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Cécile Cottenet, Une histoire éditoriale : The Conjure Woman, de Charles Chesnutt

Lyon, ENS Éditions, Institut d’histoire du livre, 2012, 275 p., chronologie, index et bibliographie (« Métamorphoses du livre »)

Claire Parfait

Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité

En 1963, le poète africain américain Langston Hughes écrivait : « Les Noirs en Amérique ont les mêmes problèmes que n’importe quels autres écrivains, et quelques autres en plus ». C’est ce que démontre brillamment l’ouvrage de Cécile Cottenet qui, ainsi que l’indique le titre, propose une histoire éditoriale de The Conjure Woman (1899). Ce recueil de sept nouvelles de l’écrivain afro- américain Charles Chesnutt (1858-1932) est le premier ouvrage qu’il publia en format livre. Les nouvelles sont autant d’histoires narrées en dialecte par le vieux Julius, un ancien esclave, à un couple de blancs du nord venus s’installer dans le sud.

En sept chapitres précédés d’une belle préface signée d’Hélène Christol, Cécile Cottenet retrace les circonstances de publication du recueil, qu’elle inscrit dans le contexte plus large de l’époque, à la fois le contexte historique et le paysage de l’édition aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. L’auteur analyse les difficultés propres aux écrivains afro-américains, et suit les étapes qui mènent de l’écriture à la mise en livre. Elle interroge la matérialité du livre, son paratexte, les stratégies éditoriales, la promotion d’un auteur noir mais dont la couleur de peau aurait pu lui permettre de passer pour un blanc. L’ouvrage se termine par un examen de la réception de cet écrivain dont la canonisation aux États-Unis ne fait pas de doute, même s’il demeure peu connu en France.

Précédée d’une utile chronologie de la vie et des œuvres de Chesnutt, l’introduction rappelle la difficile émergence d’une littérature afro-américaine placée sous une double contrainte, ainsi que le souligne la citation de Langston Hughes en exergue de l’ouvrage : contraintes indissociables du métier d’écrivain, auxquelles s’ajoutent les difficultés spécifiques aux auteurs africains américains. Ainsi que le note fort justement Cécile Cottenet, cette littérature est placée dès le départ « sous le signe du soupçon » (p. 23) : elle ne peut être proposée au public sans garanties, sans documents certifiant que l’ouvrage a bien été rédigé par un auteur noir. L’exemple de Phillis Wheatley est éloquent à cet égard : avant de faire paraître un recueil de poèmes, publié à Londres en 1773, il lui fallut faire attester par des notables de Boston qu’elle en était bien l’auteur. L’introduction se termine sur une analyse de la place de Chesnutt dans la littérature afro-américaine.

Le premier chapitre, intitulé « L’homme et son époque », retrace le parcours personnel de Chesnutt dans la période très particulière de l’histoire américaine qui suit la Reconstruction (1865-1877) et qui voit la mise en place au sud d’un système de ségrégation très rigide, en même temps que l’apparition d’une stratification sociale de la population noire. Cécile Cottenet rappelle, au moyen de quelques exemples frappants, le racisme largement partagé par les Américains de la fin du XIXe siècle, et parfois par les Afro-Américains eux-mêmes. Dans le chapitre 2, « Devenir écrivain », l’auteur s’attache à retracer la manière dont Chesnutt décide graduellement de la profession qu’il va suivre. Les citations du journal de l’écrivain sont extrêmement bien choisies, et donnent véritablement l’impression de « rencontrer » Chesnutt, dont le projet est diversement motivé par des considérations matérielles et idéologiques (venir en aide aux Africains Américains) et un désir de reconnaissance sociale. Installé à Cleveland, il devient avocat avant d’ouvrir un cabinet de sténographie. Comment devenir écrivain lorsque l’on est géographiquement éloigné des centres éditoriaux de Boston et New York ? Lorsqu’il faut subvenir aux besoins d’une famille ? Où trouver le temps et l’argent ? Se dessine à travers ces pages le portrait d’un homme déterminé à apprendre un métier, celui d’écrivain, et à le faire de manière méthodique et organisée. Son travail apparaît comme une véritable entreprise : il s’agit en effet d’apprendre l’écriture, de cibler un public, de corriger une certaine vision de l’histoire du sud, tout en tablant sur l’attrait exotique du sud pour la population du nord des États-Unis.

Le chapitre 3, « Premières armes », retrace les débuts de la carrière de Chesnutt dans le contexte de ce que l’on a appelé « l’ère du magazine ». C’est tout un pan de l’histoire littéraire américaine qui se dessine ici, puisque beaucoup d’auteurs consacrés publiaient alors dans les périodiques, et que les syndicats littéraires de la fin du XIXe siècle jouèrent un rôle considérable dans le développement d’une littérature américaine avant la signature par les États-Unis d’un accord international en matière de droits d’auteur. Cécile Cottenet y explore également les influences et modèles littéraires de Chesnutt, avec au premier plan Harriet Beecher Stowe et son roman anti-esclavagiste Uncle Tom’s Cabin. Le chapitre 4, « Le champ de production littéraire », examine le secteur du livre aux États-Unis dans le dernier quart du siècle. Le livre devient objet de consommation et produit de grande diffusion, tandis que son industrialisation inquiète certains. Le lectorat se diversifie, même si demeurent de grandes disparités selon les races, et la période connaît une « explosion de la fiction » avec, en particulier, le succès de la veine « couleur locale ». Cécile Cottenet examine la place (en termes de capital économique et symbolique) occupée par Houghton, Mifflin, la maison d’édition qui publiera The Conjure Woman, dans le champ éditorial américain. Le chapitre se clôt sur un examen des contrats en vigueur aux États-Unis à la fin du siècle et sur la politique de Houghton, Mifflin en matière de contrats et de promotion.

Le chapitre 5 (« Mariage éditorial et composition ») est consacré aux raisons du choix de domiciliation éditoriale par Chesnutt, et à ses liens avec son interlocuteur privilégié chez Houghton, Mifflin, le directeur littéraire Walter Hines Page. Sont également analysées les raisons pour lesquelles la prestigieuse maison d’édition décida d’accepter la publication de The Conjure Woman. Les raisons pour lesquelles certaines nouvelles sont rejetées sont révélatrices de la manière dont l’éditeur envisageait le lectorat potentiel, tout autant que de ce qui constituait alors une lecture « acceptable » de l’esclavage. Dans le chapitre suivant, « Publication et promotion : le paratexte », l’auteur examine le contrat signé pour The Conjure Woman, avant de s’intéresser à la mise en livre du texte, à la matérialité du volume et aux divers éléments de paratexte. Le chapitre se termine sur un examen de la promotion du recueil à la fois par l’éditeur et par l’auteur.

Le septième et dernier chapitre, « Accueil du livre : critiques et ventes », porte sur la réception initiale de The Conjure Woman. Les critiques contemporains inscrivent Chesnutt dans la lignée d’écrivains comme Joel Chandler Harris, dans une sorte de croisement entre la fiction de couleur locale et une tradition littéraire qui faisait des Noirs américains des personnages comiques. Cette lecture encouragée par la présentation du recueil par l’éditeur, passe sous silence la subversion du genre par Chesnutt, entre autres son rappel de la brutalité de l’esclavage. Le chapitre se clôt sur un examen des chiffres de vente (modestes sans être déshonorants), qui s’appuie sur les archives d’éditeur et est d’autant plus riche d’enseignements qu’il est mis en regard avec les chiffres de vente d’ouvrages contemporains. La conclusion souligne l’ambiguïté du projet de Chesnutt, partagé entre un désir d’aider les Afro-Américains en contribuant à affaiblir les préjugés des blancs, une volonté de réussir une carrière d’écrivain, et des préoccupations matérielles. Cécile Cottenet y rappelle utilement qu’une publication est toujours le fruit d’une collaboration, et retrace brièvement la destinée éditoriale de The Conjure Woman jusqu’aux années 2000, avec l’entrée de Chesnutt dans la prestigieuse collection « Library of America » qui, ainsi que l’indique l’auteur de l’ouvrage, « fait entrer Chesnutt au panthéon de la littérature américaine » (p. 254).

L’ouvrage, bien écrit et de lecture agréable, s’appuie sur une solide érudition et exploite avec bonheur nombre de sources primaires, de la correspondance auteur-éditeur aux archives de maisons d’édition et à la presse contemporaine. Au-delà des historiens du livre, il intéressera tous les spécialistes de littérature et d’histoire afro-américaines. Il permettra au lecteur de découvrir un auteur important en même temps qu’un pan de l’histoire du livre et de l’histoire des relations raciales aux États-Unis, plus particulièrement dans le dernier quart du XIXe et au début du XXe siècle. À travers un exemple précis, Cécile Cottenet brosse en effet le portrait de toute une époque.