Marie-Françoise Cachin, Une Nation de lecteurs ? La lecture en Angleterre, 1815-1945 : essai
Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2010 (« Papiers ») ISBN 978-2-910227-79-1
Lucile Trunel
Spécialiste du roman victorien, de l’histoire éditoriale britannique au XIXe siècle, et de traduction littéraire, Marie-Françoise Cachin, professeur émérite à l’université Paris Diderot-Paris VII, nous offre avec son dernier ouvrage une passionnante analyse panoramique de cent trente années d’histoire de la lecture en Angleterre. Publié dans la collection « Papiers » de l’ENSSIB, ce titre complète opportunément une vision comparative amorcée par Anne-Marie Bertrand dans Bibliothèque publique et Public library. Pour les amateurs d’histoire comparée de la lecture européenne, ou de la circulation des textes entre la France et la Grande-Bretagne, cette synthèse est tout à fait complémentaire des travaux des historiens du livre et de la lecture en France, plus fréquemment centrés sur le territoire national.
En effet, ce premier ouvrage en français consacré à l’étude de l’histoire de la lecture en Grande-Bretagne, fait apparaître l’importance toute particulière de la lecture en Angleterre, de la période victorienne à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et par là même, nous incite à mettre en regard l’histoire de la lecture sur le continent à la même période. De manière chronologique, l’auteur analyse la progression de l’alphabétisation ou literacy, le rôle joué par les institutions privées et publiques de lecture, la diversité et la spécificité des pratiques de lecture des Anglais. « Nation de lecteurs », selon Marie-Françoise Cachin, ces derniers ont bénéficié de l’amélioration de l’accès au livre grâce à l’alphabétisation progressive, à l’abaissement des prix et à l’émergence de genres littéraires inédits. Cette expansion de la lecture témoigne de la lente mais sûre victoire des idées liées au progrès social, dans un pays majoritairement soumis au poids des autorités anglicanes et d’une classe dirigeante traditionnellement conservatrice, peu encline à favoriser l’émancipation de tous par l’accès au savoir. Mais c’est sans doute le contexte des deux guerres mondiales et les contraintes spécifiques qu’elles ont fait peser sur les Îles britanniques, qui ont favorisé tout spécialement les pratiques de lecture des Anglais, en dépit de la censure et des pénuries.
Une première partie, consacrée à la période 1815-1850, veille de la création des premières bibliothèques publiques, s’intéresse à la propagation de la lecture. Sous l’influence des mouvements évangélistes et méthodistes d’une part, des utilitaristes d’autre part, l’évolution de la lecture en Angleterre prend place, dès la fin du XVIIIe siècle, au sein d’un débat moral sur la nécessité de l’alphabétisation des classes laborieuses. On s’interroge sur les dangers de la lecture pour les classes populaires. Les progrès de l’alphabétisation dans la première moitié du XIXe siècle sont donc lents : les radicaux et les Whigs militent pour la promotion des trois « R » (reading, writing, arithmetic) chez les ouvriers, tandis que les Tories, tenants de la soumission à l’ordre social, préfèrent maintenir l’illettrisme, garant de la paix intérieure. Pour longtemps, l’alphabétisation des enfants des classes populaires passe donc par la lecture de la Bible et les primers ou abécédaires, proposés dans les médiocres charity schools, ou surtout dans les Sunday schools, gratuites et bien implantées, développées dès 1780 par les philanthropes évangélistes, et dont l’apogée se situe vers 1880. Du côté des adultes, les Mechanics’ institutes, d’origine écossaise et répandus dans le nord industriel de l’Angleterre, permettent aux ouvriers, mais surtout aux classes moyennes – car ils sont payants et n’offrent que des cours du soir – la conquête d’un savoir plus complet.
L’accès au livre est alors nettement retardé par le prix élevé des ouvrages, et les lectures populaires se cantonnent aux broadsides (imprimés sur grande feuille), aux ballades, aux chapbooks (équivalent de la Bibliothèque bleue), aux romans en livraison ou penny dreadfuls, lectures sensationnelles considérées comme nocives par les classes supérieures. Un cheap book movement se fait jour, sous l’égide de l’écrivain Hannah More, qui crée les « cheap repository tracts », selon une formule proche des chapbooks, reprise ensuite par maintes associations religieuses. Des personnalités comme Charles Knight créent aussi des collections ou des journaux plus accessibles, telle The library of entertaining knowledge, ou The Penny magazine. Enfin, dans les années 1820, plusieurs éditeurs sont à la recherche de livres accessibles à tous, à l’instar de Murray, qui crée « The Family library », et surtout de Bentley, qui, en 1831, révolutionne l’édition avec ses « Standard Novels » à 6 shillings le volume. Le roman poursuit en parallèle son ascension chez les classes moyennes : le « three deckers », format en trois volumes caractéristique des romans de Walter Scott, privilégié par les cabinets de lecture, au prix élevé, est peu à peu remplacé par les romans en livraisons mensuelles (Charles Dickens est ainsi publié à partir de 1836). La presse demeure alors coûteuse, tandis que la Bible, le Common Prayer Book, ou des classiques comme Paradise Lost de Milton, Shakespeare, The Pilgrim’s Progress, sont des lectures largement partagées. Car la lecture se pratique encore essentiellement à haute voix, en famille, dans les lieux publics ou de travail, de manière collective : le dimanche, la lecture est la seule activité autorisée par la religion anglicane.
On a alors recours aux bibliothèques privées, car longtemps, la seule bibliothèque publique demeure la salle de lecture du British Museum. Mais nombreuses sont les bibliothèques privées, d’associations religieuses, créées autour des Sunday schools ou des Mechanics’ institutes. Enfin à côté des subscription libraries, sortes de book clubs pour la gentry, le politicien Thomas Carlyle crée la London library, ouverte à tous, qui subsiste encore de nos jours. Mais ce sont surtout les cabinets de lecture ou circulating libraries, très prisés par la classe moyenne, qui permettent en cette première moitié du XIXe siècle d’emprunter des ouvrages contre un abonnement, détournant ainsi la cherté du livre : le plus célèbre est celui de Mudie à Londres, à la clientèle plutôt aisée.
Les années 1850 à 1880 voient la naissance des bibliothèques publiques, la poursuite de l’alphabétisation, et le véritable essor de la presse, des romans et des feuilletons. En 1854, le Museums act permet la création de trois premières bibliothèques publiques. Des pionniers militent pour leur création, prenant appui sur leur utilité sociale, mais dans les années 1840, la question du financement empêche toute initiative. Ce n’est qu’en 1850 qu’une loi est votée en faveur de la création de bibliothèques publiques, et à partir de 1855, le rythme s’établit aux alentours d’une quinzaine de créations par an. L’élite continue de fréquenter les cabinets de lecture, tandis qu’en 1846, W. H. Smith frappe un double coup : il crée ses kiosques de gare et la collection des « Yellowbacks for railway reading », imité en cela par plusieurs éditeurs, Bentley, Murray, Routledge (puis Hachette en France). Ces kiosques sont aussi de véritables petites bibliothèques de prêt, car on peut y emprunter des livres aussi bien que les acheter, et jouent ainsi un rôle majeur dans l’évolution des pratiques de lecture.
L’alphabétisation progresse lentement, en dépit de l’action des mouvements comme les workingmen’s clubs, car la figure de l’autodidacte et la self culture sont plus que jamais prônées par les Victoriens. La scolarisation avait progressé grâce aux Factory acts de 1833 et 1844. Mais ce n’est qu’avec le Revised code de 1862 que les choses commencent à s’améliorer : les subventions aux écoles dépendent désormais des résultats obtenus sur les trois « R’s ». En 1870, la loi Forster rend l’enseignement obligatoire jusqu’à 13 ans, et il devient gratuit pour les plus pauvres. Mais la gratuité réelle, pour tous, ne sera effective que dans les années 1880. Les lectures pour les enfants connaissent alors une expansion significative : outre les livres scolaires, à partir des années 1860, des auteurs comme Charles Kingsley (Water Babies, 1863) développent une recreational literature : des magazines spécialisés (The Monthly Packet de Charlotte Yonge, 1851-1890, Aunt Judy’s magazine, 1866-1885, ...) coexistent avec de véritables best-sellers pour la jeunesse, Alice au pays des merveilles (1865), bien sûr, mais aussi des histoires de pensionnat, très prisées, et les premières sections pour la jeunesse sont créées en bibliothèque.
L’envol de la presse, des romans et des feuilletons constitue pour l’auteur l’une des causes et la conséquence de la progression de l’alphabétisation. La suppression de différentes taxes (« taxes on knowledge », dont le droit de timbre et la taxe sur le papier) permet à la presse de baisser ses coûts à partir de 1850. Les périodiques se multiplient : en 1855, le Daily Telegraph devient le premier quotidien à 1 penny. On décompte environ 25 000 titres pour la presse victorienne, et si les masses populaires préfèrent la lecture des journaux, il existe une grande diversité de formules, des plus élitistes aux plus populaires, des reviews savantes, aux magazines de loisirs, distrayants, et proposant de la fiction. Le roman connaît un plein essor, grâce à la formule des feuilletons dans la presse, très critiqués par certains, mais très suivis. La lecture des femmes se développe, et favorise son succès. A la fin du XIXe siècle, la Grande Bretagne est enfin alphabétisée, et l’auteur formule la thèse d’une « nation d’emprunteurs » en gestation, avec le développement à venir des bibliothèques publiques.
Entre 1880 – date de l’enseignement obligatoire et gratuit – et 1914, la lecture est placée sous surveillance, selon Marie-Françoise Cachin. La late Victorian and Edwardian period constitue une période délicate pour l’Empire britannique, qui connaît la perte de sa suprématie mondiale. Des changements profonds prennent place dans la société : l’expansion coloniale devient problématique, des dépressions économiques profondes se succèdent, avec pour conséquences le chômage, la création en 1893 du Labour Party et des syndicats, enfin, les suffragettes militent pour l’émancipation des femmes, qui obtiennent le droit de vote en 1918.
L’Angleterre termine alors son alphabétisation : les lois de Mundella, en 1882, imposent la scolarisation obligatoire et gratuite partout, et on s’achemine enfin vers une éradication de l’illettrisme, même en zone rurale. La jeunesse devient un véritable marché de masse, avec ses périodiques et ses livres. De grands auteurs, de Kipling à Béatrix Potter, s’imposent comme des classiques (la littérature de jeunesse ne constitue pas en Angleterre un genre mineur comme en France). La progression des bibliothèques publiques est importante : même si elles ne sont pas suffisamment équipées (on déplore la médiocrité des ouvrages prêtés et leur mauvais état) elles sont très fréquentées, notamment pour leurs salles de lecture de journaux, très prisées des classes populaires, décriées par les élites. Les bibliothécaires se professionnalisent peu à peu, mais nombreux encore sont les non professionnels, non formés, peu considérés et mal payés. En parallèle, les traditionnelles circulating libraries se maintiennent, mais connaissent la concurrence de nouvelles institutions de lecture, bibliothèques populaires créées par des associations caritatives ou ouvrières, qui s’adressent aux travailleurs. La censure sur les choix d’ouvrages s’exerce dans l’ensemble de ces institutions de lecture, notamment à l’égard des publications les plus populaires, les penny dreadfuls et autres lectures faciles et sensationnelles, goûtées des nouveaux lecteurs.
Par ailleurs la production de livres est très contrôlée : des lois sont promulguées, des organisations sont créées en faveur de la censure. La National Home Reading Union conseille des listes de « bons livres » à lire (elle jouera un rôle dans le développement des reading groups, toujours très prisés des Anglais), alors que le contrôle du prix du livre et des réglementations comme le Net Book Agreement en 1899 (les éditeurs peuvent fixer un prix pour leurs livres, mais n’y sont pas obligés) pèsent lourdement sur ce qui est réellement lu. Cela n’empêche pas la fortune de vrais best-sellers : la Bible toujours, mais surtout des romans, tel Rosary de Florence Barclay, en 1909, ou le célèbre Trilby de George du Maurier. Enfin l’essor de la presse quotidienne et de nouveaux types de magazines se poursuit : le feuilleton est peu à peu remplacé par de nouvelles séries, dont les célèbres aventures policières de Conan Doyle, au succès fulgurant.
La dernière partie de l’ouvrage suit un plan plus strictement chronologique que les précédentes : pour Marie-Françoise Cachin, pendant la période de 1914 à 1945, la lecture se fait « consolatrice ». Les deux guerres du XXe siècle obligent les Anglais à adopter de nouvelles attitudes face aux loisirs, et la lecture acquiert un rôle prépondérant. Pendant la Première Guerre mondiale, la demande de lecture est en effet en hausse, malgré les soudaines conditions de pénurie de papier qui s’imposent. Les soldats au front sont les premiers à réclamer des textes pour s’évader, et le pays entier s’organise pour leur envoyer des millions de livres à lire (une association, la Camp’s library, est créée dans ce but dès 1914). Ils produisent leurs propres « journaux de tranchées », sans doute plus caustiques dans le cas des soldats britanniques que dans celui des autres nations belligérantes. De même, le Gouvernement, les bibliothèques, les associations s’efforcent d’envoyer des lectures aux prisonniers de guerre dans les camps, qui eux aussi produisent leurs propres journaux, étroitement censurés par l’ennemi. Quant à la population civile, elle réclame tout d’abord des ouvrages sur la guerre, des nouvelles des événements, mais la fiction est aussi vécue comme un moyen d’évasion : le roman d’aventures connaît son apogée, tout comme un nouveau genre, le home front novel, qui évoque la vie des civils à l’arrière, et glorifie le rôle de la femme. Mais les romans sentimentaux restent toujours très prisés, de même que les magazines, qui développent des titres spécialisés pour garçons et filles. Grâce au réseau des kiosques de W. H. Smith, aux efforts des bibliothèques (qui, en dépit de leurs grandes difficultés de fonctionnement, participent aux envois de livres aux soldats et aux actions de propagande gouvernementale), des librairies et des associations, les Anglais ont pu bénéficier d’une abondante lecture (notamment de romans) pendant la guerre, et prendre de nouvelles habitudes, prolongées dans l’entre-deux-guerres.
Car la lecture ne cesse pas après guerre, elle est devenue a commodity of life pour les Anglais, qui forment désormais un lectorat de masse, stratifié en high brow (intellectuel), middle brow (moyennement intellectuel) et low brow (peu intellectuel). Les bibliothèques publiques progressent énormément dans l’entre-deux-guerres : une loi de 1919 permet leur implantation en zone rurale et, malgré leur financement très problématique, elles finissent par être considérées comme des lieux fréquentables hors des classes ouvrières. Mais ces dernières se tournent aussi vers un nouveau type de bibliothèque populaire, les twopenny libraries, à l’abonnement très bon marché, et qui offrent un choix de romans sentimentaux (novelettes), ainsi que des séries à sensation comme les yellow jackets ou les crime clubs, que les bibliothèques publiques et les cabinets de lecture se refusent à proposer. Par ailleurs, dans la foulée de la création du Times book club en 1905, et surtout des clubs américains (le Book-of-the-Month Club est créé en 1926 aux États-Unis), les clubs de lecture se multiplient, qui proposent aussi des livres à la vente : la Book society est créée en 1927 et rassemble près de 7 000 adhérents en 1929. Mais surtout, la création des « Penguin Books » en 1935 par Allan Lane, directeur de la maison d’édition The Bodley Head, qui diffuse ses paperbacks de bonne tenue dans les magasins Woolworth, révolutionne les habitudes de lecture des Anglais. Penguin inaugure la formule à succès du livre de poche moderne (imitée en 1953 par Hachette en France), au prix très accessible, même si les romans édités sont plutôt des ouvrages classiques destinés à la middle class, tant dans leur présentation que dans leur contenu. Les lectures des Anglais se caractérisent ainsi par une diversité toujours plus grande, magazines, livres sur la guerre, mais surtout romans policiers, romans sentimentaux, loin devant les créations d’auteurs modernistes comme James Joyce ou Virginia Woolf, finalement lus par une élite restreinte.
La Seconde Guerre mondiale ne brise pas cet élan, car elle accroît encore les besoins de lecture des Britanniques, constituant en cela peut-être une spécificité chez les belligérants. En effet, malgré les destructions massives (dont de nombreuses bibliothèques) dues aux bombardements, malgré les restrictions drastiques de papier et le contrôle sur les nouvelles parutions, la lecture apparaît comme le seul loisir possible pendant le black-out et sous les bombardements : des bibliothèques de prêt se créent dans les abris même, afin d’adoucir l’attente pendant les longues heures d’angoisse. Les bibliothèques publiques qui demeurent ouvertes accueillent des lecteurs de plus en plus nombreux, et comme pendant la Première Guerre, on organise des envois massifs de livres aux soldats et aux prisonniers. On goûte alors beaucoup les livres de guerre, de propagande, les livres éducatifs, mais aussi la littérature de loisir, qui connaît de nouvelles initiatives, tels les « Gulliver little books », qui rééditent pour les enfants des contes, Shakespeare ou Dickens, en petit format facile à emporter dans les abris. D’ailleurs, les grands classiques britanniques figurent bien parmi les best-sellers de la guerre : Robinson Crusoe, vécu comme un vrai manuel de survie, Lord Jim, les Pickwick Papers, Pride and Prejudice sont tout aussi prisés que des romans plus contemporains, Gone with the wind, The Power and the Glory, Forever Amber...
Ainsi, l’Angleterre connaît, comme bien d’autres pays européens, une évolution des pratiques de lecture avant tout basée sur l’histoire de l’alphabétisation, de la législation, des bibliothèques, de la réduction du prix du livre et de l’évolution des loisirs. Mais il est passionnant de découvrir, à travers l’ouvrage de Marie-Françoise Cachin, les différences marquées dans tous ces domaines avec l’histoire de la lecture en France, par exemple, le retard pris par l’alphabétisation en Angleterre, dû à une législation tardive et presque timorée, étant donné le poids de la religion anglicane et des mentalités victoriennes. En revanche, le rôle joué par les bibliothèques paraît fondamental : malgré leur pauvreté de moyens, ces institutions jouent un rôle incontournable en Angleterre dans la progression de la lecture et les habitudes des lecteurs. Il est d’usage d’expliquer que les bibliothèques publiques françaises ont toujours eu cent ans de retard sur les bibliothèques anglaises et américaines : pour expliquer cette avance, l’auteur met ici en avant l’importance du contexte historique global, et non les seules pratiques de lecture anglicanes (qui prônent une lecture familière de la Bible). Ainsi, les contraintes imposées à la population anglaise par les deux guerres mondiales ont pu nettement favoriser l’usage des bibliothèques outre-Manche. Les contextes législatif, social et historique convoquent la comparaison avec l’évolution des pratiques de lecture en France. Les similarités sont évidentes : rôle des cabinets de lecture, baisse constante du prix du livre et rôle des éditeurs, apparition de nouveaux genres littéraires et émergence de la presse, développement des institutions d’instruction populaire, évolution des formules éditoriales toujours meilleur marché jusqu’à l’avènement du livre de poche en 1935. Mais ce sont les différences, plus inattendues, qui frappent à la lecture de cette analyse, comme l’importance des auteurs pour enfants (considérés en Angleterre comme des classiques), une appétence particulière pour la lecture dans la première moitié du XXe siècle, avec le contexte contraignant des deux guerres, ou enfin l’omniprésence des bibliothèques, qui feraient des Anglais une nation « d’emprunteurs » plus que « d’acheteurs » pour cette période, selon Marie-Françoise Cachin.
Devant ce panorama très complet, qui s’appuie sur une grande variété de sources (publications professionnelles, catalogues d’éditeurs, rapports de lecture, ouvrages de référence anglo-saxons...), on saisit des spécificités anglaises inconnues des lecteurs du continent. La lecture en Angleterre connaît un développement original, dû à l’évolution des mentalités britanniques depuis l’ère victorienne, aux conditions de vie des insulaires pendant les deux guerres mondiales, et à leur attachement à leur littérature nationale. Elle apparaît bien comme une pratique culturelle avec ses caractéristiques propres, non plus seulement variables historiquement – comme l’indique Roger Chartier –, mais aussi géographiquement. Notre horizon d’analyse s’élargit, en montrant combien, chez nos proches voisins, les événements ont pu peser différemment sur l’histoire de la lecture, qu’il convient d’approfondir de manière comparative, à l’échelle européenne et mondiale.