Book Title

Anna Sigridur Arnar, The Book as Instrument. Stéphane Mallarmé, the Artist’s Book, and the Transformation of Print Culture

Chicago, The University of Chicago Press, 2011, 396 p., ill.

Michel Melot

Issu d’une thèse soutenue à l’Université de Chicago en 2000 sous le titre Livre d’artiste, critical instrument, performance. Stéphane Mallarmé and the Book, ce livre magistral fera date non seulement dans les études sur Mallarmé, mais dans l’histoire du livre, tant la place de Mallarmé dépasse ici la simple littérature et témoigne d’une nouvelle conception du livre.

L’originalité d’Anna S. Arnar est d’être partie des arts plastiques, durant ses longues années de recherche en France, au Département des estampes de la Bibliothèque nationale et à la Bibliothèque Jacques Doucet, mais aussi dans les archives des galeries et revues de la fin du XIXe siècle, sans négliger les sources mieux connues de l’œuvre de Mallarmé. La pensée de Mallarmé est ainsi située dans le contexte éditorial et politique de son temps, réintroduisant dans son parcours l’importance décisive de l’estampe et de la presse, qu’elle soit artistique ou non. Le fameux Livre de Mallarmé, dont l’auteur est allé voir les « paperoles » conservées à Harvard, est réinterprété comme une œuvre plastique, à la fois théâtrale et conceptuelle, une installation dirait-on de nos jours, œuvre paradoxale réservée à quelques esthètes durement sélectionnés par le dispositif de représentation, autant qu’une publication révolutionnaire sur papier à fort tirage et à bas prix.

Tous les aspects de cette pensée complexe sont donc ici mis en perspective pour analyser les œuvres qui en sont le fruit, surprenantes comme Le Coup de dés, et parfois virtuelles puisque le fameux Livre ne fut jamais écrit : il s’agit de réintégrer Mallarmé dans son temps, de le faire sortir de sa tour d’ivoire et de rendre cohérente sa démarche d’esthète, avec ses déclarations dans lesquelles il affirme vouloir éradiquer la vieille culture bourgeoise. Il le fera par le Livre, comme instrument, car ce n’est plus, pour la première fois, le texte qui sera subversif mais le livre même, dans sa totalité signifiante et médiatrice. Anna S. Arnar résume ainsi la problématique dans un de ses sous-titres :

Modernism and the Democratic Project : The Instrument of the Book as Public Site of Negociation. Tel semble être en effet le pari qu’a fait Mallarmé, saisi entre le courant social et politique qui bouleverse son temps, et les armes esthétiques dont il dispose. Ainsi sont convoquées comme témoins les conditions de l’époque : la modernisation des techniques d’impression et notamment de la presse, la vogue des albums et des magazines illustrés, le regard implacable de la photographie enfin reproductible (même en couleurs), l’évolution de l’illustration avec les premiers livres d’artiste, la crise de surproduction de l’édition traditionnelle, l’écriture devenue elle-même image, mais aussi le jugement moral porté sur l’apparition de la culture de masse et de l’école obligatoire et républicaine.

À chaque page de cette étude, la comparaison avec notre époque surgit. L’écriture est désormais impliquée de façon contradictoire et complémentaire avec la reproduction de l’image, comme l’a déjà souligné Anne-Marie Christin dans ses travaux sur Mallarmé (notamment Poétique du blanc, Paris, Vrin, 2009). Mallarmé apparaît comme précurseur, pour ne pas dire comme prophète, du texte électronique puisqu’il considère que son Livre futur n’aura pas d’auteur est ne sera pas vraiment un texte à lire mais un texte à voir et à manipuler, « exécuté », dit-il, dans un dispositif spectaculaire. On comprend devant tant de nouveautés assumées, revendiquées et pratiquées par le poète, que l’œuvre et le personnage de Mallarmé aient été le point de mire de tous les penseurs modernes.

La première partie du livre d’Anna S. Arnar est donc une savante et aussi complète que possible exégèse de Mallarmé dans la philosophie contemporaine, à laquelle les noms les plus célèbres ont apporté leur contribution, de Paul Valéry à Jacques Derrida. Le chapitre concernant les débats des historiens de l’art et des philosophes dont Mallarmé est l’enjeu, est particulièrement intense, et l’auteur parvient à confronter les théoriciens de l’art comme Tim J. Clark, Rosalind Krauss ou Clement Greenberg, et des philosophes comme Adorno, Deleuze, Barthes ou Foucault, qui, tous, trouvent un point d’ancrage dans l’interprétation de l’œuvre de Mallarmé. Aucun artiste du XIXe siècle n’a autant provoqué les interrogations sur l’art moderne et, encore aujourd’hui, contemporain.

Si l’auteur parvient à maîtriser cette approche théorique sans complaisance et avec rigueur, au contraire de beaucoup d’autres sur ce même sujet, c’est qu’elle appuie ses connaissances littéraires et philosophiques, sur un substrat solide des histoires de l’art, du livre et de l’édition de cette époque. Les chapitres suivants sont en effet beaucoup plus factuels, apportant leurs matériaux à l’analyse des œuvres « poético-graphiques » de Mallarmé. La patiente revue du milieu dans lequel Mallarmé a vécu permet alors de donner vie à ses idées, et des visages surgissent derrière ses interlocuteurs. Les relations avec les œuvres de chacun de ses amis permettent de tracer ce que l’auteur appelle « les nouvelles stratégies collectives de publication dans les années 1870 », où Manet apparaît, dans les arts graphiques, comme le correspondant des recherches littéraires et formelles du poète. Arts graphiques et littérature, on le sait, n’avaient jamais connu un tel enchevêtrement esthétique et éditorial qu’à la fin du XIXe siècle, et il fallait la longue enquête d’Anna S. Arnar à travers les archives de la Revue Blanche, des Salons belges ou des éditions Deman pour évoquer l’ébullition du milieu artistique, peinture et littérature confondues, amenant une conception nouvelle de l’écriture.

De ce bouillon de culture sont sortis l’art moderne et le livre d’aujourd’hui, produit dont le texte n’est plus le seul ressort, où la mise en page, la typographie et l’image ont trouvé leur espace et prouvé leur importance dans le message, adressé à une audience élargie et contradictoire. La « minutie géométrique du livre » selon Mallarmé, fait que le sens devient sa forme, ouvrant la porte à toutes les théories « médiologiques », comme le rappelle Louise Merzeau dans Médium (no 5, 2005). Le livre d’Anna S. Arnar déroule dans le détail l’écheveau de cette histoire combinée que traduit une nouvelle forme du livre, œuvre visuelle plus que textuelle, fragmentée et largement intuitive, dans lequel Mallarmé voyait le modèle de la nouvelle société et d’une démocratie intellectuelle.

Dans ce livre très dense on trouvera donc, en assistant en cours de route à la naissance du livre d’artiste et de l’estampe originale, à la fois une histoire de l’édition, une histoire de l’art et une histoire sociale. La conflagration entre l’art élitiste et l’art de masse fonctionne depuis comme un moteur à explosion. Mallarmé en a allumé la mèche et Anna S. Arnar démonté le processus sur l’ensemble du siècle qui a suivi. Son dernier chapitre concerne The Afterlife of the book, où s’actualisent tous les ingrédients que Mallarmé avait introduits dans sa réflexion. On comprend aujourd’hui pourquoi le livre n’est pas une survivance d’un temps révolu mais l’instrument d’une pensée qui n’a pas cessé d’être moderne. L’ouvrage est pourvu d’un appareil critique considérable, d’une bibliographie qui, bien que sélective, occupe douze pages serrées, et d’un index aussi copieux.