Revue Italique

La poésie et les arts

OJ-italique-480

« Il brutto ond’io son bello » : la voix poétique de deux « caprices » d’Arcimboldo

Olivier Chiquet

On peut admettre que le beau a pris naissance dans le laid plutôt que l’inverse.
Theodor W. Adorno, Théorie esthétique

En marge de l’ut pictura poësis – dont on sait, depuis le livre de Rensselaer W. Lee, la centralité dans la pensée esthétique de la Renaissance 1 et de la véritable « aliénation » (Daniel Arasse) des théoriciens de l’art et des peintres des xve et xvie siècles qu’il entraîna2, quelques voix s’élevèrent pour défendre l’idée selon laquelle une irréductible différence séparerait les deux arts. Abordant ce paragone au début de son Libro di pittura, Léonard distingue ainsi nettement la peinture de la poésie, et entend démontrer la supériorité de la première sur la seconde. De l’ensemble des arguments avancés par l’« omo sanza lettere »3, nous ne retiendrons ici que celui de l’harmonie : contrairement à la poésie qui ne peut « figurer » un tout qu’à travers une description incomplète et morcelée, fondée sur l’énumération linéaire de parties perçues par l’oreille dans leur successivité et difficilement recomposables en un tout unitaire par la mémoire, la peinture donne immédiatement à voir au spectateur une totalité harmonique ; même la seule unité dont pourrait se prévaloir un doctus poeta, celle consistant à rassembler des savoirs appartenant à diverses disciplines, est, aux yeux de Léonard, illusoire. Aussi, qu’elle représente une bataille ou une dame, des beautés ou des laideurs, la peinture produirait toujours un effet plus grand que la poésie, comme en témoigne l’anecdote célèbre du roi préférant, précisément en raison de son harmonie, le portrait peint de l’aimée à son portrait poétique. Dans le paragone à trois termes mis en place par Léonard (entre poésie, peinture et musique), la poésie se rapproche donc de la dimension mélodique de la musique, tandis que l’harmonie de la peinture rappelle celle des accords musicaux, tout en lui étant supérieure puisqu’elle perdure dans le temps.

Or, dans cette disputa, l’harmonie constitue un argument de poids, dans la mesure où la beauté est classiquement définie comme l’harmonie des parties d’un tout entre elles et avec celui-ci la laideur dérivant, à l’inverse, d’un défaut d’harmonie (comme l’atteste l’exemple paradigmatique avancé par Alberti dans son De Pictura : le visage dysharmonique et cacophonique des vieilles femmes)4. Pour Léonard, la poésie serait donc « moins belle » que la peinture : le débat autour de l’ut pictura poësis croise bien la question de la beauté et de la laideur5.

Nous nous proposons d’étudier ici la façon dont les deux « têtes composées » réalisées à Milan (où il est de retour depuis 1587) par Giuseppe Arcimboldo pour l’Empereur du Saint Empire Romain Germanique Rodolphe II, Flora (1589)6 et Vertunno (1590)7, articulent à la fois la question de l’ut pictura poësis et celle de la laideur artistique. Nous nous concentrerons d’une part sur les poésies composées par des lettrés milanais proches du peintre (Gregorio Comanini, Giovanni Filippo Gherardini, Gherardo Borgogni, les deux membres de l’Accademia della Val di Blenio Sigismondo Foliano et Bernardino Baldini, ainsi qu’un certain « G. A. da Milano » derrière lequel se cache très probablement Arcimboldo lui-même) et envoyées à l’empereur en même temps que les deux « caprices » (elles furent réunies en 1591 par Gherardini dans un recueil8 destiné à accompagner le Vertunno jusqu’à Prague) ; et d’autre part, sur la théorisation de la production arcimboldesque dans les traités artistiques, qui incluent certaines de ces compositions, de Giovanni Paolo Lomazzo (Trattato dell’arte della pittura..., 1584 ; Idea del tempio della pittura, 1590) et, surtout, de Gregorio Comanini (Il Figino overo del fine della pittura, 1591, où il republie les madrigaux qu’il avait lui-même consacrés à la Flora et au Vertunno).

La monstruosité de Flora et de Vertunno repose sur une dialectique entre le tout et les parties où l’émancipation de ces dernières (qui ne va toutefois pas jusqu’à remettre en cause le principe de reductio ad unum) découle du rapprochement opéré par Arcimboldo entre la peinture et la poésie, poussant d’ailleurs ainsi les poètes à rivaliser avec le peintre en cherchant tantôt à rendre la lecture de leurs ekphraseis plus simultanée que la perception des toiles elles-mêmes, tantôt à inventer un récit dont les deux figures sont les protagonistes. Cette coincidentia oppositorum établie entre l’harmonie et la dysharmonie articule, d’une façon tout à fait novatrice, la beauté et la laideur, puisque la « belle laideur » de Flora et Vertunno ne dérive plus tant de leur statut d’œuvres siléniques ou « capricieuses » (dans une optique néoplatonicienne) ou encore de la qualité de leur exécution (dans une perspective aristotélicienne), que de la superposition mentale des deux points de vue (éloigné et rapproché) que le spectateur est contraint d’adopter alternativement. L’exploitation « maximale » de l’ut pictura poësis, à savoir la traduction picturale littérale de métaphores poétiques, abou- tit ainsi à un résultat à la fois comique et dysphorique mettant à nu le processus même de la création artistique, et manifestant une pensée sur la laideur particulièrement originale et qu’auraient difficilement pu formuler les traités artistiques de l’époque : la beauté trouverait paradoxalement son origine dans la dysharmonie et tirerait sa force de l’irréductibilité de l’hétérogénéité des éléments qui la composent comme le confirmeront, en conclusion, les développements du philosophe Theodor W. Adorno autour de la notion de dissonance.

Peintres et poètes face à la dialectique du tout et des parties

Vus de loin, Flora et Vertunno sont des portraits humains ; vus de près, les deux visages se décomposent en un amas hétéroclite d’éléments végétaux. La perception de leur monstruosité par le spectateur résulte donc de l’alternance et de la superposition mentale de deux points de vue, l’un éloigné, l’autre rapproché. Lomazzo, qui évoquait déjà Arcimboldo au chapitre VI, 26 de son Trattato (1584), loue dans Idea (au chapitre 38) sa maîtrise de la perspective. Il y décrit un portrait du Vice-chancelier de Maximilien II ainsi que Flora en jouant sur les points de vue :

[...] ha dipinto hora una bellissima femina dal petto in su composta tutta di ori, sotto il nome della ninfa Flora. [...] Questa da longi non rappresenta altro che una bellissima femina et d’appresso quantonque pur resti l’apparenza di femina, mostra se non ori et frondi, composti insieme e uniti.9

On retrouve la même idée dans l’épigramme de Sigismondo Foliano dédiée à Flora (« eminus » / « cominus »)10 et dans le « All’invittiss. Imperatore Rodolfo Secondo. Sopra la Flora dell’Arcimboldo » de Gherardini (« d’appresso » / « lungi alquanto »)11. Arcimboldo remet donc en cause la conception humaniste de la perspective qui inclut paradoxalement le spectateur dans la toile en l’en excluant et en le réduisant à un point situé à une distance idéale de celle-ci. En effet, les têtes composées doivent être perçues selon deux points de vue différents, sans que l’une ou l’autre de ces deux perspectives ne puisse être privilégiée (contrairement aux anamorphoses, mais comme pour les paysages anthropomorphes). Imitant davantage la natura naturans que la natura naturata – selon une logique typique du versant « transformiste » (Michel Jeanneret) de la culture littéraire et visuelle du xvie siècle 12, le dispositif arcimboldesque fait ainsi participer le spectateur à la création même de l’œuvre, puisque c’est à travers le déplacement de son regard que Flore se métamorphose en fleurs et Vertumne (dont le nom est justement formé sur le latin vertere) en fruits et légumes, et inversement. Surtout, alors que la perspective classique assurait la discordia concors du tout et des parties, la double perspective arcimboldesque compose et décompose perpétuellement le tableau, et ôte à la perception de la peinture l’immédiateté dont elle se prévaut généralement dans le paragone qui l’oppose à la poésie (et à la sculpture).

Nouvelle, aussi, la monstruosité même de ces « têtes composées ». Car si, dans le madrigal de Comanini, Vertumne se qualifie lui-même de « novo monstro », c’est qu’il diffère des habituelles monstruosités (qu’elles soient condamnées ou autorisées) de la littérature artistique italienne antérieure. Certes, comme nombre d’autres monstres, les « têtes composées » mélangent savamment pour reprendre les catégories du Figino, elles-mêmes empruntées au Sophiste de Platon imitation eicastique (l’imitation des éléments végétaux est fidèle) et imitation fantastique (les visages humains sont constitués de fleurs, de fruits et de légumes). Mais si, comme tout monstre, Flora et Vertunno mettent en échec le principe classique de la possibilité de déduire le tout d’après la partie (ex ungue leonem), ce n’est pas en raison de la dysharmonie de leurs parties (de manière cohérente, Flore est composée de fleurs, le dieu des saisons de fruits et légumes, et ces différents éléments s’assemblent pour former d’élégants visages humains), mais parce que chaque élément est à la fois, selon le point de vue adopté, un élément végétal en soi et la partie d’un corps humain. Les principes d’identité et de non-contradiction sont donc mis à mal : paradoxalement, la dissemblance des parties avec le tout fonde la ressemblance de celui-ci13.

C’est pourquoi ce type de monstruosité pose également le problème de l’identité et de l’altérité. Dans le madrigal de Comanini consacré à Flora, la déesse des fleurs s’interroge :

Son io Flora, o pur ori ?
Se
or, come di Flora
Ho col sembiante il riso ?
E s’io son Flora, Come Flora è sol
ori ?
Ah non
ori son io, non io son Flora.
Anzi son Flora e
ori.
Fior mille, una sol Flora,
Però che i
or fan Flora, e Flora i ori.
Sai come ? I
ori in Flora
Cangiò saggio pittore, e Flora in
ori.14

Cette composition dit bien l’hésitation de l’intéressée sur sa propre consistance ontologique : vue de près, elle n’est qu’une multitude de fleurs juxtaposées les unes aux autres, Flore étant alors l’absente d’un pareil bouquet ; de loin, en revanche, on voit Flore, tandis que s’effacent les fleurs qui pourtant la composent. Aussi cette « tête composée » n’est-elle ni Flore ni fleurs (elle n’est rien du tout), sauf à être Flore et fleurs (elle est tout à la fois). L’identité de Flore n’est guère fixée que par le titre de la toile et les poèmes qui la décrivent (parmi eux, la réponse humoristique de Gherardini au madrigal de Comanini15, où Flore ne subit aucune métamorphose puisque, déesse des fleurs, elle est réellement composée de fleurs). Les interrogations de Vertumne dans le madrigal de Comanini rappellent celles de Flore :

Vario son da me stesso,
E pur, sì vario, un solo
Sono, e di varie cose
Col mio vario sembiante
Le sembianze ritraggo.16

Or, la nouveauté de la monstruosité des deux « caprices » reposant sur une dialectique particulière entre le tout et les parties, le regard éloigné et le regard rapproché, l’imitation fantastique et l’imitation eicastique, l’identité et l’altérité dérive de la volonté d’Arcimboldo de rapprocher sa peinture de la poésie. L’article que consacra Roland Barthes en 1978 au peintre17 a fait date parce qu’il a mis en évidence la dimension rhétorique et poétique de sa production artistique. Barthes y démontre en substance que « sa peinture a un fond langagier » et que « son imagination est purement poétique »18. En effet, les réalisations du peintre milanais constituent « un vrai laboratoire de tropes »19, que Barthes se plaît à énumérer tout au long de son article (synonymie, homonymie, comparaison, métaphore, métonymie, allégorie, allusion, antanaclase, annomination, palindrome...). Plus précisément, Arcimboldo prend au pied de la lettre les métaphores sur lesquelles se fonde tout portrait poétique, en les traduisant littéralement sur la toile (ce qui relevait, dans la poésie, de l’analogie devient alors, dans sa peinture, identification), comme s’il ne peignait pas des têtes humaines mais leur portrait littéraire ou poétique. Plus encore, aux yeux du critique, en conférant à chacun des deux niveaux de la composition une signification différente, Arcimboldo dédoublerait le langage pictural et, partant, le rapprocherait du langage parlé, dans un « déni un peu terrifiant de la langue picturale »20 susceptible de mettre mal à l’aise un spectateur devenu lecteur. Si, à nos yeux, cette dernière affirmation doit être nuancée (pour Alberti, déjà, la compositio d’une toile était comparable à celle d’une période rhétorique, les surfaces correspondant aux lettres, les membres aux mots, les corps aux propositions, la storia à l’ensemble de la période), il n’en demeure pas moins que « [d]evant une tête composée d’Arcimboldo, on a toujours un peu l’impression qu’elle est écrite »21.

Ainsi, alors même que (comme François Lecercle en a fait la démonstration à propos des sonnets pétrarquistes français et italiens du xvie siècle)22 le portrait poétique, dans sa concurrence avec le portrait peint, cherche la plupart du temps à se rapprocher de la peinture pour compenser sa fragmentation et sa successivité, Arcimboldo, quant à lui, rapproche la peinture de la poésie, privant donc la première du principal avantage dont elle pouvait se prévaloir, à savoir sa capacité à offrir une totalité harmonique immédiatement perceptible par l’observateur. Notre peintre « réalise en peinture l’analogue exact de ces sonnets qui, derrière l’énumération des matières précieuses, font reconnaître le parcours d’un corps »23.

En retour, les poètes chercheront à rivaliser avec les deux « caprices », dans le cadre d’un paragone qui intéressait profondément Arcimboldo, dont on sait qu’il écrivait lui-même des vers (sous le nom de « G. A. da Milano » dans le recueil de Gherardini), et qu’il comptait sur la poésie non seulement pour dévoiler la signification allégorique de ses inventions (comme l’avait fait Fonteo, dans son Carmen de 1568 puis dans son Europalia de 1571, pour les Stagioni et les Elementi, réalisés entre 1668 et 1571), mais aussi pour construire sa propre image24 dans une ville où on l’avait presque oublié et l’imposer à la postérité (son nom n’apparaît pas dans les Vite de Vasari et sera omis par Van Mander). De manière significative, jamais dans ses (trois) autoportraits il ne se représente en peintre et, dans l’un d’eux, son buste et son visage sont composés de feuilles de papier vierges25. On ne s’étonne donc guère que le recueil de Gherardini de 1591 ait reçu l’imprimatur du peintre milanais. L’ironie du sort veut toutefois que ce dernier sera vite oublié, pour n’être redécouvert qu’au début du xxe siècle par les surréalistes. Certains poètes font le choix de rapprocher le plus possible leurs com- positions des toiles d’Arcimboldo, en jouant de la syntaxe (analogon de la perspective) pour imiter l’hésitation du spectateur entre un point de vue rapproché et un point de vue éloigné. Ainsi, le madrigal de Comanini consacré à Flora26, fondé sur un emploi très resserré d’un chiasme jouant et rejouant (notamment à la fin de chaque vers) sur le terme singulier « Flora » et le substantif pluriel « fiori » unis par une relation à la fois métonymique, homonymique et étymologique , est parfaitement mimétique des infinies métamorphoses opérées par le changement de distance du spectateur par rapport à la toile. Plus encore, parce que Comanini renonce à nommer et à décrire les différentes fleurs qui composent Flore (comme il l’avait fait dans la préface de son De gli Affetti della Mistica Theologia tratti dalla Cantica di Salomone de 1590)27, ces métamorphoses adviennent plus rapidement par la lecture du madrigal (le lecteur ne peut détailler la déesse des fleurs) que par la contemplation du tableau. Ces mêmes procédés seront repris, dans sa réponse au madrigal de Comanini, par Gherardini28, qui leur ajoute l’effet visuel permis par l’emploi de la majuscule tant pour « Flora » que pour « Fiori » (et qui traduit bien l’idée qu’il y expose, à savoir que Flore est réellement composée de fleurs).

Cependant, tel Prométhée29, le poète a aussi la possibilité de donner vie aux deux « têtes composées », non seulement en les dotant de la parole, mais aussi en en faisant les protagonistes d’un véritable récit. En effet, exploitant les ressources propres à la poésie, en particulier les références mythologiques, certains lettrés (et particulièrement Gherardini) ont pu réunir Flora et Vertunno en imaginant entre les deux une histoire d’amour. En dépit d’une mauvaise réputation injustifiée30 (à laquelle se réfère la Flora meretrix au sein découvert où détail « obscène » s’est posée une mouche)31, Flore, immortalisée et rendue encore plus belle par le pinceau d’Arcimboldo32, inspire de l’amour non plus seulement à Zéphyr, mais à tous ceux qui croisent son regard33. Vertumne, que ses charmes ne laissent pas indifférent, désire la rejoindre pour alléger sa solitude34 (Gherardini expliquant dans la préface de son recueil qu’Arcimboldo aurait peint son Vertunno dans l’idée qu’il tiendrait compagnie à Flora, bien seule à Prague)35 et renonce par amour à ses métamorphoses36. Après un entretien entre les deux divinités (alors qu’Arcimboldo les avait représentées de face, contrairement aux quatre Stagioni et aux quatre Elementi), Vertumne obtient l’amour de Flore37, lui promettant d’oublier son ancien amour pour Pomone et lui demandant d’en faire de même avec Zéphyr38.

Quand « bellezza » rime avec « bruttezza »

Le rapprochement voulu par Arcimboldo entre peinture et poésie lui permet donc de créer des monstruosités d’un genre nouveau et d’une beauté toute paradoxale, ce que souligne Comanini dans le madrigal de Vertumne :

Qual tu sii, che me guardi
Strana e di
orme imago,
E ’l riso hai su le labbra,
Che lampeggia per gli occhi
E tutto ’l volto imprime
Di novella allegrezza,
Al veder novo monstro,
Che Vertunno chiamaro
Ne’ lor carmi gli antichi
Dotti figli d’Apollo [...].39

Le théoricien de l’art associe, de manière traditionnelle, le rire du spectateur à la laideur de l’œuvre (souvent, dans la littérature artistique, on rit des productions laides parce que ratées). Dans la suite du poème, toutefois, il essaie de rendre compte de la « belle laideur » du Vertunno.

Comanini recourt ainsi au thème de la laideur silénique, devenu au xvie siècle un véritable topos non seulement de la littérature mais aussi des écrits sur l’art. Il se réfère alors au Socrate-silène du Banquet, figure par laquelle Platon nuançait la kalokaghatia et envisageait une possible disjonction entre d’une part le Beau et le Bien, d’autre part le Laid et le Mal.

Ma quello, ond’io mi innalzo
Via più che d’altro, e godo
E superbo al ciel m’ergo,
È ch’io quasi un Sileno
Del giovinetto greco
Tanto al buon vecchio caro,
Cui sì pregiò ’l gran Plato,
Son, che fuor sembro un monstro,
E dentro alme sembianze
E regia imago ascondo.
Dimmi or tu, se t’aggrada
Di veder quant’io celo
Ch’ or or ne tolgo il velo.40

Si Comanini reprend ici en partie (selon nous) la façon dont Polyphème se décrit lui-même pour séduire Galatée (au chant XIII des Métamorphoses)41, c’est pour inviter le lecteur (et le spectateur) à dépasser les apparences, proprement monstrueuses, de Vertumne. Sa beauté intérieure n’est pas tant celle de son âme (que pourrait-on d’ailleurs lire dans des yeux qui, habituellement fenêtres de l’âme, ne sont ici que fruits ?) que celle de sa signification allégorique, qu’il s’apprête à nous dévoiler comme un « secret »42 et à déchiffrer comme un hiéroglyphe. D’ailleurs, Comanini qualifie à dessein Arcimboldo d’» égyptien »43, liant ainsi ses « têtes composées » au genre de l’emblème.

Le théoricien détaille alors, l’un après l’autre, tous les éléments végétaux dont est composé Vertumne, se complaisant dans un processus d’énumération et de fragmentation (qu’il accentue en associant à chacun d’eux de petites scènes de genre poétiques) :

Mira ciò che le tempie
Mi cinge, orna e colora:
Tante spiche pungenti,
Che ’l polveroso Giugno
Matura, indora e coce,
E ’l mietitor col pugno
Chiuso de la sinistra
Porge al ricurvo ferro
Che le tronca e succide;
Tante cime cadenti
D’aureo miglio, nel verno
Grato al pastore alpino,
Ch’a sua consorte, ai
gli
Schietta e dolce vivanda
Entro capanna umile
N’assoda intorno al foco;
Uve pendenti e molli,
Che col pennello errante
De’ caldi raggi il Sole
Pinge in vermiglio e ’n giallo,
E ’l mese di Lieo
Spicca di braccio a l’olmo.
Vedrai che questo invoglio,
Onde carca è la fronte,
Alto, ritondo e gon
o,
Me simil rende al Trace,
Che lunga fascia attorce
E ’n mille giri avolge
D’intorno al capo, e spira
Sdegno per gli occhi et ira.
Mira ’l pepone estivo,
Che, quando il Can celeste
Latra e i caldi ruggiti
Fa ’l Leone in
ammato
Dal ciel sentir qui ’n terra,
O ’n ricco albergo o ’n speco,
Presso fontana o rivo,
L’arse fauci rinfresca,
Umile e saporoso,
A regi alti, a bifolchi
Umili, a Ninfe erranti,
A languenti guerrieri;
Vedilo che, rugoso
Et aspro ne la scorza,
Ruvida fa mia fronte,
Ne la qual io rassembro
Quasi alpestre aratore,
Cui verso il freddo polo
Nutre ’l terren bohemo
Tra ’l sasso e ’l bosco e ’l ghiaccio,
Sgrignuto e di
gura
Strana e di labbia oscura.
Mira il pomo e la pesca,
Che tondi e rossi e vivi
Fan l’una guancia e l’altra;
Pon mente insieme agli occhi,
De’ quai l’uno è ciregia,
L’altro vermiglia gelsa.
Non dirai ch’io nel viso,
Se non sembro Narciso,
Del vivo almen somiglio
German giulivo e forte,
Cui dagli occhi e dal volto
La virtute e la forza
Spunti de la vendemmia,
Che col lieto drapello
Degli amati consorti
In commun prandio ebbe,
Fin che ’l nappo vuot’ebbe?
Mira le due nocciole,
Che con la verde buccia
Quinci e quindi sul labbro
Son distese, e cadendo
Fan lucignolo doppio
Di pro
lata barba;
A cui ben corrisponde
Una spinosa scorza
Di castagna, ch’al mento
S’a
igge e ’l rimanente
Del virile ornamento
A meraviglia compie.
Deh, qual leggiadro Ibero
Ha così ben composta
Del suo volto la lana,
Che lunga, acuta e stretta
Spesso con le sua dita
Lusinga, accoglie e piega
E verso il ciglio inalza,
Che con la mia paraggio
Ardisca farne e prova?
Con la mia così nova?
Mira ancor questo
co,
Che maturo et aperto
Scende a l’orecchio appeso;
E dirai ch’io mi sono
Un gentil Francesetto,
Che ’n su le sponde a Senna
Di ben lucida perla
Porti grave l’estrema
Parte d’una sua orecchia,
E vezzoso qual
ore
Spiri grazia et amore.
Mira al
n questo cinto
(Ch’io vuò tacer de l’altre
Membra robuste e belle),
Cinto di varii
ori,
Quasi d’or
n contesto,
Che da l’omero destro
Cade e ricinge il petto;
Che me del
ero Marte
Fiero seguace e forte
Stimerai, che del duce
A la spiegata insegna
Lieto per l’audaci orme
Porti color conforme.
44

Ainsi, le front du dieu des saisons, une courge, est ceint d’une guirlande composée d’épis de blé, de millet et de grappes de raisin ; l’une de ses joues est une pomme et l’autre une pêche ; l’un de ses deux yeux est une cerise et l’autre une mûre ; ses moustaches, deux noisettes ; son menton, une châtaigne ; sa boucle d’oreille, une figue ; sa ceinture enfin, une guirlande de fleurs. Ces fruits et légumes n’ont d’ailleurs pas été choisis au hasard, car Arcimboldo semble s’être inspiré pour son Vertunno non seulement d’Ovide (Métamorphoses, XIV, 623-771), mais aussi et surtout de Properce (Élégies IV, 2)45, qu’il connaissait soit à travers le commentaire de Giovanni Nanni (Super Vertunnianam Propertii, publié pour la première fois en 1498)46, soit plus probablement à travers Le imagini de i dei de gli antichi (1571) du mythographe Vincenzo Cartari, dont l’usage des métaphores (dans ses traductions de Properce) ainsi que la gravure illustrative annoncent la « tête composée » d’Arcimboldo47.

Après cette longue énumération, le sens allégorique nous est enfin dévoilé : Vertumne n’est autre que l’emblème de Rodolphe II.

Sacro, invitto, felice, eccelso, augusto
E pio RIDOLFO, onor de l’Austria e gloria
Del German bellicoso, a cui devoto
S’inchina il mondo, e nel cui petto han seggio
Quante pria da la terra ivano in bando
Virtù, de l’aureo manto onde se’ grave
Degne, e del trono ove sì grande imperi;
Te rassembr’io, te
gur’io, te segno,
Io, che de’ frutti, cui produce e pinge
L’anno ancora fanciullo, indi crescente,
che maturo et al
n vecchio e stanco,
Quando per nevi incanutisce e langue,
E per rinascer muore, altrui conserva,
Le varie forme in un ridotte accolgo:
Sì come tu, quanto giamai puot’uomo,
O ne l’età che molle scherza, o ’n quella
Che più sfavilla et arde, aver d’altero,
Pargoletto gentil, giovine ardito
Nel tuo sen possedesti; indi poi, giunto
Agli anni onde la mente è più feconda
Di valore e di senno, or tanta copia
Scopri di gloriosi, accesi spirti,
E sotto bionda chioma i più canuti
Pensier nutrisci, e i più sublimi e saggi:
Per che nulla riman, ch’altri in te brami,
D’ornamento d’eroe, di forza d’arme.
48

Si le Vertunno est paradoxalement une image ressemblante de l’Empereur, c’est parce que la reductio ad unum de fruits et légumes mûrs, venant de différentes régions et correspondant aux quatre saisons à la fois, est à l’image de Rodolphe II qui réunit en lui toutes les vertus et qui, tel Auguste, assure une paix éternelle et comme un âge d’or dans l’ensemble de son empire.

Le madrigal se clôt toutefois sur une invitation à célébrer aussi bien l’Empereur que le peintre Arcimboldo, mis sur un pied d’égalité au dernier vers :

Or vanne, o Spettatore,
Che ’n pochi carmi ho detto
Quel ch’io son, quanto adombro;
Vanne, e nel tuo partire,
S’alma nel petto porti
Nobile e pellegrina,
Canta ’l Pittore e ’l gran RIDOLFO inchina.
49

C’est que la beauté de l’œuvre ne tient pas seulement à la profondeur de son message, caché sous une apparence silénique, mais aussi à la qualité de son exécution et à l’ingéniosité de l’invention arcimboldesque.

En effet, dans l’esprit de la Poétique d’Aristote, il est possible de distinguer laideur dans la représentation (son contenu) et laideur de la représentation (son exécution) : lorsqu’elles sont bien imitées, les réalités naturelles rebutantes (cadavres, bêtes sauvages ; Comanini ajoutant justement dans le Figino les « monstres » à ces deux exemples aristotéliciens) suscitent chez le spectateur un plaisir intellectuel lié à la reconnaissance, encore accru par l’admiration de la qualité de la mimésis (ces deux plaisirs mettant à distance la laideur des objets représentés). Dans le cas de Flora et Vertunno, on appréciera en particulier le rendu naturaliste de leurs différents éléments végétaux. Arcimboldo a d’ailleurs réalisé pour Maximilien II passionné de botanique et Rodolphe II nombre d’illustrations scientifiques destinées à alimenter leur chambre des merveilles, et dont certaines furent même envoyées entre 1583-1585 à Ulisse Aldrovandi. Notre peintre s’inscrit ainsi dans la tradition naturaliste lombarde initiée par Léonard, prolongée par Ambrogio Figino et Fede Galizia, et qui culminera avec Caravage. En outre, le spectateur se délecte de la maestria avec laquelle Arcimboldo est parvenu à ramener une aussi grande variété de végétaux à une synthèse aussi harmonique, et à fondre l’esthétique italienne de la composition avec l’esthétique flamande de la juxtaposition :

Tu non sdegnar che picciol cosa ammanti
Tua virtute in
nita in breve campo;
Ch’ancor Dio si compiacque, allor che ’l parto
Produr volse del mondo, che le cose
Di più minuta forma a l’uom la grande
Sua mirabil potenzia assai più chiaro
Additassen de l’alte e de l’immense.50

Rejouant la Création divine en transformant l’informe en forme, le chaos en cosmos, la laideur en beauté, Arcimboldo devient un alter deus semblable au Dieu de la Genèse ou au Jupiter du début des Métamorphoses ovidiennes :

Tempo fu che confuso
Era in sé stesso il mondo,
Però che ’l ciel col foco,
E ’l foco e ’l ciel con l’aria
Eran mischiati, e l’onda
Con l’aria e con la terra
E col foco e col cielo;
E senz’ordine il tutto
Stavasi informe e brutto.
Ma la destra di Giove
Poscia librò su l’acque
La terra, e l’aria stese
Sovra l’onda e la terra,
E sovra l’aria il foco,
L’un da l’altro pendenti
E ’ntralciati e distretti
Con l’umido e col secco
E col caldo e col freddo,
Quasi con quattro anella
Che più gemme in monile
Stringon con forte laccio.
Sortìo più nobil seggio
Il ciel degli elementi,
Il ciel che lor sovrasta
E tutti in grembo accoglie.
Così, quasi animale
Vivace, altier, perfetto,
Uscìo da la confusa
Vasta mole ondeggiante,
Come fuor di matrice
Gravida e ’n sé feconda,
Parto leggiadro il Mondo,
Di cui l’occhiuto volto
È lo stellante Olimpo,
E ’l petto l’aria, e ’l ventre
La terra, e i piè gli abissi;
E l’alma, che riscalda
Et aviva il gran corpo
E gli dà polso, il foco;
E vesta i frutti e l’erba,
Ch’ad altr’uso ancor serba.
Or tu che pensi ch’abbia
L’ingegnoso Arcimboldo
Nel qui ritrarmi fatto
Col suo pennel, ch’avanza
Pur quel di Zeusi, o quello
Di chi gli fè l’inganno
Del sottil vel dipinto
Nel certame di gloria?
Felice emulo ardito
Ei del gran Giove è stato,
Che, sciegliendo dai campi
Mille
or, mille frutti,
Dove n’avea Natura
Fatto un lieto miscuglio,
Di quei contesto ha un cinto,
Membra di questi ha
nto.51

Dans ces vers, il est donc aussi question de l’ingéniosité d’Arcimboldo, lui qui fut, de son vivant, unanimement célébré, dans une optique néo-platonicienne, pour la nouveauté de ses inventions (que les trattatistes ont, en les comparant génériquement aux grotesques, appelées « capricci », « scherzi », « grilli », « meraviglie », et qualifiées de « bizzarre » ou de « ghiribizzose »). Si ses « têtes composées » sont belles, c’est donc aussi en raison de leur conformité avec la rareté des idées artistiques contenues dans l’esprit du peintre et ce, nonobstant les multiples précédents littéraires ou iconographiques (issus de la culture savante comme populaire) que l’on a pensé, à tort ou à raison, leur trouver. Les peintures arcimboldesques sont au sens fort du terme des « merveilles » et, à ce titre, des rariora dignes de faire partie du « museo » (Lomazzo) des Habsbourg, dont les Stagioni et les Elementi constituaient peut-être l’« introduction encyclopédique »52.

Réflexion méta-artistique : le beau dérive du laid

Toutefois, ces explications aristotélicienne (qualité de l’exécution) et néo-platoniciennes (laideur silénique, « caprice ») devenues topiques dans la trattatistica de la fin du xvie siècle de la « belle laideur » de Flora et de Vertunno ne suffisent pas à rendre compte de leur paradoxale beauté. Celle-ci, en faisant coïncider harmonie et dysharmonie dans la superposition mentale d’une vision éloignée et d’une vision rapprochée que le spectateur se voit contraint d’adopter, pose en effet la question de l’articulation conceptuelle entre beauté et laideur artistiques de façon bien plus radicale et, dirions-nous, plus moderne.

La lecture méta-picturale des « têtes composées » arcimboldesques se justifie d’abord par le fait que l’artiste lui-même ne prenne pas complètement au sérieux leur caractère allégorique : si la critique a souvent insisté sur les correspondances établies entre macrocosme (nature) et microcosme (visage humain), force est de constater que, du point de vue du sens, celles-ci se révèlent pour le moins arbitraires, au point que l’on peut se demander si ces « caprices » ne parodient pas plus le portrait poétique d’inspiration pétrarquiste qu’ils ne l’imitent, et s’il ne serait pas préférable de les rapprocher plutôt de la poésie burlesque. En outre, Arcimboldo se révèle ponctuellement ironique, en particulier (comme l’a souligné Daniel Arasse) lorsqu’il choisit de représenter le front par un « pepone » (une courge), suggérant peut-être par là l’état psychique de Rodolphe II à la fin de son règne53. Par ailleurs, même s’il ne saurait relever de la caricature, que penser du fait même de composer un visage impérial à partir de végétaux ?

Au-delà de leur dimension humoristique, et comme l’a très justement souligné Roland Barthes, les têtes composées étonnent par leur effet « dysphorique » :

Ce qui voue de la sorte les têtes d’Arcimboldo à un effet de malaise, c’est précisément qu’elles sont « composées » : plus la forme de la chose semble venue d’un premier jet, plus elle est euphorique [...]. L’art d’Arcimboldo est un déni de ce bonheur : non seulement la tête figurée vient d’un travail, mais encore la contemplation et, partant, la durée de ce travail sont représentées : car avant de « dessiner » le printemps, il faut « dessiner » chacune des fleurs qui vont le composer. C’est donc le procédé même de la « composition » qui vient troubler, désagréger, détraquer le surgissement unitaire de la forme.54

Au mépris de l’idéal de sprezzatura, Arcimboldo donne à voir le processus même de la création (et de la perception), et met à nu le jeu entre le tout et les parties sur lequel est fondée toute représentation : on figure toujours en assemblant des parties originairement éparses, et on observe toujours en décomposant et en recomposant la toile. Le processus créateur est d’autant plus visible que les « têtes composées » semblent souvent en cours de décomposition : par exemple, les fleurs qui composent Flore peuvent facilement évoquer une maladie de peau. Et l’effet de totalité des portraits arcimboldesques se brise dans la vision rapprochée, en raison de la perception non seulement de la multiplicité des éléments qui les composent, mais aussi de leur subtile dissymétrie (par exemple, entre les deux yeux ou les deux joues de Vertumne).

Le Vertunno est par conséquent l’occasion pour Comanini de formuler, non pas dans le corps du texte du Figino mais dans le madrigal qu’il y insère, des considérations sur la laideur radicalement nouvelles par rapport à la littérature artistique italienne antérieure, et qu’il n’aurait peut-être pas pu formuler sans le détour par l’ekphrasis et l’écriture poétique. Les idées du théoricien sont exprimées par Vertumne lui-même, dans quatre vers d’une remarquable efficacité :

[...] Se ’n mirar non t’ammiri
Del brutto, ond’io son bello,
Ben non sai qual bruttezza
Avanzi ogni bellezza.
55

Par la voix du dieu des saisons, Comanini affirme donc non seulement que le laid constitue la source du beau (alors que les théoriciens de la Renaissance partaient la plupart du temps du beau pour définir la laideur comme dysharmonie), mais aussi que la laideur, qu’il fait littéralement rimer avec la beauté, lui est de surcroît supérieure.

De fait, en l’obligeant à s’approcher et s’éloigner de la toile, Arcimboldo force le spectateur à prendre conscience que l’unité harmonique du portrait de Rodolphe II en Vertumne constitue en fait une illusion, qu’elle n’est que le résultat d’un travail en amont d’assemblage, d’un « bricolage » (Barthes), d’une fastidieuse ars combinatoria opérée à partir d’un ensemble dysharmonique d’éléments. L’harmonie dériverait donc d’une dysharmonie, qui lui serait donc antérieure et en constituerait la source. Or, ce qui vaut pour les « têtes composées » vaut, de manière générale, pour tout tableau : Magritte, pour qui « l’art de peindre est un art de penser »56, semble répéter la leçon arcimboldesque avec l’Évidence éternelle (dont la première version date de 1930)57, où l’absence de certaines parties du nu féminin et l’encadrement des autres révèlent le caractère composé, voire « composite »58 de l’œuvre, parodiant ainsi l’anecdote de Zeuxis et des vierges de Crotone.

Enfin, en attirant l’attention du spectateur sur la multiplicité des éléments du portrait qui « grouillent »59 à la surface de la toile, Arcimboldo semble vouloir indiquer que la recherche d’une totalité harmonique ne peut ni ne doit anéantir la dysharmonie initiale de ses composants. Ses « têtes composées » seraient ainsi emblématiques d’une esthétique maniériste portée à ses plus extrêmes développements : avec elles, l’artiste atteint la limite d’une exaltation de la variété et du singulier ne faisant toutefois pas voler en éclats l’unité et la totalité, auxquelles, dans l’esthétique classique, les parties devaient demeurer subordonnées. Les « caprices » arcimboldesques ouvrent la voie au baroque.

Flora et Vertunno constituent donc deux cas parfaits de paragone entre peinture et poésie : la singulière dialectique entre le tout et les parties (et, partant, entre vision éloignée et vision rapprochée, identité et altérité, composition et juxtaposition, imitation fantastique et imitation eicastique) sur laquelle repose leur monstruosité naît de la volonté du peintre de rapprocher le plus possible la peinture de la poésie et de son usage des métaphores (la soumettant, comme elle, à la fragmentation et à la successivité). Or, ce que semble indiquer le madrigal que Comanini consacre au Vertunno, et en dépit des explications traditionnelles (laideur silénique, beauté de l’exécution, manifestation de l’inventivité de l’artiste) qu’il tente d’apporter à sa paradoxale beauté, c’est que celui-ci propose plus fondamentalement une réflexion radicalement nouvelle sur l’articulation de la beauté et de la laideur en art : l’exploitation maximale de l’ut pictura poësis mis en place par le dispositif arcimboldesque, à la fois ironique et dysphorique, semble signifier que toute beauté harmonique dérive de l’assemblage de parties originairement chaotiques, dont la dysharmonie, non contente d’être la source de la beauté, en est également l’irréductible ferment.

Arcimboldo semble ainsi anticiper certaines réflexions développées par Theodor W. Adorno dans sa Théorie esthétique publiée en 1970 qui est sans doute la dernière grande esthétique générale de l’histoire de la philosophie 60, en particulier son refus de la conception classique de l’harmonie ainsi que sa valorisation de la « dissonance ». Pour le philosophe, la beauté classique, c’est-à-dire l’harmonie, est en effet une illusion qui subsume les parties au tout, le particulier à l’universel et la non-identité à l’identité, selon une logique extra-esthétique dans laquelle l’intuition se plie à la domination du concept. À ses yeux, l’œuvre d’art moderne doit être par conséquent laide, c’est-à-dire dissonante. La dissonance est justement, à l’inverse de l’harmonie classique, l’expression de l’irréductibilité des particularités et de l’hétérogénéité à partir de laquelle doit s’opérer une synthèse non violente qui ne les supprime pas61. Ainsi, avec Comanini (et son madrigal sur Vertumne) comme avec Adorno, « on peut admettre que le beau a pris naissance dans le laid plutôt que l’inverse »62, que l’unité harmonique classique fait violence aux parties (allant même jusqu’à les sélectionner en amont en vue de la réalisation d’un tout unitaire63, comme en témoigne l’anecdote de Zeuxis et des vierges de Crotone), que le disparate ne doit jamais disparaître derrière l’unité64 ; en d’autres termes, que « la dissonance est la vérité de l’harmonie »65, et non l’inverse.

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1 Cf. Lee W. Rensselaer, Ut Pictura Poësis. Humanisme et Théorie de la Peinture xve-xviiie siècles, Paris, Macula, 1967.

2 Daniel Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996 [1992], p. 48.

3 Sur le paragone entre peinture et poésie chez Léonard, voir l’introduction de Frédérique Dubard de Gaillarbois à ce volume.

4 Nous nous permettons de renvoyer à Olivier Chiquet, La laideur au féminin dans la littérature artistique italienne de la Renaissance : le visage de la vieille Hélène, « Le Verger, Bouquet XI : le corps des femmes », juin 2017.

5 Sur ces questions, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat « Penser la laideur dans la théorie artistique et la peinture italiennes de la seconde moitié du Cinquecento. De la dysharmonie à la belle laideur » (Sorbonne Université) soutenue le 19 XI 2018.

6 Il en existe plusieurs versions : Giuseppe Arcimboldo, Flora, vers 1589, huile sur toile, 81,3 × 61 cm, collection privée et id., Flora, vers 1591, huile sur toile, 72,8 × 56,3 cm, Paris, collection privée.

7 Id., Vertunno, vers 1590, huile sur toile, 70,5 × 57,5 cm, Håbo (Suède), château de Skokloster.

8 Giovanni Filippo Gherardini, All’Invitissimo Cesare Rodolfo Secondo. Componimenti sopra li due quadri Flora e Vertumno, fatti a Sua Sac. Ces. Maestà da Giuseppe Arcimboldo Milanese, in Milano, appresso Paolo Gottardo Pontio, 1591. Ce recueil, diicilement consultable, peut être presque entièrement « reconstitué » à partir de Giacomo Berra, Allegoria e mitologia nella pittura dell’Arcimboldi : la “Flora” e il “Vertunno” nei versi di un libretto sconosciuto di rime, « Acme. Annali della Facoltà di Lettere e Filosoa dell’Università degli Studi di Milano », vol. XLI, II, maggio-agosto 1988, pp. 11-39 et id., L’Arcimboldo “c’huom forma d’ogni cosa” : capricci pittorici, elogi letterari e scherzi poetici nella Milano di ne Cinquecento, in Sylvia Ferino-Pagden (a cura di), Arcimboldo. Artista milanese tra Leonardo e Caravaggio, Catalogo della mostra (Milano, Palazzo Reale, 10 febbraio – 22 maggio 2011), Ginevra-Milano, Skira, pp. 283-313.

9 Giovanni Paolo Lomazzo, Idea del tempio della pittura, vol. 1, Firenze, nella sede dell’Istituto Palazzo Strozzi, 1974, p. 381.

10 « Quos cernis ores, quae orida serta, Rodolphe / Caesar, sunt Florae pectus, et ora Deae. / Quod vero caput, et pectus tantum eminus, at si / Cominus accedas nil nisi serta vides : / Eigens Florae formam, Arcimboldius / Ingenio, magnae fecit id artis opus », G. Berra, Allegoria e mitologia nella pittura dell’Arcimboldi, cit., p. 19.

11 Voir note 33.

12 Cf. Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997.

13 G. A. da Milano (Arcimboldo), « All’Arcimboldo » : « Se di lode, e di fama, assai è degno / Pittor, che ben ritragga un solo oggetto, / Di quanti ogn’hor ne forma a suo diletto, / Il supremo rettor del trino Regno : // O più d’Apelle, e chi giunge al tuo regno ? / Che tanti in un ne aduni, e con eetto, / Un viso human ne ngi sì perfetto, / Che l’ammira ciascun più bell’ingegno ? // Tu di libri, di frondi, frutti, e ori, / D’animal vari, e di vari stromenti / E d’altre cose ancor, che non descrivo, // Con giuste linee espresse, e suoi colori / Il viso altrui sì ben ne rappresenti / Che ’n dubbio stassi, qual sia il nto, o ’l vivo », G. Berra, cit., p. 20.

14 Paola Barocchi (a cura di), Trattati d’arte del Cinquecento, fra manierismo e Contro-riforma, vol. 3, Bari, Laterza, 1960-1962, p. 258.

15 « Ne cangiò Flora in Fiori / Ne i Fiori cangiò in Flora / Il Pittor saggio, ma dipinse Flora / Com’è, Flora di Fiori. / D’ossa in vece e di carne i Fior fan Flora,/ Non però Flora i Fiori / Sono, ne Fiori è Flora, / Ma di Fiori Flora, / E fanno i Fiori Flora, e Flora i Fiori, / Perché de i Fiori è Flora, / La Vera Dea composta sol di Fiori », G. P. Lomazzo, Idea del tempio, cit., p. 383.

16 P. Barocchi, cit., p. 259.

17 Roland Barthes, Arcimboldo ou Rhétoriqueur et magicien, dans id., Œuvres complètes, tome III (1974-1980), Paris, Éditions du Seuil, 1995, pp. 854-869.

18 Ibid., p. 854.

19 Ibid., p. 858.

20 Ibidem.

21 Ibidem.

22 Cf. François Lecercle, La chimère de Zeuxis, Tübingen, Gunter Narr Verlag,1987.

23 Ibid., pp. 119-120.

24 Voir Andreas Beyer, La costruzione della fama di Arcimboldo, in S. Ferino-Pagden (a cura di), Arcimboldo 1526-1593, Catalogo della mostra (Parigi, Musée du Luxembourg, 15 settembe 2007 – 13 gennaio 2008), Ginevra-Milano, Skira, 2008, pp. 25-31.

25 G. Arcimboldo, Autoritratto, vers 1575, plume et lavis bleu sur papier, 23 × 15, 7 cm, Národni Galerie, Prague.

26 Voir supra.

27 « [La Flora dell’Arcimboldo è] formata in guisa, che tutta è ori. Percioche d’alquanti, che hanno colore di carne, hà formato il petto, et la gola : la fronte hà composto di varie rose d’althea : le guancie di rose vermiglie : il mento di una rosa aperta : il labbro di sopra di due viole : quel di sotto di due bottoni di rose incarnate : gli occhi di viole mammole, che or di pensieri ancora son dette : le palpebre di sopra di un ore madre selva : quelle da basso di un bottone di cedro : le ciglia di due ramoscelli di spico : il naso di una fronda di giglio non ancora aperta : la ghirlanda di varii ori : le vesti di foglie d’aranci, di cedri, et d’altre simili, sparse e di mille altre sorti di ori, i quali rappresentano ricami, et gemme [...] », G. Berra, L’Arcimboldo “c’huom forma d’ogni cosa” : capricci pittorici, elogi letterari e scherzi poetici nella Milano di ne Cinquecento, cit., p. 295.

28 Voir note 15.

29 G. A. da Milano (Arcimboldo), « Il medesimo Vertunno a i riguardanti » : « Certo, che solo un mucchio mi credete / Di frutti, e di verdura. // Son Vertunno, e mi pregio esser fattura / De l’Arcimboldo, di sì alto ingegno, / Che ben giostra di par con la Natura. / Mà che gli manca ? Giove il facccia degno / Di quel frutto divin con grato ciglio. / Che di Giapeto fece il magno glio », G. Berra, cit., p. 300.

30 Gherardini, « All’invittissimo Cesare Rodolfo Secondo. Dice la Flora dell’Arcimboldo » : « Cesare invitto, Ecco pur giunta è l’hora, / Sotto il divino tuo nume felice, / Che con sua vera eigie appaia Flora. / Io fui già frà li Dei la più infelice, / Hora di felicità spero che sia / Questo principio altier ferma radice. / Qual (lassa) del mio honor, folle bugia / Fece ne’ tempi adietro, in Roma stratio,/ che però agguaglio Polisenna, e Argia ? / Credulo il Mondo, per si lungo spatio,/ Brutte legger di mè menzogne lassa, / Tal che ogni cor gentil n’è schifo, e satio. / Mà se del tuo favor non sarò cassa, / Già ne la bella Insubria un pio scrittore / Per mè l’amica mano al vero abbassa [...] », ibid., pp. 297-299.

31 G. Arcimboldo, Flora meretrix, vers 1595, huile sur toile, 74,3 × 57,8 cm, collection privée.

32 Gherardini, toujours dans « All’invittissimo Cesare Rodolfo Secondo. Dice la Flora dell’Arcimboldo » : « Cesar, teco hora qui fermerò il piede, / Florida sempre, al caldo, e al freddo Cielo, / E quando parte il Sole, e quando riede. / Non temono i miei ori arsura, ò gielo, / Ne mai perdono il verde le mie fronde, / Ne mi fà il volger d’anni cangiar pelo », G. Berra, cit., p. 299.

33 Borgogni, « Sopra la Flora dell’Arcimboldo » : « Sparita era da noi / La vaga, e bella Flora, / Ch’anco l’errante Zero innamora. / Mà tù pittor co’ tuoi / Spiranti almi colori, / Conversi in mille ori / (Quasi divina aita) / Hor ce la rendi più cara, e gradita. / Ecco, che quei begli occhi, e quel sembiante, / Fan chi la mira, divenir suo amante », ibidem. Et Gherardini, dans « All’invittiss. Impera- tore Roldofo Secondo. Sopra la Flora dell’Arcimboldo » : « Ecco ò Cesar famoso à Battro, à Thile / Di Flora i ori, anzi di ori Flora, / La qual Zero un tempo, hora innamora / Ogni spirto gentile. / Deh lascia per poc’hora / Le cure Auguste, e ’l conosciuto stile / De l’Arcimboldo tuo devote, humile, / Lieto contempla, che d’appresso il vago / De l’ammanto terrestre t’appresenta, / E lungi alquanto, la più vera imago / De la più vaga Dea. Si dirai spero, / Meglio, ò più, mortal mano in darno tenta, / Si il viso, e così i or giugono al vero. / Dia l’immortal quel, che il mortal non puote / Soave à i ori odor, senso à le gote », ibid., p. 300.

34 Gherardini, « Il Vertunno dell’Arcimboldo parla » : « Dunque si lungamente i tetti Augusti / Senza il Vertunno suo, la Flora mia / Goder devrà ? Mi pongo hor’hora in via, / Ne ghiaccio, ò nevi, ò sentier erti, ò angusti, / Potran tardarmi il corso. / Fin che con questo mio vero sembiante, / Seco a Cesar davante, / Dicale, Il rio destino homai è scorso, / Tu di latranti più non udrai stormo, / Io più non parto, e più non mi trasformo », ibid., p. 308.

35 « Giuseppe Arcimboldo tanto fedele, e sviscerato servo di V. M. Quanto sa ella medesima, parendogli, che stava male così sola, nelle stanze di V. M. la Flora, ch’egli le mandò l’anno passato, ha voluto darle per compagno Vertunno [...] »,G. Berra, Allegoria e mitologia nella pittura dell’Arcimboldi : la “Flora” e il “Vertunno” nei versi di un libretto sconosciuto di rime, cit., p. 37.

36 Gherardini : « Vertunno, che son io, di Flora amante [...] / Fu ben già il trasformarmi, hora m’è caro / esser qual son, pur che Cesar per sposa, / Diami la Flora, et insieme ne rassembri », ibid., pp. 33-34.

37 Gherardini, « Il Vertunno dell’Arcimboldo in arrivando, parla a Flora, et essa al ne gli risponde » : « Cara, leggiadra Flora, / Poi che mi diede la mia vera forma, / Quel, che a te la tua vera ha dato ancora, / Vertunno dissi, più non si trasforma. / Ma provar voglio bene, e l’arte, et i prieghi, / Perché Flora ad amarmi al n si pieghi. // Così dal patrio nido / Partito, giungo a te per lunga via, / Qui il tuo sembiante, e qui il Cesareo nido / Vo’ contemplando, né ben so qual sia / Di due, che più mi stringa, o il tuo bel viso, / O questo Augusto in terra Paradiso. [...] Consento lieta, / Poi che questa gentil tua nova imago / Nel solo amor di te, mio cor’acqueta / Così d’ambi il desio Cesar gradisca, / Come tal par non hebbe l’età prisca », ibid., p. 33.

38 Gherardini : « Tu Zer, io Pomona / Lasciamo, i vengo a te del tuo amor preso [...] », ibid., p. 34.

39 P. Barocchi, cit., p. 258.

40 Ibid., p. 264.

41 XIII, 840-852 : « Oui, je me connais, dans le reflet de l’eau limpide je me suis vu / il n’y a pas longteps, et elle m’a plu, la forme que j’ai vue. / Vois si je suis grand ; il n’y a pas plus grand que ce corps, / même pas Jupiter dans le ciel – puisque vous aimez raconter / qu’y règne un certain Jupiter. Toute cette chevelure par-dessus / mon visage rude, qui ombrage mes épaules, comme une forêt !/ Et mon corps, tout dense de poils drus dressés, / ne crois pas que c’est laid. Un arbre sans feuillage est laid, / laid un cheval si une crinière ne couvre son cou alezan ; / la plume couvre l’oiseau, la laine est bonne pour la brebis, / la barbe va bien aux hommes et les poils drus sur le corps. / J’ai un seul œil au milieu, sur le front, mais c’est comme / un immense bouclier. Quoi ? Tout ça, le grand soleil / ne le voit pas du haut du ciel ? Le soleil n’a qu’un œil. Et puis [...] », Ovide, Les métamorphoses, Paris, Éditions de l’Ogre, 2017.

42 « Ma fa’ severo il ciglio,/E ’n te medesmo accolto / Porgi attento l’orecchio,/ Perch’ ivi aidar possa / D’arte nova un secreto », P. Barocchi, cit., p. 259.

43 « Degno, oh degno se’ tu, che col silenzio, / Via più che con la lingua, altri t’onori : / Ch’ammirar sacra cosa è più securo / Sol, che, parlando, balbettarne il meno. / Però qual dotto Egizzio ha sotto ’l velo / Di sì bei frutti il tuo divin coperto / L’Arcimboldo, il più do, il miglior servo / Ch’ai tuo diadema il cor sacrasse e l’opra », ibid., p. 265.

44 Ibid., pp. 260-264.

45 « Pourquoi t’étonner qu’en un seul corps je présente tant de formes ? Apprends à connaître les signes distinctifs ancestraux du dieu Vertumne. [...] C’est pour moi que les premières grappes de raisin changent de couleur, lorsque leurs grains virent au violet sombre, et que les premiers épis barbus se gonflent de graines lactescentes ; ici tu vois de douces cerises, ici les prunes de l’automne et les mûres qui rougissent les jours d’été. Le greffeur ici d’une couronne de fruits acquitte ses vœux, dès que le poirier, sur son tronc rebelle, a produit des pommes », Properce, Élégies, livre IV, Bruxelles, Latomus, 2015, p. 59.

46 Cf. Thomas DaCosta Kaufmann, Arcimboldo and Propertius. A Classical Source for Rudolf II as Vertumnus, « Zeitschrift für Kunstgeschichte », 48, 1985, pp. 117-123.

47 Voir G. Berra, Allegoria e mitologia nella pittura dell’Arcimboldi, cit., pp. 23-27.

48 P. Barocchi, cit., pp. 264-265. 49.

49 Ibid., p. 265.

50 Ibidem.

51 Ibid., pp. 259-260.

52 Voir Sven Alfons Le musée à l’image du monde, in Simonetta Rasponi et al. (dir.), L’Effet Arcimboldo, les transformations du visage au 16e et au 20e siècle, Catalogue de l’exposition (Venise, Palazzo Grassi, février 1987), Paris, Éditions Le Chemin vert, 1987, pp. 66-87.

53 D. Arasse, cit., p. 372.

54 R. Barthes, cit., p. 867.

55 P. Barocchi, cit., p. 258.

56 Cité dans Didier Ottinger (dir.), Magritte. La trahison des images, Catalogue de l’exposition (Paris, Centre Pompidou, 21 septembre 2016 - 23 janvier 2017), Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2016, p. 182.

57 René Magritte, L’Évidence éternelle, 1930, huiles sur toile montées sur carton, 155 x 41 cm, Houston, The Menil Collection.

58 Voir Jacqueline Lichtenstein, La beauté est un problème plastique, D. Ottinger, cit., pp. 179-199.

59 R. Barthes, cit., p. 868.

60 Pour une présentation claire et synthétique, voir Martin Thibodau, La théorie esthétique d’Adorno, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

61 « Dans l’art moderne, l’expression est l’expression de la dissonance. Elle est l’expression de la fausseté du principe d’harmonie, de l’intégration complète des éléments dans la totalité esthétique. Ce qu’elle dénonce, c’est l’idéal du modèle classique, modèle de l’équilibre du tout et des parties qui est l’exact analogon du dualisme de l’intuition et du concept. Le concept d’harmonie s’est inscrit dans l’art comme idéal de l’intégration parfait du tout et des parties ; il est le concept qui proclame l’unité des parties et du tout à partir du primat de la totalité. Or, les œuvres d’art modernes démontrent que la réalisation de l’unité, de la synthèse esthétique, ne fonctionne pas de cette façon. Les œuvres d’art modernes, délestées de toute forme a priori et qui sont l’expression de la dissonance, révèlent que la totalité prend précisément forme à partir de l’hétérogène, à partir de la partie ; l’unité et le sens de la synthèse esthétique doivent donc être compris comme résultat. L’expression de la dissonance, qui est l’expression de l’irréductibilité de la singularité, détruit l’équilibre et l’illusion de la totalité. La remise en question des idiomes traditionnels est l’expression dissonante de cette illusion. L’immanence radicale qui s’instaure est forcément dissonance, expression de la singularité », ibid., p. 45.

62 Theodor Wiesengrund Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 2011, p. 81.

63 « En fait, toute analyse plus perspicace découvre des frictions dans l’unité esthétique : soit que les parties ne s’adaptent pas de leur propre gré à celles-ci, c’est-à-dire que cette unité leur est imposée, soit que les composantes modelées par avance sur l’unité ne sont pas vraiment des composantes », ibid., p. 157.

64 « L’harmonie esthétique n’est jamais achevée, mais elle est polissage et équilibre ; au tréfonds de tout ce qui, en art, peut être qualifié, à juste titre, d’harmonieux, survit le disparate et le contradictoire », ibid., p. 159.

65 Ibidem.