Revue Italique

Titre de section

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† Guglielmo Gorni

Michel Jeanneret

Gugliemo Gorni

Giovanni Giovanetti © Fondation Barbier-Mueller pour l’étude de la poésie italienne de la Renaissance, Genève

Guglielmo Gorni est mort à Foligno, âgé de soixante-cinq ans, le 28 novembre 2010. La Fondation Barbier-Müller pour l’étude de la poésie italienne de la Renaissance perd son premier président (1998-2002) et la revue Italique, son rédacteur en chef, son inspirateur et son pilote pendant plus de dix ans. Deuil cruel: nous qui restons sommes privés d’un maître et d’un ami, un puits de science, mais aussi une présence et une puissance. Il nous laisse l’objet qu’il a façonné et investi de son autorité: l’héritage est lourd et le modèle, exigeant. «Noblesse oblige», disait souvent Guglielmo. Il semble aujourd’hui nous adresser, d’outre-tombe, cette injonction.

Après des études à Pavie, dans ce collège Borromeo dont il était fier, et un début de carrière brillant à l’Université de Florence, il arrive à Genève en 1977, nommé professeur à l’âge de trente-deux ans. Il y restera vingt-cinq ans. Avec Carlo Ossola, il impulse aux études italiennes des ambitions, un lustre et un rayonnement exceptionnels. A ses étudiants genevois et à ceux qui ont franchi les Alpes pour venir travailler avec lui, il communique sa passion pour la recherche. Des colloques, des conférences réunissent les meilleurs italianistes, tandis qu’autour de lui se dessinent des vocations et se préparent des thèses. Mais Guglielmo n’est pas homme à s’enfermer dans une chapelle. Ouvert et curieux, il franchit volontiers les barrières de son département pour se lancer dans des entreprises interdisciplinaires, comme ce Groupe d’études sur le XVIe siècle, un espace d’expérimentation et de discussion dont il fut l’un des animateurs. Par devoir, mais aussi parce qu’il aime participer aux décisions, il occupe, plusieurs années, le poste de vice-doyen de la Faculté des lettres. La gestion des dossiers est souvent ingrate, mais la satisfaction d’être aux affaires, l’occasion d’observer les simagrées de la comédie humaine et une bonne dose d’humour atténuent la pesanteur de ses charges. Quelque bonheur qu’il éprouve dans la compagnie des livres, il aimait aussi, en bon humaniste, descendre dans l’arène publique.

Lorsque Jean Paul Barbier-Mueller, grand collectionneur et grand mécène, décide, en 1998, de créer, à l’Université de Genève, une Fondation pour l’étude de la poésie, souvent mal connue, de la Renaissance italienne et la dote d’un fonds de livres rares du XVIe siècle (la collection dépasse aujourd’hui les cinq cents volumes), il est naturel que Guglielmo Gorni en devienne le président. L’immense anthologie des Poeti del Cinquecento qu’il a dirigée et, pour une large part, composée lui-même, fait de lui non seulement le meilleur usager, mais l’ambassadeur idéal pour valoriser, auprès des chercheurs, l’extraordinaire bibliothèque désormais à leur disposition.

La conception puis la direction d’Italique, voulue par le Fondateur pour stimuler et diffuser les travaux sur cette même poésie du XVIe siècle, allaient échoir logiquement, elles aussi, à Guglielmo. Pendant une décennie, il fut, avec l’aide toujours compétente de Paola Allegretti, le maître d’œuvre de la revue. Quand, en 2002, il quitte Genève pour accepter l’appel, «per chiara fama», de la Sapienza à Rome et s’installe à Foligno, il continue le labeur du rédacteur qui, de la lecture des manuscrits à la correction des épreuves, passe des heures et des heures à mettre les points sur les i. Grâce à l’étendue de ses relations, des jeunes chercheurs aux maîtres confirmés, les articles arrivent et, au fil des numéros, une communauté se crée. Nul ne doute qu’Italique doive sa tenue, son envergure internationale, à l’autorité et au prestige scientifiques de son chef de file.

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Guglielmo Gorni est surtout connu comme philologue: c’est l’intitulé de sa chaire à Rome, c’est le métier qu’il a toujours revendiqué. Mais il faut s’entendre. Il y a des philologues frileux, érudits plus que savants, qui s’enferment dans leur spécialité comme dans une tour d’ivoire, résistent aux changements et se dérobent aux défis d’un monde en mouvement, qui bouscule nos habitudes de travail et ébranle notre échelle de valeurs. A l’affût de la nouveauté, Guglielmo n’a jamais craint les provocations ni reculé devant le besoin de défendre, ou de revoir, ses convictions. Grand spécialiste de Dante, il l’était, au point de devenir le président de la vénérable Società dantesca italiana ; connaisseur hors pair de la tradition lyrique et du dolce stil nuovo, il l’était également, mais jamais il ne s’est laissé emprisonner dans une spécialité quelconque. Sa curiosité intellectuelle l’a conduit à explorer, peu ou prou, tous les moments de la littérature italienne, des origines à nos jours, d’un genre à l’autre. Il a usé de la même liberté dans le choix de ses méthodes; il passe de la métrique à l’ecdotique, il associe stylistique et histoire de la langue, il affronte, sans fléchir devant les plus hermétiques, tous les savoirs de l’encyclopédie médiévale, et j’en passe. Infiniment sensible aux jeux de la lettre, aux ruses de la langue et aux inflexions d’un style, il n’en sacrifie pas moins aux exigences, moins ludiques, de l’enquête historique. Les notes de ses éditions critiques témoignent de l’ampleur de ses références. On ne devient pas l’un des meilleurs commentateurs de Dante sans embrasser un immense champ de connaissances un territoire lointain, parfois abstrus, qu’il ar pentait avec allégresse.

Son indépendance ne l’a pas empêché de manifester sa fidélité à quelques maîtres, qui d’ailleurs incarnent eux aussi un esprit d’ouverture et d’aventure intellectuelles: à Florence, Domenico de Robertis et l’ombre majestueuse de Gianfranco Contini; à Pavie, Cesare Segre et Maria Corti (qui devait jouer un rôle déterminant dans sa venue à Genève). En pareille compagnie, Guglielmo se déplace de l’analyse microscopique, avec un flair exceptionnel pour le détail significatif, à des perspectives historiques, esthétiques, intellectuelles de grande portée. La minutie des observations, la fine horlogerie de l’établissement du texte, l’examen pointilleux d’un lexique ou d’une prosodie ne sont pas pour lui des fins en soi. Ils débouchent sur des enjeux plus larges, qu’il s’agisse de révéler la beauté d’une forme ou la profondeur d’une idée. Guglielmo ne craint pas le risque inter prétatif. Quel que soit son attachement à la justesse des faits et à la rigueur des méthodes, il sait bien que, pour restituer l’œuvre littéraire dans toute son envergure, il faut savoir sauter du certain au probable, ou s’aventurer même dans le champ des possibles. C’est le prix à payer pour exercer la critique dans les deux sens du terme: non seulement dénoncer les erreurs et rétablir la vérité des choses, mais s’engager en portant un jugement. Viser à la plus haute objectivité, mais humaniser aussi la lecture en assumant sa subjectivité.

Des risques, Guglielmo en a pris aussi vis-à-vis de ses collègues. Volontiers polémique, il aime les débats et voit dans la confrontation savante une hygiène nécessaire au progrès de la recherche. De son regard aigu, il repère la faiblesse d’un argument, les dérapages d’un raisonnement; il n’a pas de patience pour l’inertie des idées reçues, les consensus faciles et les conformismes mous. Il n’a pas non plus de respect excessif pour le milieu universitaire, souvent enclin à la mesquinerie et à l’esprit de chapelle. Trop lucide et trop franc, peut-être, il n’a pas eu que des amis. S’il était vulnérable et se sentait parfois blessé, c’est qu’il avait pris des coups, et pas des plus nobles.

Cet esprit libre, par moments critique et malicieux, savait aussi être généreux, attaché à ses élèves, affectueux à ses amis. Si son rire était parfois satirique et distant, il pouvait également exprimer le bonheur du partage ou sacrifier simplement au plaisir de s’amuser. Il arrivait certes à Guglielmo d’adopter des poses magistrales («noblesse oblige»!), mais spontanément, il était drôle et sa fantaisie, sa verve, son esprit d’enfance l’empêchaient de se prendre trop au sérieux.

Un immense recueil de mélanges (trois volumes, 1246 pages au total) lui a été offert quelques mois avant sa mort1. L’imposante galerie des auteurs illustre l’étendue du rayonnement de Guglielmo à travers le monde et la gamme des sujets traités témoigne de l’ampleur des champs qu’il a parcourus. Le prochain numéro d’Italique rendra plus pleinement justice à l’accomplissement d’une œuvre qui, longtemps, le gardera vivant parmi nous.

La Fondation Barbier-Müller et le comité de direction d’Italique pensent avec émotion à Paola Allegretti, à ses deux filles, Laura et Anna Isotta, et partagent leur peine.

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1 Letteratura e lologia fra Svizzera e Italia, Studi in onore di Gugliemo Gorni, a cura di Maria Antonietta Terzoli, Alberto Asor Rosa, Giorgio Inglese, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 2010, 3 voll.