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Jean-Roch Bouiller, Dario Gamboni, Françoise Levaillant (dir.), Les Bibliothèques d’artistes (XX-XXIe siècles)

Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2010, 538 p.

Florence Alibert

Bibliothèque Clermont Université

Le bibliophile peut être curieux de savoir quels ouvrages se trouvent dans la bibliothèque d’un artiste. Le présent volume lève le voile sur certains de ces lieux encore conservés et identifiés ou en propose une reconstitution partielle. Un nouveau champ de recherche peu exploité et complexe semble se dégager, car décrire ou réinterpréter ce que sont – ou ce qu’ont pu être – ces bibliothèques est parfois délicat. La difficulté tient sans doute à la transversalité du sujet, qui oblige à embrasser des champs intellectuels variés. Les auteurs utilisent des éléments philologiques, mènent une réflexion sur les usages de lecture des artistes et sur le livre en tant qu’objet de désir. Il faut aussi envisager le rôle des Lettres dans la constitution d’une œuvre plastique, la place du livre comme lui-même objet d’art, ou comme simple outil d’édification. Ces valeurs relatives du livre donnent donc un statut bien particulier à la bibliothèque d’artiste : elle n’est pas simplement un fonds à conserver, elle transcende la simple archive. Elle est le reflet d’âme de l’artiste, miroir de sa construction intellectuelle et en conséquence, part du processus de création.

Mais ces affirmations sont à nuancer, et la plupart des auteurs soulignent que la distance critique et la prudence doivent prévaloir. Comme le dit F. Levaillant dans l’introduction, le livre n’est pas toujours une preuve ou un révélateur de la culture de l’artiste. Il faut se prémunir de la recherche systématique de logique ou d’intention. La bibliothèque peut être partiellement constituée de dons, de livres non lus ou non appréciés. Les matériaux présents sont transmis de façon aléatoire, parfois inventoriés et conservés avec soin, parfois nécessitant un travail d’enquête et de reconstitution fastidieux. Mais en dépit de ces fortunes diverses, il reste à définir quel lecteur fut l’artiste.

La première partie de Bibliothèques d’artistes a pour objet le « Livre dans le champ visuel », et offre une entrée en matière de l’étude. La question de la place du livre dans la peinture est posée par M. Poulain, et celle de la bibliothèque comme élément de la réflexion plastique par D. Gamboni dans un entretien avec M. Castillo Deball. « L’étagère hypothétique » et imagée de Y. Sérandour clôt cette approche initiale. La deuxième partie, « Bibliothèques constituées : de l’inventaire à l’analyse », présente donc des collections encore cohérentes et en souligne pourtant la part de mystère. C. Briend montre par exemple les différences entre la culture livresque de l’artiste, la bibliothèque originelle possédée de son vivant, et son état de conservation actuel. N. Podzemskaia apporte, grâce à ses livres, un éclairage sur un moment particulier de la vie de Kandinsky, et F. Flahutez établit quant à lui une étude comparée de bibliothèques d’artistes pour en dégager une pensée commune. M. Jakobi analyse la démarche de Dubuffet qui créa la bibliothèque de la Compagnie de l’art brut pour identifier et légitimer ce mouvement. Les études respectives de J. Jesatz et de P. Absalon s’attachent à la fréquentation des bibliothèques par les artistes et à la sélection des ouvrages.

Au contraire, « Bibliothèques dispersées ou absentes », troisième partie de l’ouvrage, réunit les études dont l’objet est la reconstitution de bibliothèques d’artistes. D. Gamboni identifie les bibliothèques d’Odilon Redon. Le pluriel fait sens : l’auteur établit la distinction entre bibliothèque matérielle et bibliothèque virtuelle, et marque les contradictions du peintre, à la fois amateur de livres et se défiant d’une trop grande influence littéraire sur ses créations. La reconstruction d’un parcours esthétique au travers des choix de livres, parallèlement à la reconstitution d’un inventaire signifiant, est proposée par Ph. Viguier. L’absence paradoxale d’inventaire pour la bibliothèque d’un artiste lettré comme André Lhote est montrée par J.-R. Bouiller, qui recompose une « bibliothèque imaginaire » en recoupant différentes sources. Cette recomposition est également opérée par L. Madeline, qui établit ainsi les relations entre Picasso et les Lettres. Le parcours artistique passé au crible des livres supposés lus ou acquis est aussi une hypothèse développée par L. Ferri, qui envisage la nécessité de considérer certains ouvrages comme de véritables boussoles dans le parcours artistique. L’ambivalence entre une bibliothèque, objet visible dans l’œuvre du plasticien, et une bibliothèque invisible qui l’accompagne dans sa démarche, pour devenir œuvre elle-même, est mise en lumière par Y. Chevrefils-Desbiolles.

Comme le suggère l’intitulé de la quatrième partie, « Pratiques et fonctions de la bibliothèque privée », le rôle de la lecture pour l’artiste, l’usage de la bibliothèque pour son édification, sont les points analysés par les auteurs. La bibliothèque de Joan Miró, sujet de l’article de R. Labrusse, semble particulièrement fournie et homogène. Les livres sont le miroitement du parcours de l’artiste, et les marques de manipulations autant de témoignages d’une pratique et d’une proximité. Ce rôle du livre comme balise dans un parcours intellectuel est aussi patent dans l’étude menée par A. Ackerman sur la bibliothèque d’Eisenstein, où l’on retrouve des ouvrages dont le lieu et la date d’achat sont identifiés, certaines pages recouvertes de croquis et les classements et l’ordonnancement général précisément étudiés. Une impression similaire se dégage des propos de S. Coëllier, qui analyse le rapport au livre de Raymond Hains. Le souci de conservation et de transmission est parallèlement très bien mis en avant dans les propos de C. Morando, qui montre par exemple Aurélie de Nemours classant ses fonds pour assurer leur sauvegarde. La bibliothèque est donc le croisement des chemins entre l’individuel et le collectif, entre le général et le générationnel, comme le prouvent aussi le texte de S. Mokhtari sur la bibliothèque de Marc Devade, ou celui de S. Jamet-Chavigny sur celle de Bernard Pagès.

La cinquième et dernière partie, « Dynamiques de la lecture : modèles, appropriations et détours », traite à la fois de la bibliothèque mentale ou virtuelle de l’artiste mais aussi de l’appropriation possible ou des filiations livresques supposées. M. Décimo trace une ligne directe entre l’œuvre de Marcel Duchamp et sa bibliothèque mentale. Le rapport entre Picabia et les ouvrages de Nietzsche est montré par C. Boulbès, qui met aussi en exergue certaines filiations intellectuelles de l’artiste avec d’autres. C’est encore cette parenté possible qu’analyse J. Morisot dans son article sur « Wittgenstein dans l’art conceptuel ». Ce décloisonnement entre mouvements artistiques est aussi abordé dans les études de S. Delpeux et de M. Andoula. Enfin, M.-H. Breuil ouvre la notion de bibliothèque d’artiste en prenant en considération les ouvrages lus pour le divertissement, comme la « Série noire ».

La conclusion donnée par J.-R. Bouiller, D. Gamboni et F. Levaillant montre la multiplicité des problématiques restant encore à explorer et la relativité attachée aux études menées en sciences humaines : c’est accepter l’inévitable tension entre un objet de recherche figé par des inventaires mais potentiellement parcellaire, et les hypothèses qui remplacent parfois le matériau manquant.

Cet ouvrage est agrémenté de nombreuses illustrations venant éclairer le propos. Il est aussi doté d’une bibliographie très détaillée, ainsi que d’un index des noms de personnes. Son intérêt tient autant à sa cohérence, évidente malgré des écrits multidisciplinaires, qu’à ses thèmes très variés. Bibliothèques d’artistes montre l’apport majeur du livre dans la construction de l’identité de l’artiste, et de fait, son influence sur l’image. Il expose la bibliothèque comme carrefour d’échanges. Il dépasse enfin le simple fétichisme bibliophilique pour porter le devenir de ce champ d’études très riche de l’histoire du livre et de l’art.