Revue Italique

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Giraldi Cinzio : un homme de cœur pris dans la tourmente de la cour de Ferrare de l’Altile à l’Arrenopia

Irene Romera Pintor

« O saeculum ! O litterae ! Iuvat vivere [...] Vigent studia, florent ingenia ».1 Ce cri jubilatoire d’Ulrich von Hutten « Ô siècle, ô lettres, quelle jouissance de vivre ... les études fleurissent, les esprits brillent » résonne à travers toute l’Europe en ce début du XVIe siècle qui vit avec un émerveillement toujours renouvelé l’éclatement des limites du monde connu jusqu’alors, qui découvrit des paysages grandioses, exubérants, peuplés d’hommes étranges, remplis de mystère, et qui éprouva encore et surtout l’éblouissement de la parole multipliée par l’imprimerie, l’enthousiasme exaltant d’une pléiade de jeunes poètes et philosophes puisant à pleines mains dans les trésors redécouverts de Rome et d’Athènes. Oui, tous se reconnaissent dans l’ivresse des paroles de von Hutten, dans la joie de l’étude, la griserie des nouvelles trouvailles. Cependant dès 1517, des lueurs sinistres se projettent sur ce bel horizon. Un « petit moine » nommé Luther allume le feu en affichant ses 95 thèses contre les indulgences sur les portes de l’église de l’université de Wittenberg. Très vite la violence se déchaîne et la génération née au début du siècle dans l’ivresse des découvertes arrivant à l’âge d’homme dans les années 30 et 40 du siècle se trouve rapidement prise dans une tourmente non seulement religieuse mais politique. C’est ce que certains critiques ont appelé la crise de conscience du XVIe siècle, en paraphrasant Paul Hazard. C’est la génération de François Ier et de Henry VIII Tudor, de l’Empereur Charles Quint, des ducs de Ferrare, Hercule II et Renée de France. C’est la génération de l’auteur qui nous occupe, Giambattista Giraldi Cinzio. Certes, la toile de fond reste la Renaissance avec ses éclats, ses ferventes disputes de lettrés humanistes et ses expressions et succès artistiques. Mais aussi avec son envers sombre, tout rempli de danger et de frayeur : trahisons courtoises et alliances feintes, promesses cyniquement révoquées, crimes dissimulés. Et cela non seulement dans l’entourage proche de la cour de Ferrare mais dans toute l’Europe. Giraldi et sa génération sont contemporains du procès inique que le roi d’Angleterre Henry VIII Tudor initia contre sa femme Catalina d’Aragon, tante de l’Empereur Charles Quint, pour ensuite épouser et trois ans plus tard mettre à mort « légalement » sous accusation d’inceste et d’adultère sa nouvelle épouse Ann Boleyn.2 Ce fut la cause directe d’une conséquence plus grave encore : l’apostasie du roi d’Angleterre, entraînant son royaume en 1534à une rupture éclatante avec Rome. Comment Giraldi n’eut-il pas senti ces contrecoups spirituels, sans parler de la commotion provoquée par le sac de Rome en 1527, 3 et comment ne pas les incorporer en quelque sorte à son œuvre dramatique ? Il va de soi que la mésentente du couple ducal devait se refléter chez Giraldi. Mais il ne put pas ne pas être imperméable aux échos de cette autre querelle princière aux conséquences autrement tragiques pour l’unité de la Chrétienté. Donc à la joie débordante qui embrase toutes les imaginations allant de découverte en découverte succède bientôt et parfois même coexiste le malaise provoqué par une clameur contre le relâchement de certains ecclésiastiques et cet évident besoin de renouveau moral qui sourdement se manifestait depuis des décades, d’où la nécessité vitale d’un changement et d’un réarmement spirituel. C’est ce que Giraldi offre à ses contemporains en créant audacieusement une tragédie remplie de valeurs éthiques et qui se termine dans la joie : un antidote à tant d’angoisse et de crainte, une sorte d’appel à l’espérance, à cet optimiste dont Giraldi, comme chrétien, était profondément pourvu : « Ma state lieti, ch’averà fin lieto », s’écrie-t-il dans sa Préface d’Altile. Cet optimisme empreint toute sa trajectoire vitale et il en aura bien besoin, tant du point de vue politique que personnel. Peut-être plus qu’une autre principauté italienne, Ferrare se trouve prise dans la tourmente idéologique, religieuse et politique qui secoue l’Europe. Cela est évidemment dû aux circonstances du mariage français d’Hercule II, où Renée de Valois ne faisant aucun effort pour seconder son mari ni pour occulter son choix religieux, le mettait en une position délicate qui l’obligeait à maintenir un difficile équilibre toujours instable entre le roi de France et l’empereur, entre le Pape et les évidentes sympathies réformistes de son épouse. Effets du hasard ou des circonstances il est bien vrai que toute la production théâtrale de Giraldi s’encadre presque exactement dans les deux décennies que dure le Concile de Trente (1545-63), comme le fait remarquer Fabio Bertini.4 Donc il est normal que les grands débats du Concile trouvent leur écho chez Giraldi, entre autres, la question fondamentale du libre arbitre de l’homme, pierre de touche entre protestants et catholiques, et le sacrement du mariage que les reformés niaient.

Curieusement, c’est presque le même laps de temps où Calvin tient dans ses griffes de fer la ville de Genève (1541-1564). C’est paradoxal mais cependant vrai que malgré les troubles idéologiques particulièrement sanglants de cette époque, ce « saisissement du mal, dont l’Europe semble se repaître », comme l’a souligné Christian Biet, 5 cette période en Italie est « d’une croissante stabilité qui s’instaure à peu près dans toutes les Principautés ».6 Celle de Ferrare ne s’y soustrait pas. Cela permet aux écrivains de jouir d’une certaine sécurité économique et comme c’est le cas pour Giraldi, professionnelle.7 Voilà donc le contexte spirituel et matériel où se meut Giraldi. Une époque de « guerre et de tempêtes », de destruction certes, mais aussi du désir de rétablir un ordre chancelant, de retrouver des valeurs éthiques sûres, où toute une génération troublée et confuse, mais jeune et qui, comme Catherine de Médicis « aimait à rire »8 éprouve le besoin d’être rassurée, de trouver un dérivatif. Giraldi, magnifique animateur, le lui fournit par un coup de génie : offrir à la fois le frisson de crainte avec son besoin humain de compassion, et l’espérance dans la joie de la paix et l’ordre retrouvé : il « lieto fine », le dénouement heureux qui apaise et soulage. Cela évidemment répondait à sa capacité de saisir les désirs de ses contemporains avec sa sensibilité ouverte à tous les vents, mais aussi à sa nature profonde, son « eccelente dabenagine ». Car son naturel est la bonté. Giraldi (tous les contemporains s’accordent à le dire) est un être rayonnant d’affection voulant et sachant se faire aimer en dépit des cabales de ses ennemis. Tempérament sanguin, il est prompt à des accès de colère et d’indignation contre les jalousies injustifiées et contre l’ingratitude, surtout provenant de ceux qu’il aime. Cependant, avec sa charité et sa compréhension du cœur humain, il réprime son emportement envers les ingrats et les envieux qu’il abhorre particulièrement et se montre capable d’un généreux pardon. Malgré tout, il ne peut s’empêcher de parsemer son œuvre et surtout sa correspondance de douloureuses remarques contre, l’Acaristo par excellence, Pigna. Sa nature affectueuse, qui a besoin du soutien de l’amitié, souffre particulièrement lorsque, comme c’est ici le cas, il se sent trahi par elle. Mais il vise aussi entre lignes Alphonse II dans Arrenopia. En effet le nouveau duc a fait preuve d’une certaine sécheresse de cœur envers un vieux serviteur qui avait donné tant d’années de loyaux services à son père. C’est pour cela que l’ingratitude est un de ses thèmes favoris car c’est une blessure toujours ouverte. N’oublions pas que Giraldi utilise très souvent au théâtre un double langage qu’il faut savoir décoder et dévoiler. Sous couvert d’attaquer un disciple ingrat c’est vers un seigneur oublieux des bienfaits et des liens d’amitié qui l’unissaient à son père que ses traits portent, car il n’était guère prudent de l’attaquer ouvertement. Heureusement, la critique a définitivement abandonné de nos jours l’image d’un Giraldi, sclérosée et aride, pour lui reconnaître une modernité stupéfiante. Ainsi Arrenopia avec son profil androgyne est un personnage qui fera fureur plus tard dans les « Comédies de cape et d’épée » du siècle d’or espagnol et plus près de nous, nous retrouvons ce même personnage de l’héroïne poursuivie, déguisée en jeune garçon dans la fameuse série des films des années 30/40 « damsel in destress ». Un autre trait de modernité du théâtre de Giraldi est son refus de l’affectation du beau langage qui est sa raison d’être (selon la définition bien connue de Jouvet) en faveur de la simplicité prosaïque et quotidienne du parler de tous les jours, pour obtenir une plus grande efficacité expressive. Son instinct d’homme de théâtre lui a fait saisir immédiatement l’importance de forger un outil linguistique souple et varié. Ainsi, sans dédaigner totalement les ressources rhétoriques que ses solides études et sa profession de professeur lui fournissent, il n’hésite pas le cas venant d’employer des expressions familières, voire vulgaires, ni surtout de puiser dans l’ample répertoire proverbial italien. Ce sont des chevilles passe-partout évidemment mais qui ont toujours prouvé leur efficacité. Ainsi son théâtre est un reflet du parler quotidien de la cour : il adapte pour ce fait, la technique du dialogue, à l’instar de Sénèque où les courtes répliques s’enchaînent les unes aux autres comme dans une conversation normale. Giraldi réussit à reproduire sur scène un langage naturel mais lourd de sous-entendus que son auditoire est à même de connaître et reconnaître parfaitement. Soulignons de même que Giraldi, formidable animateur de la cour ducale, ne pouvait ne pas s’impliquer dans les représentations de ses œuvres qui, pour la plupart, ont été jouées dans sa propre maison. Il est son propre metteur en scène, s’occupant des moindres détails de la scénographie jusqu’aux répétitions. 9 Giraldi a beaucoup écrit sur lui-même à travers les personnages de son théâtre. Il s’y révèle de manière très claire. Sans jamais perdre de vue sa vocation pédagogique, il veut bien sûr donner une leçon de vie aux spectateurs qui, ne l’oublions pas, font partie de l’élite intellectuelle et sociale de Ferrare, et qui de ce fait sont même en vue de pouvoir influencer positivement la société. Il leur offre le plaisir des personnages toujours différents mais semblables et jamais exactement les mêmes. Le plaisir que son auditoire éprouve d’assister à une représentation toujours différente mais à la fois très rassurante, du moment que ce sont les mêmes valeurs et les mêmes idéaux qui lui sont chers qui se répètent. C’est donc un jeu complice avec son public qu’il offre avec ses pièces tout en montrant et en enseignant beaucoup plus que ce qu’il dit. Giraldi est vraiment maître du précepte classique d’Horace : « docere delectando ».

Nous allons centrer notre étude sur Altile (1543) et Arrenopia (1563) respectivement, donc sur deux œuvres couvrant une période d’une vingtaine d’années (1543-1563). Ce sont la première et la dernière de ce genre nouveau à être représentées à la cour de Ferrare et qui illustrent la trajectoire vitale de cet homme à la sensibilité frémissante toujours à l’écoute des aspirations et des préoccupations de ses contemporains. Un arc de temps où nous passons de l’exultation triomphale du prologue de l’Altile qui nous découvre un auteur dans la force de l’âge, confiant et même un brin provocateur, fier de sa nouvelle création et de sa conception novatrice d’un nouveau genre, 10 assuré de l’approbation et du soutien affectueux de son seigneur (quoique ayant déjà ressenti les morsures de l’envie)11 à la méditation désabusée du prologue d’Arrenopia qui, par contre, nous montre un homme mûr, déçu, meurtri, devant abandonner une ville chérie où il a toutes ses attaches, disant un douloureux adieu à sa vie passée, mais avec une force de volonté et de courage qui le font se reprendre pour offrir un dernier divertissement où l’amertume fera place au pardon, car il veut laisser « grata memoria »12 de lui. Rappelons brièvement les circonstances de création de l’une et de l’autre pièce. En 1543, le duché de Ferrare se préparait à recevoir une visite importante dont l’enjeu politique et religieux était connu de tous : celle du Pape Paul III. La pièce Altile de Giraldi est le point fort prévu pour fêter le Pontife. Vingt ans plus tard, en 1563, après tant d’années de services rendus à son seigneur et à sa ville, Giraldi se voit obligé de s’exiler. Arrenopia est sa dernière pièce : elle sera son adieu à Ferrare. Altile est vivement applaudie, malgré le meurtre du jeune Ariosto qui l’a ensanglantée.13 Giraldi se sent épaulé et encouragé pour continuer sur cette voie. Coup sur coup apparaissent sur scène les reines (Selene, Eufimia) pleurant leur malheur mais pour baigner dans l’allégresse finale. Pour fêter en 1548 les noces de la princesse Anne avec l’héritier du duc de Guise, Giraldi éblouit les prestigieux invités avec un festival d’amours juvéniles, et c’est le quatuor d’adolescents en état de grâce des Antivalomeni. Et en 1563 Giraldi fait en partant son dernier cadeau au nouveau duc et à la cour : le brillant spectacle de chevalerie, aussi lumineux que gratifiant d’Arrenopia. La célérité de l’écriture de Giraldi continue à stupéfier les critiques. Célérité prodigieuse même pour son époque, pourtant si fertile, qui s’explique en partie, comme nous l’avons déjà noté, par le fait d’utiliser largement un répertoire de phrases toutes faites, qui recouvre tout un réseau mental idéologique commun à ses contemporains. Dans Altile, Giraldi utilise la « meraviglia » pour gratifier un public encore enivré de mythologie et le transporte dans le domaine de la féerie avec Vénus et tout son cortège d’amours. Dans Arrenopia, au contraire, la féerie disparaît remplacée par les joutes chevaleresques, les discussions (non moins gratifiantes pour un nouveau public) sur la guerre, le duel et l’épineuse question de la légitimité des armes mortifères. Ainsi le plaisir surgit tout aussi bien des découvertes du nouveau et merveilleux, mais aussi de pouvoir se reconnaitre dans ce qui est connu et expérimenté : tournois, joutes de cavalerie, intrigues de courtisans, discussions et débats incessants. Il y a foule dans les cours du théâtre de Giraldi mais il y a foule aussi à la cour de Ferrare. La duchesse Renée mène à sa suite plus de deux cents personnes qui forment un entourage exclusivement français et très enclin aux nouveaux vents évangéliques.

Altile est dominée par un scélérat absolu : Astano. C’est le méchant le mieux dessiné de tout le théâtre de Giraldi, car celui d’Omosio dans Arrenopia n’en est qu’un pâle reflet. Astano est l’arriviste par excellence, celui qui calomnie et adule avec une passion pour le mensonge qui est sa nature profonde, sa raison d’être, et qui lui a permis de gravir tous les échelons du pouvoir. C’est un être dévoré par une haine meurtrière envers le couple Altile et Norrino. Envers Altile, pour avoir repoussé ses audacieuses avances amoureuses, mais surtout envers Norrino non seulement pour avoir obtenu la reine mais parce que ses vertus et la faveur du roi le rendent odieux à son âme vile. Astano se cache sous des abords mielleux que l’ingénu Norrino croit de bonne foi14 à tel point que, lorsque son serviteur Bruno lui dévoile l’hypocrisie d’Astano et ses intentions funestes, il a peine à le croire : « Astano mio ? che si mostrava amarmi / Quant’amasse alcun’altro uomo giamai ? » (Altile15 II. 3, p. 108, vv. 745-46). Son ingénuité et sa foi aveugle en l’amitié d’Astano l’empêchent encore de se rendre à l’évidence ; il gémit sans pouvoir réagir : « Tu mi hai traffisso il cor » (Altile II. 3, p. 110, v. 788). Comme dans une scène de comédie, c’est Bruno qui doit le secouer et qui le morigène : « Or non è tempo, / Signor, di darsi al sospirar » (Altile II. 3, p. 110, vv. 788-89). Le public connaît Astano par sa propre et cynique description de lui-même, ratifiée par les réflexions antérieures du fidèle Liscone qui ne s’est jamais laissé duper. Tout le long de la pièce jusqu’à la reconnaissance finale où Norrino se découvre fils de roi, Astano mène le jeu, manipulant à sa guise le roi Lamano. C’est lui qui lui fait découvrir la liaison de sa sœur Altile avec Norrino, grâce au stratagème du trou percé dans le mur :

Per un picciol pertugio, ch’io ne l’uscio
Avea tacitamente inanzi fatto,
La bella danza, che faceano insieme
Norrino e Altile16

Cela peut sembler un effet de comédie, mais dans une époque qui ne disposait pas des énormes moyens techniques de la nôtre pour épier, c’était chose courante de pratiquer ces stratagèmes faits maison mais qui s’avéraient fort efficaces, d’où les précautions que l’on devait prendre surtout à la cour. Les avertissements biens connus sur ce sujet, dont Giraldi parsème profusément ses œuvres, en font foi.17 Certes la tentation est grande d’assimiler la dissimulation d’Altile (arborant en public ses habits de grand deuil : « la benda nera, e i neri panni in dosso », Altile III. 4, p. 129, v. 1294, tandis qu’elle jouit en secret de son jeune époux) avec l’attitude de la duchesse Renée affectant en public une dévotion toute catholique alors qu’elle maintenait ses croyances calvinistes dans ses appartements. Giraldi ne ferait-il pas déjà des remarques « qui semblent des éloges » mais qui sont en réalité « des blâmes », comme le dirait Torquato Tasso ? Mais c’est sans doute aller trop loin : Giraldi avait trop de cœur et d’intelligence, il était en outre trop « ingenuamente onesto e galantuomo » pour s’y risquer, surtout dans un moment aussi délicat comme l’était la visite du Pape qui, en preuve de bonne volonté, venait limer les tensions existantes entre Rome et Ferrare. Giraldi montre dans cette première pièce des flashs d’introspection et de psychologie intuitive qui anticipent déjà les subtilités du XVIIIe siècle. Sans doute, ses solides études médicales et son instinct sûr lui fournissent un diagnostic qui nous surprend par sa connaissance du cœur humain.18Ainsi, si Altile tombe amoureuse de Norrino c’est qu’en fait, son intuition lui disait qu’il était prince ou de grande naissance puisqu’il en avait toutes les qualités : « la virtù, la qual sì chiara / Luce in costui, che re nascer devea » (Altile III. 4, p. 131, vv. 1347-48), comme le fera plus tard la Silvia de Marivaux dans Le Jeu de l’amour et du hasard lorsqu’elle découvre que le prétendu valet qu’elle aime est en réalité le grand seigneur que son père lui destine, d’où son exclamation : « enfin je vois clair dans mon cœur ». De même le propre Norrino pressent qu’il doit être d’une haute naissance, ce qui se révèle totalement vrai, puisqu’il est digne de l’amour d’une reine : « io sia d’altra progenie / Che d’essere insino or non mi ho creduto » (Altile I. 5, p. 97, vv. 442-43). Vingt ans plus tard, l’astuce dissimulée d’Arrenopia reflète l’image d’un homme vaincu par la douleur physique et morale si opposée à celle de la combativité à visage découvert d’Altile, qui était l’image de l’homme vigoureux et sûr de lui qu’était Giraldi. Arrenopia est peut-être sa pièce la plus personnelle. Il s’exprime à mots à peine couverts, sur ce dont son cœur saigne : se voir dépassé au soir de sa vie par un jeune loup, ingrat, et qui de surcroît était son disciple, et subir la méconnaissance teintée de mépris, peut-être inconscient, du nouveau duc envers lui, qui avait tellement joui de la confiance et de l’amitié d’Hercule II. C’est sans doute pour cela qu’Arrenopia présente un caractère double et même contradictoire. Pour commencer, nous trouvons deux intrigues parallèles. D’abord celle classique des mélodrames ou des feuilletons : la jeune femme poursuivie injustement, obligée de fuir, déguisée en jeune guerrier, doublée par celle de la jeune femme injustement accusée d’adultère par un mari jaloux. Ensuite celle de la guerre déclarée entre les deux rois qui est l’occasion pour Giraldi, comme nous l’avons déjà dit, de remplir trois actes sur les débats qui passionnaient ses contemporains. Puis, Giraldi continue le dédoublement dans toutes ses phases : non seulement dans les personnages principaux (Arrenopia/Semne, Ipolipso/Neanisco, Alcimo/Sofo), mais aussi dans les comparses : pages et hérauts, suivantes et aides de camp. Mais ce qui est encore plus remarquable, cette double approche atteint la propre essence de la pièce : d’un côté c’est une pièce éclatante de jeunesse avec sa force et sa joie de vivre qui dissipe tous les nuages, d’un autre côté, c’est une pièce crépusculaire, toute embuée de désenchantements et de nostalgies. Il est notoire que beaucoup de ses héroïnes (qui ont une fâcheuse tendance à désobéir à leurs pères avec l’appui de leurs mères) n’ont pas d’enfants. Ni Eufimia ni Semne ni Arrenopia. Et malgré cela, les pères sont obligés d’entériner, velis nolis, 19 leur choix : ainsi Orgito pardonne à Arrenopia « ancor ch’ella nol merti, / Per averlo voluto per marito / Contra il disegno e contra il voler mio. / Ma la pietà paterna ha vinta l’ira » (Arrenopia V. 10, p. 125, vv. 3296-99). Dans Arrenopia nous apprenons, par les récits interposés de son entourage, les événements antérieurs qui ont déclenché la guerre entre les deux rois d’Irlande et d’Écosse et provoqué la jalousie enragée d’Ipolipso. La longue tirade d’Alcimo expose les causes immédiates : l’amour insensé d’Astazio pour Partenia, ce qui le pousse à provoquer la fausse accusation d’adultère de sa femme, Arrenopia, et son essai d’assassinat, 20 l’ignorance d’Ipolipso sur la vraie identité d’Arrenopia, travestie en jeune homme (Agnoristo), qui a provoqué alors sa jalousie forcenée. Tous les spectateurs savent qu’elle n’a aucune raison d’être et son exagération même prête à rire, ce qui le convertit en un personnage de comédie. Ce sera également le page d’Arrenopia/Agnoristo qui nous apprend sa fuite, arrêtée par le fourbe Omosio. Cette rencontre est présentée avec une vivacité et un brio digne d’Arioste. 21N’oublions pas que Giraldi veut laisser « grata memoria » de lui, par conséquent dans sa pièce d’adieu nous ne trouvons pas un seul personnage qui soit réellement négatif. Omosio serait le seul et l’on se débarrasse de lui immédiatement. Il n’apparaît même pas sur scène : c’est le général Alcimo qui nous apprend sa mort, due à son propre orgueil démesuré.22 Donc, pas de note discordante. Giraldi, en habile courtisan, flatte le goût de son seigneur et par conséquent de son auditoire dont la plupart a le même âge que le prince. Malgré les allusions évidentes au conflit générationnel et ce « parfum de tristesse »23 qui l’empreint, Arrenopia est essentiellement une pièce de jeunes, où la génération du nouveau duc Alphonse II pouvait se reconnaître. Giraldi leur offre des somptueux débats sur ce qui était en l’occurrence d’un intérêt brûlant, à savoir la légitimité du duel, les armes permises, la guerre juste. C’est le miroir d’une jeunesse écervelée certes, mais aussi enthousiaste et généreuse, fougueuse et éprise de panache comme celle du propre Alphonse II, si enthousiaste des atti di cavaleria malgré les grommellements réprobateurs d’un vieux serviteur, 24 qui devaient sans doute provoquer dans l’auditoire des sourires amusés. Aucun personnage, on l’a dit, n’est vraiment négatif, à l’exception du mauvais conseiller Omosio, bouc expiatoire rapidement éliminé. C’est lui qui incarne la bête noire de Giraldi : le mauvais conseiller, l’adulateur néfaste, membre de cette race funeste que l’écrivain n’a jamais cessé de fustiger tout le long de son œuvre, comme nous le voyons dans les deux pièces qui nous occupent.25 Un siècle plus tard Racine avec la magie de ses vers les vouera éternellement aux gémonies. 26 Tous les autres personnages en commençant par le roi Astazio (le bien nommé, l’instable, l’inconséquent) sont sujets aux fluctuations et à l’inconscience propre de la jeunesse, incapable de prévoir la conséquence de ses impulsions. Ils sont tout entiers à ce qu’ils désirent et le veulent immédiatement, sur le champ. Astazio en est la preuve, avec son amour dès la première vue pour Partenia, son machiavélisme myope inspiré par son âme damnée, Omosio, qui lui fait mettre en place un odieux stratagème. 27 Mais il le fait avec une telle maladresse, digne de son manque de jugement, qu’Arrenopia le découvre facilement, par hasard. Le bouillant Neanisco lui-même a finalement la place belle puisque c’est un des champions choisis par Astazio pour le représenter sur le champ de bataille. Il est vrai que l’astucieux Giraldi, malgré sa bonhomie, ne peut s’empêcher de prendre sa revanche sur le jeune arriviste qui l’avait supplanté dans la faveur de son jeune maître en faisant que dans sa pièce ce soit le sage conseiller qui prenne le dessus au grand dam de Neanisco28 qui n’en croit pas ses oreilles.

Ma potrebbe avenir che si dorrebbe
Astazio di aver più creduto a questo
Vecchio, ch’omai fuori è di questo mondo,
Et ha la mente sua volta al riposo, Ch’a l’ardir mio. 29

C’est la sagesse et la maturité d’Alcimo le prudent qui est alors préférée par le roi. Quant au jaloux par excellence, Ipolipso, devenu fou de rage par ses faux soupçons, il est lui aussi un exposant du caractère exclusif et passionné de la jeunesse par ses propos exagérés. Suivant la stèle du Decamerone, Ipolipso menace de faire manger le cœur du supposé Agnaristo (après lui avoir donné mille morts) à sa femme Semne.30 Son obsession l’obnubile au point d’empêcher en lui toute réflexion, incapable de raisonner ni d’écouter rien d’autre qui ne soit son idée fixe : « Ingrato non pur è, ma traditore » (Arrenopia I. 1, p. 8, v. 102). Et encore : « costui [...] / Nimico di virtù, d’ogni onestade, /Edela ingratitudine più ingrato » (Arrenopia I. 1, p. 9, vv. 127-29). Ce sont les jugements et les termes qui reviennent toujours dans sa bouche : « Il malvagio, l’ingrato, il traditore » (Arrenopia I. 1, p. 10, v. 139). C’est pour cela que son revirement à la fin de la pièce est compréhensible une fois l’obstacle disparu : celui qu’il croyait homme est en réalité une femme et de surcroît sa reine. Ipolipso redevient alors le gentilhomme poli et galant qu’il était en réalité, ses excès antérieurs disparus comme par enchantement. Cela aussi est le propre des êtres très jeunes (ou des adultes immatures, comme c’est ici le cas, car Ipolipso a déjà 35ans) qui sont tout d’une pièce et sujets à des virevoltes subites. Sa femme Semne, qui ne cesse de gémir et de se lamenter tout au long de la pièce, est le prototype de ces femmes dolentes, pleureuses et fragiles mais dangereuses dans leur obstination infantile lorsqu’elles se mettent une idée en tête, comme Semne l’a démontré en épousant Ipolipso, faisant fide la volonté paternelle. Giraldi est obligé de mettre auprès d’elle une dame de sa suite pour lui insuffler du courage.31 Contre son habitude Giraldi ne lui attribue pas de nom propre, peut-être pour lui donner un caractère d’universalité car c’est elle qui entonnera le lamento classique sur la triste misère de la condition des femmes, toujours répété avec des variations infimes mais infinies dans son théâtre depuis sa première pièce Orbecche. 32 Semne est le contrepoint d’Arrenopia, qui est par contre le prototype de la femme énergique et même belliqueuse, celle qui prend son destin en main défendant avec dignité et courage son honnêteté et innocence. Giraldi affectionne particulièrement cette personnalité féminine qu’il a campée si heureusement tant de fois dans son théâtre. Depuis Altile jusqu’à Epitia en passant par la délicieuse Philene des Antivalomeni, sans compter bien sûr Orbecche qui sous une apparente soumission sait exécuter la plus féroce vengeance.33 La critique n’a cessé de mettre en relief la répétition incessante de certains thèmes de Giraldi tout au long, non seulement de ses écrits, de son théâtre et ses traités théoriques, mais aussi de ses lettres, même les plus personnelles, où nous retrouvons toujours les échos de ses mêmes idées. Mais c’est le théâtre qui reste son moyen d’expression le plus complet et le plus direct. De fait, par le truchement de ses créations il défend ses convictions les plus profondes : le libre arbitre de l’homme. L’homme est le seul responsable de ses actes. Ni fatalité, ni prédestination. C’est à lui et à ses choix, à ses passions, à ses impulsions, dominés ou pas, qu’il doit son bonheur ou son malheur. Mais il peut toujours compter sur la grâce divine, à condition de savoir discerner ses avertissements. 34 D’où l’importance du discernement pour bien agir. C’est pour cela que Giraldi ne cesse d’insister sur l’importance de « signoreggiare se stesso », tout en étalant sa confiance dans la Providence divine et sa défense de la valeur intrinsèque du sacrement du mariage. En outre, il ne cesse d’insister sur les conséquences malheureuses de la désobéissance aux parents. Mais aussi il ne cesse de rappeler l’importance du pardon et de sa générosité, qui rapproche l’homme de Dieu avec fermeté et vaillance, et cela devant la puissante coterie qui, sous le patronage de la duchesse Renée, menait la lutte contre ces valeurs que la Réforme contestait et par conséquent, contre le propre Giraldi. Enfin et surtout, la part active qu’il a prise dans l’éternelle « querelle des femmes ». Il est vrai que tant la « querelle des femmes » que le conflit générationnel sont des topoi qui ont été développés auparavant depuis l’Antiquité. Mais ce qui est le propre de Giraldi c’est sa robuste foi en Dieu et sa défense de la liberté de l’homme qui forment la base de son œuvre. Remarquable aussi est son courage pour dire sa vérité à la face du souverain. Dans Arrenopia, Alphonse II s’entendra adresser le reproche serein mais très ferme que Giraldi met dans la bouche du héraut d’Astazio :

Grave errore è de’ giovani signori
Che i consigli de’ vecchi abbiano a schifo,
E i giovanili pregino, e che paia
Che, come lor va un uom canuto innanzi,

Di veder comparer un lor nemico,
Costume da bandirsi da le corti,

In guisa che giamai non vi abbia luogo,
Che questo è la ruina degli stati.35

Si au théâtre « dire c’est agir » selon une formule reconnue et bien connue, pour Giraldi « dire » c’est atermoyer, louvoyer, discuter des solutions qui donnent lieu à de nouvelles intrigues. La parole chez Giraldi est toujours ambiguë, remplie de calculs, de sous-entendus, elle pose un problème plutôt que sa résolution, mais Giraldi dans Arrenopia sait aussi offrir à un public avide de spectacle un échange verbal étincelant qui se convertit en une joute intellectuelle où réfutations et arguments se décochent avec la précision et l’élégance d’un tournoi chevaleresque.

Pour conclure, rappelons l’heureuse formule que l’intuitif Giosuè Carducci a trouvée pour qualifier Giraldi : l’Euripide romantique de la cour des Este. 36 Vraiment ses antennes de poète lui ont fait ressentir les similitudes spirituelles et matérielles qui unissent ces deux hommes séparés par vingt siècles d’écart, si éloignés l’un de l’autre dans le temps et l’espace. Effectivement aussi bien Euripide que Giraldi ont été pris dans la tourmente d’un monde qui se défaisait et se transformait sous leurs yeux, tous deux ont ressenti le trouble et l’angoisse de voir leur système de valeurs s’écrouler, tous deux ont su capter avec sensibilité les besoins, les craintes et les souhaits de leurs contemporains. Tous deux ont aussi ressenti l’attirance des caractères féminins bien que leur regard parte d’une optique différente. Euripide fait montre d’une misogynie qui cache mal sa vulnérabilité tandis que Giraldi fait preuve d’une réelle empathie teintée, il est vrai, d’un certain paternalisme.37 Et certes, tous deux peuvent être taxés de romantiques, si romantique veut dire célébrer l’amour et sa folie (ce « van desio ») soit pour le condamner soit pour le comprendre, et se perdre dans des virevoltes rocambolesques. 38 Cependant, au pessimisme foncier d’Euripide et à sa désespérance des hommes et des dieux s’oppose, grâce au christianisme, la foi radieuse de Giraldi dans la justice et bonté de Dieu et sa confiance absolue dans l’homme qui en est le reflet.

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1 S. Weig, Erasme, grandeur et décadence d’une idée, Paris, Livre de poche, 1996, p. 74.

2 Dans la seconde partie des Ecatommiti, Giraldi en tirera une Novella (Deca VIII, 4) qui retrace d’une façon transparente la réelle tragédie d’Anne Boleyn. Henri VIII ne se contentera pas de cette première exécution en 1536. Il en fera de même avec sa cinquième femme Catherine Howard (cousine d’Ann Boleyn), condamnée à mort en 1542.

3 Cfr. S. Villari, Introduzione a GIOVAN BATTISTA GIRALDI, Gli Ecatommiti, Roma, Salerno Ed., 2012.

4 F. Bertini, Havere a la giustitia sodisfatto. Tragedie giudiziarie di Giovan Batttista Giraldi Cinzio nel ventennio conciliare, Firenze, Società Editrice Fiorentina, 2008.

5 Ch. Biet, La Tragédie, Armand Colin, Paris, 2010, p. 37.

6 Cité par Guy Lebatteux dans son article : Idéologie monarchique et propagande dynastique dans l’œuvre de G. B. G. Cinthio, in Les écrivains et le pouvoir en Italie à l’époque de la Renaissance (Deuxième série). Études réunies par A. Rochon, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1974, p. 249, note 22.

7 En effet, l’Italie comme l’Espagne, à l’inverse de ce qui s’est passé dans le reste de l’Europe, ont été à l’abri des féroces guerres de religion. L’Espagne, grâce à la réforme de l’Église que le grand Cardinal Cisneros avait entrepris dans les premières années du siècle avec le soutien d’Isabelle la Catholique ; l’Italie, par la prompte réaction du Pape Paul III à la diffusion de l’hérésie. En 1540 il approuve la Compagnie de Jésus et c’est lui qui ouvre le Concile de Trente en 1545, concile qui sera décisif en raison des positions non équivoques de l’Église catholique.

8 Cfr. J. Balsamo : « Les dames de la Cour et l’apologie du genre tragique en France au xvie siècle », in La mujer : de los bastidores al proscenio en el teatro del s. XVI, éd. de I. Romera Pintor et J. Ll. Sirera, Valencia, PUV, 2011, p. 13 : « La reine aimait à rire ; la tragédie la faisait pleurer ».

9 Cfr. I. Romera Pintor, “De cuando en cuando un beso y un nombre de mujer” : el teatro de Giraldi Cinzio, in La mujer..., cit., p. 280 : « Este orgullo se manifiesta en sus obras mediante otro rasgo de modernidad propio del auténtico hombre de teatro que era : el de la profusión de indicaciones que permiten escenificar sus tragedias y que incluyen hasta el más mínimo detalle de la mise en scène, la escenografía y la dirección de actores. [...] En una época donde prevalecía la lectura del texto sobre su representación [...] Giraldi tiene el mérito de entroncar con la tradición clásica de autores colaboradores o instigadores de la puesta en escena, coreografía y ensayos de sus propias obras ».

10 Cfr. GIOVAN BATTISTA GIRALDI, Altile, Prologo, pp. 77-78, vv. 43-56 : « Ma veder mi pare, / Che di voi molti hanno turbato il ciglio / Al nome sol de la tragedia, come / Non aveste ad udire altro che pianto, / Ma state lieti, ch’averà fin lieto, / Quel ch’oggi qui averrà, ché così tristo / Augurio non ha seco la tragedia, / Ch’esser non possa anche felice il fine. / [...] / Ma se pur vi spiacesse, ch’ella nome / Avesse di tragedia, a piacer vostro / La potete chiamar tragicomedia ».

11 Dès le début de sa carrière universitaire, ces morsures ne lui ont guère été épargnées, comme il n’a cessé de nous le montrer à travers tous ses écrits. En ce qui nous concerne, cfr. GIRALDI, Altile, Prologo, p. 77, vv. 32-36 : « Né temuto ha il garrir di molti, e molti / Invidi spirti, onde non venne un quanco / Cosa, ond’ altri potesse apparir nulla, / E, come can, che di nascosto prenda, / Danno di morso alle scritture altrui ».

12 Toutes nos citations sont tirées de l’édition suivante : GIOVAN BATTISTA GIRALDI, Arrenopia, éd. de D. Colombo, Torino, Edizioni Res, 2007. Cfr. GIRALDI, Arrenopia, Prologo, p. 6, vv. 61-64 : « Et or composta dal poeta nostro / Sol per lasciar, su questa sua partenza, / (Malgrado degl’ ingrati e dei maligni), / Appresso voi di lui grata memoria ».

13 Cette époque est fertile en morts violentes et inattendues que leur propre opportunité rend fort suspectes. Pour ne citer que celles qui nous concernent : l’assassinat de Flaminio Ariosto en 1543 (peut-être dû à la jalousie, ensanglanta la visite du Pape Paul III, visite d’une si grande importance pour le duc Hercule II) et la mort violente d’Henri II en 1559 (qui devait être encore très présente à tous les esprits) alors qu’il venait de proclamer l’édit d’Ecouen, prescrivant l’expulsion de tous les Huguenots de France ou leurs châtiments, édit qui ne fut jamais appliqué en raison de sa mort.

14 GIRALDI, Altile, I. 4, p. 91, vv. 291-98 : « Cosí appannati io gli aveva gli occhi, / Col simolar amor, col dargli speme / D’aiuto, di consiglio, e di favore, / Et di spargere il sangue a’ suoi bisogni, / Ch’egli avrebbe più tosto sé temuto, / Che me. Norrin pensava, che non fusse / Fede sovra la mia. Come vuoi, ch’altri / Di color tema, ch’ei si pensa amici ? ».

15 Toutes nos citations sont tirées de l’édition suivante : G. B. Giraldi’s Altile. The birth of a new dramatic genre in Renaissance Ferrara, éd. de P. Osborn, Lewiston, Edwin Mellen Press, 1992.

16 GIRALDI, Altile, I. 4, p. 94, vv. 367-70. C’est le même stratagème qu’au dire de Brantôme, Catherine de Médicis utilisa pour épier son époux et son amante Henri II et Diane de Poitiers respectivement (cité par Simone Bertière dans Le Beau XVIe siècle, Paris, éditions de Fallois, 1994, p. 285 : « Cachée dans une pièce qui surplombait leur chambre, elle put observer par un trou du plancher le ‘jeu’ que menaient les amants, ‘caresses et folâtreries bien grandes’, qui les jetaient parfois du lit sur le tapis »).

17 À ce propos, cfr. I. Romera Pintor, “Máximas morales en las Hecatommiti de Giambattista Giraldi Cinzio”, in « Paremia », 6 (1997), pp. 553-58 et aussi : “El uso de las paremias didácticas en la obra dramática de G. B. Giraldi Cinzio”, in « Paremia », 8 (1999), pp. 463-68.

18 Cfr.G.B.GIRALDI CINZIO, Carteggio de Giovan Battista Giraldi Cinzio, éd. de S. Villari, Messina, Sicania, 1996, p. 357 (lettre 94) : « Voi medesimo, con quelle ragioni e con quegli argomenti che per consolazione d’altrui sete solito di allegare, sgombrate il vostro dolore, poi che medico più perfetto di queste infirmità difficilmente si potrebbe trovare ».

19 C’est peut-être un reflet de sa propre expérience comme père d’une fille unique. Dans son Carteggio, il a laissé de nombreuses preuves de sa souffrance pour le mariage malheureux de sa fille. Malgré cela, sa tendresse paternelle lui avait fait préparer des « nuptias solennes » Cfr. GIRALDI CINZIO, Carteggio, Appendice II, p. 466.

20 GIRALDI, Arrenopia, II. 5, pp. 33-34, vv. 809-52 : « La figliuola di Orgito, re di Scozia, / Contra il voler del padre ebbe marito / Astazio mio signore, et ecco il molto / Amore che di lei l’aveva acceso / Non pur s’intepidì, ma venne gelo, / [...] / Orgito, dico, che non ha creduta / La falsa colpa data a la sua figlia, / Contra Astazio si è armato, con tal forza / [...] / Per dar la pena a così grave oltraggio, / Ch’egli lo scacci alfin di tutto il regno, /Ese forse prigione avere il puote, / Non gli dia morte del peccato degna ».

21 GIRALDI, Arrenopia, II. 6, p. 38, vv. 936-48 : « Ci sopragionse lo spietato Omosio, / Con la lancia arrestata, e ad alta voce / Le disse : “Morta sei, femina rea !” / [...] / “Tu menti – rispose ella – , che rea mai / Non fu Arrenopia ! Ben sei tu malvagio !”. / E, questo detto, coraggiosamente / Con la lancia arrestata gli andò incontra : / Le lance d’ambidue girono in schegge / A quel terribil, a quel fiero assalto, / Per lo qual muggì il mar, tremò la terra ».

22 GIRALDI, Arrenopia, II. 3, p. 29, vv. 682-702 : « Omosio, general del campo nostro, / Spronato da sfrenato orgoglio, a pugna / L’essercito condotto ha col nemico, / Pensando che il gran numer de le genti / Bastasse a porre il re di Scozia in rotta ; / Né molto è andato ch’ha veduto chiaro / Che vaglion più cento guerrieri arditi, / [...] / Et insieme con lor si cadde Omosio / (Che, come fusse stato un soldatuccio, / E non avesse visto che su lui / Si riposava tutto il campo nostro, / Messo imprudentemente si era in mischia) ».

23 Pour mémoire, nous complétons ces beaux vers de Mallarmé : « S’enivrait savamment du parfum de tristesse / Que même sans regret et sans déboire laisse / La cueillaison d’un rêve au cœur qui l’a cueilli ».

24 GIRALDI, Altile, I. 3, p. 88, vv. 209-11 : « O giovenile età, come dispregi / I canuti consigli, e mostri chiaro, / Che, pensando veder, si trovi cieca ».

25 GIRALDI, Altile, IV. 4, p. 161, vv. 2138-41 : « Che gran sciagura / Hanno seco le corti ! Ché i re grandi, / I principi maggiori, hanno le orecchie / Aperte sempre ai falsi adulatori ». Cette même idée apparaît en GIRALDI, Arrenopia, II. 6, p. 41, vv. 1040-45 : « La mala sorte sua e de la reina / Volse che consultore Omosio avesse, / Uomo malvagio, e che nel mal oprare / Avea diletto, e sol godeva quando / Induceva il re nostro a fare oltraggio / Agli spirti gentili ».

26 RACINE, Phèdre, IV. 6, vv. 1320-26 : « Et puisse ton supplice à jamais effrayer / Tous ceux qui comme toi, par de lâches adresses, / Des princes malheureux nourrissent les faiblesses, / Les poussent au penchant où leur cœur est enclin, / Et leur osent du crime aplanir le chemin, / Détestables flatteurs, présent le plus funeste / Que puisse faire aux rois la colère céleste ! ».

27 La machination ignominieuse d’Astazio envers sa femme (celle de mettre, après l’avoir tuée, le cadavre d’un serviteur nu à côté d’elle pour faire croire à son adultère et ainsi justifier son crime en l’accusant d’avoir été surprise en flagrant délit) est exactement la même que celle dont le Prince Tarquin, selon le récit de Tite-Live, menace Lucrèce pour l’obliger à lui céder.

28 C’est le phénomène bien connu de substitution gratifiante que les écrivains utilisent souvent. Rappelons Stendhal, courtaud, laid et trapu, qui se transformait en grand, beau et svelte en créant les personnages de Julien Sorel (Le rouge et le Noir) et Fabrizio del Dongo (La Chartreuse de Parme).

29 GIRALDI, Arrenopia, IV. 6, p. 96, vv. 2544-48.

30 GIRALDI, Arrenopia, I. 1, p. 11, vv. 170-72 : « Sicuro son di trargli fuor del petto / Lo scelerato cor di frode nido, / E mangiar farlo a l’impudica moglie ».

31 31.GIRALDI, Arrenopia, III. 3, p. 61, vv. 1597-601 : « mi spero certo / Portarvi tal novella, che l’angoscia / Che vi preme or si volgerà in letizia / Tal, che serete più che mai contenta ».

32 À ce sujet, cfr. Orbecche, in Teatro del Cinquecento. Tome I. La tragedia, éd. de R. Cremante, Milano-Napoli, Ricciardi, 1988 (La letteratura italiana. Storia e testi), Acte II. 3, vv. 880-922 (et voir surtout les notes de Renzo Cremante, pp. 340-43).

33 GIRALDI, Altile, III. 4, p. 133, vv. 1392-96 : « Et chi son io, Lamano ? / Cosa giust’ è, che audace sia la donna, / Che si sente dar macchia ne l’onore / Quantunque sia pudica, e senza colpa, / Come son’io ». Mais aussi cfr. GIRALDI, Arrenopia, II. 6, p. 38, vv. 942-43 : « Tu menti – rispose ella – , che rea mai / Non fu Arrenopia ! Ben sei tu malvagio ! ».

34 GIRALDI, Arrenopia, Prologo, p. 6, vv. 32-34 : « Or qui vedrete, spettatori, quanto / Ci apporti danno il non vedere il vero, / Et il lasciarsi a l’appetito in preda ».

35 GIRALDI, Arrenopia, III. XI, p. 76, vv. 2007-14. Ces vers s’appliquent parfaitement à sa propre situation. Il se voit dans l’obligation de s’exiler parce que son Seigneur lui a préféré un jeune loup de son même âge.

36 G. Carducci, Su l’Aminta di T. Tasso. Saggi tre di Giosuè Carducci con una pastorale inedita di G. B. Cinthio, Firenze, Sansoni, 1896, p. 54 (IX) : « Giovan Battista Giraldi Cinthio, l’Euripide romantico della corte d’Este ».

37 Malgré le fait que Giraldi prend toujours le parti des femmes, il ne peut éviter de remercier le Ciel d’être né homme, comme il le souligne dans sa dédicace à Alphonse II dans la seconde partie des Ecatommiti. Cfr. GIRALDI CINZIO, Carteggio, p. 407 (lettre 118 : « Di due cose, eccellentissimo Signore, fra molte, ho sempre rese grazie alla Divina Maestà : l’una è di essere nato uomo, l’altra di essere stato prodotto in vita, per mio felice fato, sotto il dominio degli eccellentissimi Signori da Este »).

38 Chez Giraldi, nous pouvons voir facilement dans ses pièces les plus romanesques (Gli Antivalomeni, Selene, Eufimia ou Arrenopia) une esquisse de ce que seront plus tard les plus échevelés des drames romantiques : Ruy Blas et Hernani en France, Don Alvaro o la Fuerza del sino en Espagne, pour ne citer que les plus connus avec leur mélange de comique et de fatalisme, leurs intrigues enchevêtrées où ruses, reconnaissances et coups de théâtre se succèdent.