Revue Italique

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Introduction

Irene Romera Pintor

Ce XVIIIe volume d’Italique réunit six essais axés autour de quelques écrivains italiens et espagnols depuis les toutes premières années jusqu’aux dernières du XVIe siècle. Mais nous ne trouverons pas ici comme dans d’autres volumes antérieurs une sélection monographique centrée autour d’un sujet commun. Ces études-ci présentent un caractère plus particulier et, cependant, tout aussi dynamique et engageant. C’est ainsi qu’une lecture attentive des articles recueillis dans ce volume permet de mettre en relief le lien qui les relie, non seulement par un solide réseau de références intertextuelles mais encore par de fortes connections et rencontres générationnelles entre les auteurs analysés. Au centre de toutes les références et du contexte littéraire de ces études un nom revient toujours dans chacune d’elles : celui de Giambattista Giraldi Cinzio. Cet homme dont l’importance et la répercussion des écrits théoriques ainsi que leur implantation théâtrale ne sont plus à revendiquer après la longue «nuit obscure» que l’oubli des critiques lui avait fait subir. Et cela n’est point par hasard, car Giraldi Cinzio se trouve, du fait de sa génération, au cœur de ce siècle qui a vu l’épanouissement de la Renaissance et vécu ses dernières lueurs.

Susanna Villari, dont l’édition monumentale des Ecatommiti de Giraldi, récemment publiée s’est convertie en un précieux instrument de travail, nous offre une suggestive hypothèse riche en possibilités sur le fait curieux que sauf Orbecche aucune des huit autres pièces de son théâtre n’a été publiée de son vivant. Comme il est bien connu, seule la piété filiale de Celso Giraldi les lui fait publier en 1583, dix ans après la mort de son père, les sauvant ainsi de sombrer définitivement dans l’oubli. Villari s’oppose au jugement sévère de Carlo Dionisotti. En l’absence de manuscrits originaux des textes du théâtre de Giraldi, Villari soumet à une analyse serrée les différentes phases de la rédaction des Discorsi d’après les éditions existantes qui démontrent que Giraldi ne cessait de retoucher et rectifier ses écrits. L’édition de 1554 atteste en marge des ajouts et rectifications de sa propre main. Ce qui reflète les différentes tentatives de l’auteur pour justifier ses propres innovations théâtrales et nous laisse supposer que de semblables remaniements sont certainement demeurés inédits par manque de temps dans l’écriture de ces tragédies. N’oublions pas que les dix dernières années de la vie de Giraldi ont été particulièrement douloureuses : exilé, voyageant comme un pélerin de ville en ville de Turin à Mondovì, puis encore à Pavie pour échouer finalement trois mois avant sa mort dans sa Ferrare natale. De surcroît, Giraldi était malade et devant faire face à de nouvelles obligations, c’est encore merveille que son énergie mentale lui ait fait entreprendre la publication des Ecatommiti. Il lui restait, certes, peu de temps pour songer à celle de ses tragédies, qui cependant avaient remporté un énorme succès lors de leurs représentations. Comme le suggère finement Susanna Villari, Giraldi voulait certainement les limer et polir avant de les faire publier. Car Giraldi n’a jamais cessé de rechercher des solutions théâtrales plus en consonance avec les exigences éthiques, sociales et culturelles de son époque afin d’atteindre le parfait équilibre entre sa praxis dramatique et son élaboration théorique. Mais cela était certainement dans ses intentions de les publier comme l’attestent par ailleurs, les paroles d’Arlenio Arnoldo (éditeur des Ecatommiti) dans sa lettre préface au lecteur : «ci darete animo di darvi l’Ercole del medesimo auttore condotto a grato e dilettevole fine, e insieme un buon numero di tragedie, di felici e d’infelici soccessi, con varie sorti di rime, in diverse materie, leggiadramente composte», témoignage que cite Susanna Villari à l’appui de sa démonstration.

Luigi Groto, né une génération après Giraldi, est le sujet de la brillante étude de Bernhard Huss, qui nous brosse d’abord en quelques lignes précises le portrait de cet infortuné poète, mort prématurément en 1585. Poète qui n’est pas assez connu aujourd’hui comme le fait remarquer Huss, mais qui avait été pourtant «un homme célèbre dans toute l’Europe jusqu’au XVIIe siècle». Luigi Groto mérite certainement d’être à nouveau mis en lumière non seulement pour la qualité de ses Rime (qui ont déjà fait l’objet d’une édition aussi précise qu’intelligente de Bernhard Huss) mais aussi pour ses deux tragédies Adriana et Dalida, qui forment le diptyque d’expérimentation maniériste fondé sur les deux idées maîtresses de «compassion» et d’»horreur». Huss commence par analyser comment Groto désintègre l’association aristotélicienne de la compassion et de l’horreur qu’il repartit à part égale dans ses deux drames. En ce sens Adriana s’inscrit sous l’enseigne de la compassion dans la tradition de Pétrarque, tandis que Dalida s’inspire de la tradition de la tragédie de l’horreur, en suivant Sénèque et l’Orbecche de Giraldi. Les procédés artistiques de Luigi Groto, qui veut ainsi différencier la compassion de l’horreur, sont explicitement traités dans les deux œuvres contre tout souci de vraisemblance comme le voulait Aristote, ce qui souligne la dimension expérimentale de son écriture. Bernhard Huss fait remarquer avec finesse comment l’auteur introduit la description de ses conditions matérielles précaires et de ses graves problèmes de santé dans le prologue de ces textes, d’où le pessimisme foncier qui les imprègne et qui a fait que la critique les étiquète comme représentation de «l’angoisse maniériste».

Les problèmes de style poétique et la manière dont les ont résolues Trissin et Torquato Tasso sont le pivot autour duquel tournent respectivement les études de Renzo Cremante et Vincenzo Guercio.

Renzo Cremante, dont le nom est synonyme d’excellence (son édition de l’Orbecche reste incontournable), analyse avec son érudition et sa sagacité habituelles les expériences métriques et en particulier l’utilisation de l’endécasyllabe libre. Ces expériences ont une place de choix dans la grammaire du langage tragique codifié par Trissin. Pour mieux saisir le sens révolutionnaire de ces expériences, Cremante les confronte aux aspects métriques et formels de quelques tragédies qui ont précédé ou accompagné l’expérience dramatique de Trissin, spécialement la Sophonisbe de Galeotto del Carretto, écrite au tout début du siècle, en 1502, mais publiée posthume en 1546. Cremante analyse de même la Sosanna, seule œuvre connue et publiée du dominicain Tiburzio Sacco. Mais c’est encore à Giraldi Cinzio qu’il faut se rapporter, lui qui dans sa lettre de la Défense de la Didone met l’accent sur l’aspect novateur des recherches linguistiques et métriques de Trissin. C’est ainsi que Renzo Cremante nous guide de main de maître, à travers les similitudes et coïncidences textuelles, et grâce à une ample information bibliographique, jusqu’à trouver quelques-unes des motivations théoriques de la réforme métrique menée à terme par Trissin.

Suivant un itinéraire semblable, l’étude de Vincenzo Guercio nous procure un vif plaisir avec son analyse très technique mais remplie de sensibilité et de finesse de la langue du Tasse. Il proclame dans la tragédie Re Torrismondo (une tragédie que Guercio n’hésite pas à qualifier de la «più bella e profonda tragedia italiana del Cinquecento ; probabilmente, non solo del Cinquecento») l’excellence absolue de sa langue. Dans le panorama littéraire du XVIe siècle finissant, la langue du Tasse dans Re Torrismondo brille comme un summum d’élégance et de style. Le Tasse avait déjà fait preuve de ses qualités lyriques dans son œuvre de jeunesse l’Aminta. Grâce à l’opportunité de nouvelles éditions enrichies de minutieux et judicieux commentaires comme celle de Martignone en 1993, la critique contemporaine a ouvert de nouvelles perspectives sur cette tragédie, qui avait été éclipsée en faveur de l’Aminta. En particulier, Vincenzo Guercio souligne ici l’osmose de son style avec ce langage lyrique. Ici aussi nous retrouvons les traces de l’influence de l’écriture de Giraldi, notamment celles du chœur giraldien, qui termine le premier acte de son Orbecche avec une invocation à Vénus, composée de cinq stances. Des rencontres similaires se retrouvent dans la Mérope de Torelli, spécialement dans la prière à l’Amour du premier épisode. Ces stances à Vénus de Giraldi avaient déjà laissé leur empreinte sur le Tasse, en particulier sur le chœur qui concluait l’Acte IV de l’Aminta. Pour ce qui est de la tragédie Re Torrismondo, Guercio les retrace dans l’Acte III. La suggestive analyse de Guercio s’appuie sur des exemples précis qui prouvent la nécessité d’étudier la métrique du Tasse pour comprendre la construction de son langage tragique. Vincenzo Guercio nous rappelle tout au long de son étude la dette des écrivains postérieurs, certains plus effacés, comme Torelli, d’autres plus prestigieux comme le Tasse, envers ce théoricien du genre dramatique doublé d’un homme de cœur qui s’appelle Giambattista Giraldi Cinzio et qui est le sujet de notre propre étude, entièrement dédiée à lui.

Notre regard se dirige en particulier vers un Giraldi pris dans la tourmente de ces années «de tempête et de guerre», matérielle et idéologique, dont la cour de Ferrare est le reflet, incarné par le duc Hercule II et sa femme Renée de Valois. À travers l’analyse de deux de ses tragédies à «lieto fine», la première Altile en 1543 et la dernière Arrenopia en 1563, qui est son adieu à Ferrare avant son exil, nous voulons surtout souligner la volonté de Giraldi de fournir un dérivatif, un antidote à ces années sombres et d’infuser à nouveau l’espérance et l’allégresse, tout en promouvant la foi en Dieu et en des valeurs éthiques qui sont le fondement du réarmement moral que sa génération demande. C’est une évidence que toute l’œuvre dramatique de Giraldi s’encadre presque parfaitement dans la durée du Concile de Trente (1545-1563). Les résolutions fournies par le Concile sur les débats les plus brûlants trouvent chez le dramaturge un écho qu’il renvoie à son auditoire. C’est le cas surtout du libre arbitre de l’homme et du sacrement du mariage, idées monothématiques que Giraldi ne cesse de soutenir. Nous insistons aussi sur la surprenante modernité de ses propositions théâtrales et de son langage. Heureusement l’ostracisme injustifié où les critiques l’avaient relégué a été définitivement levé grâce à sa redécouverte actuelle, initiée dans les années 60 du siècle dernier.

Pour terminer Josep Lluís Sirera, un des grands spécialistes du théâtre espagnol, nous offre un intéressant aperçu des représentations théâtrales des tragédies conçues fondamentalement comme théâtre de Cour dans le dernier tiers du XVIe siècle en Espagne. Étude d’autant plus intéressante que c’est un sujet que la critique n’a presque pas abordé en partie à cause de la difficulté d’en retrouver les traces. Les écrivains Cristobal de Virués et Rey de Artiada, poètes et soldats tous deux, grands connaisseurs de l’Italie, destinent leurs tragédies à une élite culturelle et sociale, seule capable de les apprécier. Virués en particulier s’inspire de la tradition de la tragédie de l’horreur de Sénèque que Giraldi a relancée avec son Orbecche dans toute l’Europe, pour créer La Gran Semiramis, remplie d’inceste et de meurtres. C’est dans les cours du duc de Calabre à Valencia et du comte de Benavente, ainsi que celles du Prince de Sabbioneta que les tragédies de ces deux auteurs récoltent leurs plus grands applaudissements. Ces tragédies peuvent donc s’inscrire dans la lignée de celles des cours des principautés italiennes du XVIe siècle, depuis l’Orbecche de Giraldi jusqu’à l’Adriana de Luigi Groto, tragédies dont l’horreur faisait frémir une assemblée de Princes et de lettrés.