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Livre et langue latine à la Renaissance : quelques questions de pédagogie et d’histoire

Martine FURNO

Université Stendhal Grenoble 3. CERPHI (UMR 5037), Ens Lyon – Centre Gabriel Naudé (EA 7286), Enssib

EN GUISE D’INTRODUCTION : MÉMOIRE D’APPRENTISSAGES

Marseille, milieu des années soixante. La classe de grande section de l’école maternelle rue de l’Évêché. Les vignettes des syllabes de lecture, avec leurs dessins colorés, font une frise de personnages vivants qui se promènent au dessus du tableau. Le petit chaperon rouge, son papa, sa maman, le bûcheron, la forêt. J’apprends : le papa du petit chaperon rouge est bûcheron.

L’appartement familial. J’attrape sur la table de la cuisine le journal que mon père a laissé. Je commence par le coin de la feuille, en haut. Dimanche. J’explique, toute fière, à mes parents : le di de lundi, le man de maman, le che de bûcheron. Miracles d’une méthode semi-globale qui m’ouvre le monde.

L’année suivante, sans doute. Chez ma grand-mère, dans l’appartement qui sent l’encre et l’huile des presses du journal La Marseillaise situées juste en dessous, où travaillait naguère encore mon grand-père. Ma grand-mère me transcrit sur une feuille blanche en grandes capitales, en italien, la liste des courses que nous allons faire au marché. Au retour, les provisions ne sortent du panier que si je sais lire correctement leur nom : pane, zucchine, coniglio, uova. Difficile, zucchine et coniglio. Mais la lecture a désormais l’odeur des journaux qui salissent un peu les doigts, et le goût du quignon de pain arraché à la baguette du matin.

Même en faisant sa part à sa reconstruction mentale par le lecteur adulte que je suis devenue, j’ai de mon apprentissage de la lecture des souvenirs précis, didactiques, sur le lien des images et des sons, et sur le sentiment de pouvoir soudain toucher les objets. Sans doute à cause des méthodes conjuguées de l’image et des courses au marché, l’idée de lire n’a pas été pour moi l’ouverture à un monde imaginaire, mais au réel, au concret de couleurs, de rugosités, d’odeurs, mer et sel, entonnoir et infundibuliforme, mots courts mots longs.

Dix ans plus tard environ, au collège, j’ai appris le second volet fondateur de ma vie intellectuelle de chercheur, c’est-à-dire le latin. Or je n’ai aucun souvenir pédagogique de cet apprentissage. Je ne revois que le visage de l’enseignant, et j’ai gardé le manuel et la grammaire de ces premières années, les plus répandus d’ailleurs, c’est-à-dire les livres de Morisset et autres auteurs publiés chez Magnard1. Mais je suis incapable de dire ce que m’a coûté, ni d’ailleurs si elle m’a coûté, la mémorisation des déclinaisons, ni comment j’ai pu les apprendre et les réciter. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé quelque frisson à la traduction de ma première phrase, où passèrent non le petit chaperon rouge et son papa, mais la maîtresse et ses servantes qui ornaient l’autel avec des roses, comme je l’ai moi-même appris à une classe pas mal de temps plus tard, le Morisset étant resté longtemps indétrônable dans les collèges avec section de latin.

Cette absence de souvenirs m’a frappée depuis le moment où, me trouvant moi-même pour la première fois en situation pédagogique, j’ai tenté de retrouver dans le passé des conseils, des sensations, ou des erreurs, qui formeraient plus judicieusement mes essais didactiques avec une classe. Certes, j’avais conscience que les enfants de ZUP/ZEP d’un collège sur la frontière belge que j’avais face à moi n’étaient pas tout à fait les mêmes que ce que j’avais été, que leurs arrières plans socio-culturels étaient assez différents des miens, plus d’ailleurs par la distance chronologique que par l’écart social. Mais mutatis mutandis je cherchais dans mes impressions passées de quoi motiver, expliquer, faire comprendre, rendre concret ce monde lointain de l’antique, avec ses roses et ses autels, ses maîtres et ses esclaves, ses soldats et ses généraux. En parallèle à ces premières charges d’enseignement, j’entamais une recherche qui, autant par goût (en ce sens que j’ai avec joie accepté le sujet qu’on me proposait) que par hasard (en ce sens que cette proposition était liée à des rencontres fortuites faites à ce moment de sa carrière par mon directeur de thèse), s’écartait de l’Antiquité pour s’intéresser au latin de la Renaissance, à sa pratique pédagogique et à l’univers intellectuel des savants de la fin du XVe siècle. Mon plaisir de sortir de l’antique me semblait dû alors au fait que j’allais travailler sur une période, la Renaissance italienne, chère à ma construction personnelle, qui me permettrait de tisser un lien construit avec mes origines, les zucchine de ma grand-mère, et la Vénus de Botticelli qui décorait ma première chambre en cité universitaire. Je n’ai pris conscience que plus tard que la motivation était autre, ou du moins double, c’est-à-dire qu’à cette part positive d’intérêt et de curiosité se mêlait une part négative d’ennui et d’incompréhension.

Le monde antique, romain ou grec, est extrêmement éloigné du nôtre. Si nous pouvons retrouver dans nos langues vernaculaires, italien comme français dans mon cas, les éléments syntaxiques ou lexicaux du latin, si la vulgate culturelle nous apprend, avec beaucoup d’optimisme et d’approximations, que nous trouvons dans ces états les fondements de la démocratie occidentale, il n’en reste pas moins qu’il est faux que l’esprit romain nous soit facilement compréhensible, car il est radicalement différent de notre pensée. Les Romains vivaient dans une société mythique, sans nécessité philosophique de la vérité d’une foi, sans christianisme, du moins totalement institutionnalisé (il a existé des païens dans l’empire jusqu’à sa chute) ; ils vivaient aussi dans une société non sans textes, non sans livres, mais sans imprimé. Or je pense que cette absence de matérialité familière et souple, banalisée, dans toutes les classes sociales, du texte imprimé quel qu’il soit, est fortement liée au sentiment d’étrangeté qu’a fini par susciter en moi, quand j’ai su y réfléchir, la culture antique. Les intellectuels qui me ressemblaient assez pour que je cherche à les comprendre n’étaient pas ces hommes-là, mais plutôt les savants de la Renaissance, vivant dans un univers christianisé, usant du texte imprimé, et découvrant l’Antiquité comme j’avais pu le faire moi-même : par l’apprentissage, dans les livres, d’une langue seconde au-delà de leur langue maternelle vivante, par la rencontre avec un univers lointain qui les enthousiasmait, ses soldats, ses orateurs et ses généraux.

Cette constatation m’a amenée, peu à peu, à observer les livres que j’étudiais non plus seulement dans leur contenu intellectuel, mais aussi dans leur matérialité d’objet. Aussi, et non seulement : j’ai acquis la certitude au fil de mes travaux que toute réflexion sur les livres du XVIe siècle qui ne considérerait que le signifiant du texte, en occultant toute question sur sa fabrication matérielle, ou au contraire ne regarderait que cette fabrication, sans lire le texte, est un égal fourvoiement. Penser acquiert au XVIe siècle une matérialité neuve et différente de celle des siècles précédents, et cette matérialité, cette stature soudain industrielle du produit de l’esprit en modifie inévitablement les mécanismes et la perception.

TRAJETS DE RÉFLEXION

Je voudrais présenter trois exemples des réflexions que l’histoire du livre peut apporter à des études latines : mes études latines ne sont plus exactement celles de la majorité de mes collègues des départements d’études anciennes de l’université française, mais je revendique entièrement ce terme. C’est bien sur cette langue que je travaille, même si je ne travaille plus directement sur l’univers des anciens Romains, et c’est bien à ces études latines que l’histoire du livre apporte un substrat indispensable.

La littérature latine de la Renaissance, dans le schéma des travaux universitaires français, a d’abord et longtemps été étudiée sous l’angle de la réception de l’Antique. Ont beaucoup fleuri les sujets du type « Politien lecteur de Stace », « Pétrarque lecteur de Cicéron », ou sur la survie de tel ou tel auteur antique aux XVe ou XVIe siècles. Or ces études ne peuvent, me semble-t-il, être correctement fondées ou argumentées si elles s’en tiennent au seul contenu intellectuel des textes, en leur refusant toute matérialité. L’histoire du livre est nécessaire sous deux angles à la compréhension des auteurs : dans l’étude des textes de la Renaissance eux-mêmes, et dans l’étude des textes anciens à la Renaissance.

Les textes latins écrits à la Renaissance, du moins ceux qui datent d’après 1480, et surtout à partir du XVIe siècle, ne sauraient en effet être lus sans qu’on pense qu’ils sont un élément d’un marché. Une fois l’imprimé en place, toute publication devient un objet de commerce : il n’est plus possible de considérer l’écriture poétique par exemple comme l’activité purement intellectuelle d’un patricien qui, à l’exemple d’Ovide, jouera sa notoriété, et peut-être sa vie, sur la lecture publique de ses vers, mais n’aura pas à les vendre pour en tirer un profit, et ne sera pas par là partie prenante de la survie financière d’un libraire. Un texte du XVIe siècle suppose la construction délibérée d’un lectorat, aux attentes duquel on répond ou qu’on anticipe, et ne saurait être un mouvement pur de l’esprit ; il me semble impossible de lire de manière pertinente la poésie de Pontano, Muret, Dolet par exemple, sans de manière connexe s’interroger sur leurs imprimeurs, leur lectorat, la vente et la diffusion de leurs livres.

De même, lorsqu’on considère ces doctes des XVe et XVIe siècles, il est incomplet de ne pas se soucier de la forme des livres qu’ils lisaient, et de la matérialité des sources à travers lesquelles ils connaissaient la littérature latine ou grecque. Penser que nous pouvons nous appuyer sans ciller sur nos éditions modernes pour évaluer la connaissance qu’il avaient de tel ou tel auteur antique est une innocence coupable : la forme de ce que nous lisons conditionne la représentation que nous en avons et l’utilisation que nous en faisons. Ne pas savoir la forme du livre ancien dans lequel Étienne Dolet lisait Cicéron revient à ne pas pouvoir vraiment comprendre Dolet ; et pour élargir le champ d’investigation, je crois qu’on ne saurait lire et comprendre Cicéron, Tite Live, Virgile et tant d’autres « hors sol », c’est-à-dire uniquement en goûtant leur prose ou leurs vers, sans se poser jamais la question de leur transmission, de l’état de texte qui est arrivé jusqu’à nous, et comment, et par qui. . . Quelles sont donc les voies par lesquelles l’objet des études latines est parvenu aux latinistes d’aujourd’hui, qui sont les hommes à qui nous les devons, et de quelle manière, en leur temps, ont-ils appris et travaillé ? Ces questions m’ont permis d’avoir une perception plus exacte des chemins qui ont conditionné mon propre apprentissage, et donc mon appréhension des connaissances en ces domaines. Les exemples que je vais présenter ne sont pas des inédits scientifiques : je les ai déjà exposés en séminaire, en colloque, ou publiés. Je voudrais simplement les reprendre non pas pour eux-mêmes, mais sous l’angle particulier de l’histoire du livre et de son apport.

DE L’HISTOIRE DU DICTIONNAIRE À L’HISTOIRE DE L’IMPRIMEUR

Mes premiers travaux de recherche ont porté sur le Cornu Copiae de Niccolò Perotti. Cet ouvrage, laissé manuscrit par son auteur et publié post mortem pour la première fois en 1489 à Venise, est ce qu’on pourrait appeler un dictionnaire encyclopédique de la langue latine classique2 : le support des entrées se fait via les mots, pris dans l’ordre du texte, du Liber spectaculorum de Martial, et chacun d’entre eux est accompagné d’une étymologie, d’une explication, de citations classiques qui permettent d’éclairer le mot en contexte, et de nombreux dérivés étymologiques, ou synonymes et contraires sémantiques, traités selon le même schéma, générant parfois eux aussi une chaîne de dérivés ou de contraires. Il s’agit de la compilation de fiches de travail de toute une vie de lecteur humaniste, transcrites dans un manuscrit d’apparat probablement révisé par l’auteur, mais sur lequel n’ont pas pesé les contraintes de la mise en page technique de l’imprimé, ni la question commerciale de la vente, de la rentabilité et de la réception de l’ouvrage. Ce premier travail de recherche, qui était une tentative de comprendre ce que Perotti connaissait des auteurs anciens, de la langue latine, et comment il en concevait l’organisation et l’usage, m’a amenée à m’intéresser plus à l’objet dictionnaire, en général, qu’à l’auteur Perotti, pour lequel je ne suis pas parvenue à éprouver la sympathie nécessaire à une fréquentation suivie au-delà des siècles pour les quelques décennies de ma vie intellectuelle. J’ai donc cherché à connaître ensuite les ouvrages qui utilisaient le Cornu Copiae : les premiers items français qui le suivent chronologiquement sont les ouvrages lexicographiques de Robert Estienne, envers qui j’ai éprouvé l’empathie ignorée jusqu’alors, et surtout dont le travail d’auteur – imprimeur complexe, fait d’intellectuel et de mécanique, m’a permis d’entrer dans les questions d’apprentissage et de perception de la langue latine aux portes desquelles le Cornu Copiae m’avait laissée.

En effet, les dictionnaires d’Estienne sont le fruit de ses lectures d’humaniste, qui sont elles-mêmes intrinsèquement liées à ses travaux d’imprimerie3 : lecture des textes qu’il imprime souvent en accomplissant lui même le travail philologique de leur édition, impression de ces textes avec des systèmes de référence qui lui permettent de retrouver les citations du dictionnaire, mais aussi lecture des dictionnaires des autres autant pour en tirer parti que pour en corriger les erreurs scientifiques et commerciales. Un des points d’investigation majeurs de cette activité est actuellement pour moi la construction du système de référencement des textes : j’ai appris dans ma vie de jeune chercheur comment retrouver un texte latin à partir des références du Thesaurus moderne, références précises liées aussi au visuel des imprimés du XXe siècle qui permet de balayer rapidement les pages pour y trouver le passage recherché. Or la manipulation des imprimés anciens, issus de presses antérieures à celle de Robert Estienne ou moins soucieuses d’outiller le lecteur, m’a obligée à constater que cette commodité d’une numérotation continue, qui ponctue le texte et n’oblige pas à sa lecture extensive, n’est pas généralisée dans le courant du XVIe siècle.

Les presses d’Estienne me semblent matérialiser dans leur travail le moment d’un questionnement et d’un basculement intellectuel. Très tôt dans sa carrière, c’est-à-dire dès les deux éditions de Perse et de son commentaire en 15274, Estienne instaure une numérotation des vers sur cet ouvrage semblable à celle que nous connaissons, c’est-à-dire de 5 en 5, liée, comme il le précise, au commentaire qui est imprimé à la suite du texte et s’y réfère. Il est évident qu’il y a ici une action commerciale bien comprise, c’est-à-dire pousser celui qui achète le commentaire de Perse par Robert Estienne à acheter l’édition de Perse par Robert Estienne, l’une servant de référence à l’autre. Mais, au-delà de l’univers des affaires, il me semble percevoir dans cette numérotation l’idée que la masse du texte est fractionnable, que l’ascèse d’une lecture continue, confiée entièrement à la mémoire, et produisant des savoirs dont la lettre peut être inexacte, est un instrument de connaissance révolu.

Mes premières questions portaient donc sur le dictionnaire et ses références, dans les champs de l’histoire intellectuelle et de l’histoire de la langue : comment pouvais-je retrouver les textes cités, et comment les lecteurs du XVIe siècle le pouvaient-ils ? Comment vérifier ces textes et retrouver l’état du texte de leur source ? Les références étaient-elles destinées à cette vérification ? Comment concevoir, que penser, d’un dictionnaire, comme ceux qui sont antérieurs au Thesaurus d’Estienne, qui cite sans référence, c’est-à-dire qui délivre le savoir linguistique comme une vérité assénée et non comme un outil ? Ces questions mêmes m’ont amenée à des questions d’histoire du livre : comment Robert Estienne organise-t-il, dans l’objet livre et sur la page, le texte classique qu’il utilisera ensuite ? Son outil de connaissance est-il le même que le nôtre ?

Beaucoup de ces questions sont encore sans réponse : j’ai pu me rendre compte que la division du texte poétique est, d’emblée, quasi celle que nous utilisons encore ; la division du texte sacré, ancien et nouveau testament, est explicable par la pratique même de la Réforme, la lecture quotidiennement et personnellement reprise des deux testaments imposant quasiment la commodité d’une division par petites unités sémantiques facilement fragmentables et mémorisables. Mais je n’ai pas l’explication à certaines numérotations, que l’on trouve dans les éditions de Robert Estienne, dans son dictionnaire, ou dans certains de ses documents de travail. Par exemple, l’édition de 1537-1538 de la correspondance de Cicéron porte en marge de chaque lettre une numérotation 4, 7, qui ne correspond ni à une division sémantique du texte ni à un nombre de lignes cohérent et explicite par rapport à la mise en page. Cette numérotation, qui est utilisée pour référencer le texte dans le Thesaurus linguae Latinae de 1543, est donc celle d’un outil de travail que nous ignorons, et dont l’ignorance même nous empêche de comprendre tout à fait la perception qu’Estienne avait de ce texte.

À supposer que nous la connaissions d’ailleurs, notre lanterne pourrait n’être encore que partiellement éclairée : la Bibliothèque de Genève conserve une édition des tragédies de Sénèque par Josse Bade, annotée de la main de Robert Estienne et dont on peut penser qu’elle a fait partie de la dot de Perrette Bade5. Ces annotations comportent, outre des remarques textuelles, la numérotation des pièces de Sénèque par paquets de 5 vers, mais en continu à partir de 1 : ce qui revient à dire qu’une référence notée 2 renvoie à un vers entre le cinquième et le dixième de l’acte ou de la scène concernés. Avons-nous là une étape intermédiaire de la lecture du texte, transcrite sur une édition de travail uniquement en attendant une édition propre par Robert Estienne, qui comporterait une numérotation des vers en continu pour chaque pièce, édition qui n’est jamais venue ? J’aurais tendance à le penser, mais il n’empêche que j’aimerais pouvoir mesurer exactement l’image mentale que Estienne pouvait avoir de ce texte, comme de celui de Tite Live qu’il n’a pas non plus édité, et pour lequel son Thesaurus linguae Latinae nous donne des références qui ne correspondent à rien dans nos éditions modernes. Elles sont sans doute elles aussi notées quelque part en marge d’une édition de travail peut-être à jamais perdue (peut-être pas : si un jour quelqu’un. . .) mais sans connaissance du code, je ne peux pleinement restituer le chemin intellectuel du savant dont j’essaie de comprendre la vie. La question première d’histoire de la langue latine (comment les dictionnaires du XVIe siècle sont-ils élaborés ?) a abouti à une question d’histoire du livre (comment l’imprimeur savant référence-t-il à l’impression les textes qu’il cite dans ses dictionnaires ?) qui est elle même une question d’histoire intellectuelle (comment perçoit-on la lecture de certains textes anciens au XVIe siècle, notamment comment se repère-t-on dans les œuvres les plus massives comme l’histoire livienne ?).

DE L’HISTOIRE DE L’IMPRIMEUR À L’HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE

Autre exemple, qui lie imprimerie et pédagogie, celui des éditions de Térence sur les presses de la famille Estienne, entre 1529 et 15486. À partir du travail philologique donné par Robert Estienne en 1529, son beau-père Simon de Colines et ses frères François et Charles établissent des éditions pédagogiques diversement outillées de commentaires, traductions, éléments pour la classe. L’une de ces éditions, par Simon de Colines et François Estienne, qui donne l’ensemble des pièces une à une entre 1539 et 1542, comporte un détail intriguant : le texte latin n’est pas commenté dans le détail, mais accentué sur certaines syllabes. Or là encore nous sommes devant un détail d’histoire du livre qui amène à un questionnement d’histoire des textes et de la pédagogie. En effet, les éditions comportant des accents de ce type ne sont pas monnaie courante : je ne prétends pas que celle-là soit la seule, mais je n’en ai pas manipulé d’autres. La question est double : à quoi correspondent ces accents par rapport à la langue latine et à sa prosodie ? Et à quoi correspondent-ils dans l’enseignement de la langue et de Térence à cette époque ?

Je n’ai pas encore de réponse précise aux deux questions, faute d’avoir pu mener aussi loin qu’il le faudrait les investigations nécessaires. La première de ces deux interrogations porte sur la connaissance et la pratique du latin au XVIe siècle : je me demande si ces accents sont métriques, c’est-à-dire correspondent exactement aux accents prosodiques, lesquels ne sont pas en latin nécessairement les mêmes que les accents de la prose parlée, ou s’ils sont justement une simple aide à la prononciation orale. Dans le premier cas, si je parviens, par la scansion par exemple d’une ou plusieurs pièces, à la conclusion que tous les accents notés correspondent à un accent prosodique que l’on peut considérer comme difficile parce qu’il n’est pas directement superposable à un simple accent phonétique, je pourrai dire qu’il y a dans ce texte la connaissance exacte, par l’imprimeur, du système métrique du théâtre ancien, et le souci de le transmettre correctement. L’aide typographique est le signe que cette connaissance n’est ni facile à acquérir ni grandement partagée parmi les enseignants eux-mêmes, et peut-être aussi, plus anecdotiquement, que cette édition correspond à une tentative de restitution scénique pour laquelle une oralisation parfaite est demandée. Mais si je parviens à la conclusion que ces accents ne sont pas tous métriques mais phonétiques, et que la connaissance du système prosodique n’est pas complète, alors je pourrai penser que la pratique orale du latin correspond à une connaissance artificielle restituée, qui peut-être se fonde sur une perception contaminée par le vernaculaire. La constatation que cette compétence orale est de moins en moins naturelle au XVIe siècle, parce que la langue latine devient objet d’études, et meurt à la pratique vivante n’est pas une grande découverte, mais les faits constatés qui nous permettent de le mesurer ne sont pas si nombreux. Ici encore, nous sommes devant un élément d’histoire du livre (une édition particulière qui porte des accents sur le texte de Térence) qui amène une réflexion d’histoire de la langue latine et de la pédagogie (peut-on dire au XVIe siècle que le latin est une langue encore vivante, par une pratique orale correcte, alors qu’elle est langue apprise et seconde pour tous les locuteurs ? Et ceux-ci ne sont-ils déjà pas essentiellement des lecteurs ?)

DE L’HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE À L’HISTOIRE DE LA LANGUE ET DES IDÉES

Mon dernier exemple est du même ordre : il porte plus spécialement sur l’épistémologie de ma propre activité d’enseignante, et revient aux interrogations que j’avais lors des premières années de mon exercice en collège. Comment un enfant du XVIe siècle apprend-il le latin, non tant au niveau des méthodes, qu’au niveau des conceptualisations ? Là encore l’histoire du livre m’a aidée au moins à formuler les questions.

En 1533, Robert Estienne publie une grammaire latine, sous le titre Rudimenta grammatices, et sous le nom de George Buchanan, grammaire qui est la traduction en latin d’un ouvrage du même titre en anglais de Thomas Linacre. Là encore j’ai présenté ailleurs les innovations notamment terminologiques et conceptuelles que comporte le travail de Linacre, mais la traduction de Buchanan m’a amenée à d’autres réflexions7. J’ai pu montrer en effet que quelquefois, le latin n’est pas si purement latin qu’il y paraît, et qu’il « parle français » : certaines tournures latines pour décrire le génitif parlent en latin d’une nota genitiui que seule le cours en français peut permettre d’identifier comme la préposition « de » et non comme une désinence. De même, d’autres passages évoquent un velox quid ? Equus, où l’on entend bien, au prix d’un beau solécisme, la question « Un rapide quoi ? Un rapide cheval », question que nous avons tous, avec plus ou moins de précautions et de conséquences désastreuses, pratiquée en cours avec des enfants pour identifier un adjectif épithète ou, pire, attribut. La réflexion que m’apporte l’histoire du livre ici permet de mesurer à quel point le latin en 1533 ne peut plus s’apprendre, ni donc se comprendre ou se pratiquer, qu’à travers les codes du français, ou peut-être d’autres vernaculaires européens, car l’état de la pédagogie est probablement à peu près le même, avec une variable de quelques années, dans les autres pays d’Europe. Or la grammaire du français est elle même en cours de conceptualisation à cette période : en ce cas, comment se fait le transfert des notions quand les notions elles mêmes ne sont pas fixées, donc pas encore tout à fait nommées, normées, donc commodément transmissibles ? Quel effort les enfants du XVIe siècle devaient-ils faire pour acquérir ces notions ? Et d’ailleurs s’ils ne pouvaient le faire faute d’outillage, cela veut-il dire qu’ils apprenaient le latin, et par là même le français, d’une façon qui pour nous n’est pas un apprentissage construit, mais une pratique directe ? Or quel enseignant de langue aujourd’hui, même pour une langue vivante et une pratique directement utilitaire, peut affirmer ne pas avoir besoin à tel ou tel moment, pour parfaire la maîtrise, d’un outillage théorique qu’il possède lui-même et qu’il doit transmettre comme un concept, et non comme une expérience ? La question d’histoire du livre et du texte que pose l’édition par Estienne de la traduction de la grammaire de Linacre, traduction qu’il a d’ailleurs peut être lui même suscitée, est en lien direct avec ma pratique pédagogique contemporaine : comment puis-je apprendre une langue morte à des enfants ou des jeunes gens qui ne maîtrisent pas complètement l’outillage théorique de leur propre langue vivante, lequel s’est forgé en parallèle, et en appui, avec celui de la dite langue morte ? Là encore, je n’ai que des bribes de réponse pratique : mais il m’est infiniment utile que l’histoire du livre m’ait aidée à formuler la question, parce que cela me permet d’avoir conscience de son acuité, voire de son urgence.

Quelle conclusion donner à ce survol très personnel de l’histoire du livre savant au XVIe siècle ? J’ai abandonné les temps antiques à cause de leur étrangeté matérielle et de la difficulté que j’avais à les rejoindre sans outils proches de ma propre fabrique intellectuelle, et j’ai rejoint les temps modernes essentiellement autour du livre, de la lecture, et de l’accès au concret que celle ci me fournissait. Ma position est aussi, au sens premier du terme, politique : je crois imprudent de considérer les productions intellectuelles comme indépendantes de la société qui les produit. Les enjeux de la poésie d’Ovide, que je citais plus haut, n’étaient pas économiques, mais ils existaient néanmoins : la diffusion bien placée de quelques textes manuscrits dans une cercle étroit de pouvoir peut changer le cours d’une vie. Dès les débuts de l’imprimé, même si l’esprit peut toujours s’exercer individuellement hors des contraintes matérielles, il ne peut plus prendre sa réalité pour un public élargi que contraint dans un support qui n’est pas seulement un objet de culture, mais aussi un objet de commerce, et ce commerce est contraint socialement. L’histoire du livre telle que je la conçois est nécessaire pour aborder l’esprit des hommes que j’étudie : pour savoir non seulement ce qu’ils lisaient, mais surtout pour comprendre ce que et comment ils pensaient, apprenaient, savaient. Les pistes de recherche sont infinies dans ce domaine : je ne prétends pas qu’elles soient toutes fécondes, et que certaines des questions que je pose ne se révèlent pas oiseuses, c’est-à-dire sans fondement, ou simplement aporétiques, sans réponse possible. Mais je persiste à croire que, en ce qui me concerne, je ne saurais faire mon métier et de chercheur et d’enseignante de latin correctement si je ne continue pas d’interroger les livres qui nous ont transmis nos supports de réflexion et d’enseignement, et les hommes qui les ont fabriqués.

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1 Les manuels pour la classe de 4e et de 3e n’existent plus exactement en l’état où je les ai connus, les programmes et les élèves ayant suffisamment évolué pour que ces livres soient inutilisables désormais tels quels. Mais la grammaire est toujours là : Edmond Baudiffier, Jacques Gason, René Morisset, Auguste Thomas, Précis de grammaire des lettres latines, Paris, Magnard, 1963.

2 Niccolò Perotti, Cornucopiae, Venezia, Paganino de’ Paganini, 1489 (editio princeps). Sur cet ouvrage, voir Martine Furno, Le Cornu Copiae de Niccolò Perotti : culture et méthode d’un humaniste qui aimait les mots, Droz, Genève, 1995 (« Travaux d’Humanisme et de Renaissance », 294).

3 Voir sur les dictionnaires d’Estienne : Martine Furno, « Les dictionnaires de Robert Estienne, sens et finalités d’une œuvre lexicographique », dans Voces, Université de Caen – Ediciones Universidad de Salamanca, 10-11, 1999-2000 [2001], p. 11-27, et Ead., « Robert I Estienne, imprimeur », présentation biographique, dans Robert et Charles Estienne, des imprimeurs pédagogues, dir. B. Boudou, J. Kecskeméti, Turnhout, Brepols, 2009 (« Europa Humanistica – La France des humanistes »), p. 21-26, pour une présentation plus large de l’imprimeur.

4 A. Persii Flacci Satyrae sex, Parisiis, ex off. R. Stephani, [3 mai] 1527 ; et Commentaria Antonii Nebrissensis Grammatici in sex A. Persii Flacci Satyras, Parisiis, ex officina R. Stephani, 1527.

5 L. Annaei Senecae Tragoediae (...) Iodoco Badio Ascensio, [Parisiis], uenundantur ab eodem Ascensio, 1514. Cet exemplaire conservé à la Bibliothèque de Genève y porte la cote Hd408 ; il a été identifié par Théodore Dufour, qui le signale dans ses papiers (BGE Ms. fr. 3812), a été décrit aussi par E. Armstrong, qui n’a pas détaillé le système de division du texte : Elizabeth Armstrong, Robert Estienne, royal printer: an historical study of the elder Stephanus, éd. rev., [Abingdon], Sutton Courtenay press, 1986 (« Courtenay studies in Reformation theology », 6), p. 85.

6 Voir Martine Furno, « Création d’atelier, affaire de famille ? : l’Andrienne de Térence sur les presses des Estienne (1529-1548) », à paraître dans les actes du colloque Créations d’atelier : l’éditeur et la fabrique de l’œuvre à la Renaissance, Paris, Sorbonne, juin 2012, Paris, Classiques Garnier.

7 Martine Furno, « La tentation du vernaculaire : George Buchanan traducteur des Rudimenta Grammatices de Thomas Linacre », dans Études Epistèmè, 23 (2013), revue électronique, http://revue.etudes.episteme.org/la-tentation-du-vernaculaire.