2003 et Je lis donc je suis de 2005. Sur ces deux terrains, la modalité de l’imitatio, chère aux humanistes, n’est pas oubliée ; elle est réinterprétée dans une perspective existentielle : « L’imitation lit-on dans Perpetuum mobile repose sur l’entreprise d’un auteur qui, ayant opéré la transmutation, en ressort (à son tour) transformé » (p. 16). On touche à l’idée de « lecture » comme transformation du « lecteur » qui sera la sienne.

On a parfois ramené l’œuvre herméneutique de Michel Jeanneret à l’« École de Genève ». Face à ce « label », il se voulait méfiant, comme méfiant s’était montré Jean Rousset. Pas de « méthode » commune à cette expérience exceptionnelle ; au mieux, il souligne, un même engagement sur le plan du style et une empathie profonde du critique avec l’œuvre. Sur la « responsabilité » du lecteur, il reviendra dans l’hommage à Jean Rousset : « Les critiques de l’École de Genève ne craignent pas de dire je » (Pour Jean Rousset 2003).

Or, finalement, cette sensibilité pour la « perpetuelle multiplication et vicissitude des formes » (Montaigne) et pour l’« engagement personnel dans l’acte critique » (Pour Jean Rousset) se manifeste assez tôt dans son œuvre. Sa thèse sur les Psaumes à la Renaissance, qui conjugue approche stylistique et histoire des idées, semble les contenir in nuce. Elles ne se feront explicites que plus tard sous le signe de la pensée de Montaigne : « Montaigne, sceptique, doute qu’on parvienne jamais à une représentation stabilisée du globe » (Perpetuum mobile, p. 84). Ou dans les écrits qu‘il consacre au problème de l’exégèse, dans lesquels la « responsabilité » du lecteur apparaît le vrai chiffre de l’« École de Genève ». Ainsi, si d’une part les Essais lui sont « un répertoire de représentations changeantes et peuvent se lire comme le livre des métamorphoses de l’esprit » (ibid.), de l’autre l’« acte de lecture » demeure central : « un sujet qui s’investi et prend la responsabilité de sa lecture [...] prend le risque d’assigner aux formes une signification » (Pour Jean Rousset).

En 2017, partagé entre le Bodmer Lab et notre Fondation, Michel Jeanneret sera à l’origine de deux nouveaux volumes, visant à marquer les 15 ans d’existence de celle-ci : la Vita di Pietro Bembo rédigée par Marco Faini (une première, après celles de Ludovico Beccadelli et de Giovanni Della Casa) et un recueil à plusieurs mains sur la Renaissance italienne. Il les suivra de près jusqu’à leur présentation à l’Institut Italien de Paris, à la Société dantesque de Florence, ou à l’institut Warburg de Londres en contribuant ainsi, encore une fois, aux vœux qu’avait émis notre Fondateur d’assurer la diffusion des études renaissantes et la renommée de la Fondation.