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Lyse Schwarzfuchs, L’Hébreu dans le livre à Genève au XVIe siècle, Préface de Max Engammare

Genève, Droz, 2011 (« Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 96)

István Monok

Académie des sciences, Budapest

Dans les premières décennies de l’histoire de l’imprimerie en caractères mobiles, une « minorité agissante » (pour reprendre le terme de Frédéric Barbier) exploita cette innovation technique pour répandre ses connaissances et son savoir. Le premier livre en hébreu a vu le jour en 1475, à Reggio de Calabre ; Rome vint ensuite, avant la conquête de l’ensemble du continent européen. En territoire francophone, le premier syllabaire à sortir des presses fut lyonnais (1488) : cette édition illustre le fait que l’étude de l’hébreu, langue sacrée, éveilla rapidement l’intérêt des philologues humanistes et des philosophes de la langue. Parallèlement à la fondation des collèges des trois langues (Collegium Trilingue : Rome, Louvain, Paris), Johann Reuchlin (1455-1522) publia, à Spire en 1494, la première analyse sur la Cabbale (De Verbo mirifico), puis, à Pforzheim en 1506, le premier manuel d’hébreu à l’attention des chrétiens. Les ateliers de philologie biblique fonctionnent, à partir du premier tiers du XVIe siècle au moins, en tant qu’écoles répandant la connaissance de la langue hébraïque. Jusqu’à la fin du siècle, on recense environ 2 700 ouvrages en hébreu, mais le nombre des publications renfermant des citations avec des caractères hébreux est beaucoup plus important. Il sera bientôt possible d’étudier cette langue en territoire français, à Paris, mais aussi dans les académies protestantes (Nîmes, Loudun, Montargis, Orléans, Saumur, La Rochelle).

Sur le territoire actuel de la Suisse, Bâle est la première ville à avoir publié un livre avec des caractères hébraïques (1492, Johann Amerbach) – jusqu’en 1601, la ville reste territoire du Saint-Empire. À partir de 1506, Johann Petri et Johann Froben commencèrent à utiliser, eux aussi, des caractères hébraïques dans leurs éditions. Genève, cité protestante autonome depuis sa séparation d’avec la Savoie (1533), conservera son indépendance jusqu’en 1815, quand elle rejoindra l’alliance des cantons. L’enseignement de l’hébreu commença à Lausanne en 1537 : la Schola Lausanniensis réformée comprend une chaire magistrale pour Imbert Pacolet, venu de Berne. Le plus connu des disciples de ce dernier sera, pour nous, les Hongrois, Conrad Gessner. Parmi les cinq chaires de l’académie créée par Jean Calvin et Théodore de Bèze à Genève en 1559, l’une concernait aussi études hébraïques. Son premier titulaire a été Antoine Chevallier.

Le travail de Lyse Schwarzfuchs retrace systématiquement le processus de l’apparition des caractères hébraïques dans les publications genevoises du XVIe siècle : l’auteur enregistre toutes les éditions où des mots hébreux sont présentés autrement qu’en transcription. De ses inventaires chronologiques, le premier avait été consacré à Paris4, tandis que le suivant concernait les publications lyonnaises5. Le livre ici présenté reprend donc une structure et une méthodologie de description qui avaient déjà fait leurs preuves.

On peut regrouper les caractères imprimés hébraïques en trois types majeurs : l’ashkenaze (= allemand), le sépharade (= ibérique) et le rabbinique, dit Rashi. C’est par une fonte semi-cursive appartenant à la dernière classe que fut imprimée le premier livre – cité ci-dessus – à Reggio de Calabre. Les caractères utilisés dans les publications genevoises proviennent soit de Paris (de l’imprimerie Estienne, de type sépharade), soit de plusieurs ateliers lyonnais (de type sépharade ou ashkenaze). La nouvelle fonte genevoise – de forme rabbinique – appartenait à l’atelier désormais local de Robert Estienne. Lyse Schwarzfuchs souligne l’absence d’acteurs israélites dans l’imprimerie genevoise : les juifs présents dans la ville en avaient été expulsés, pour n’y revenir qu’au milieu du XVIIIe siècle.

On peut rencontrer les premiers caractères hébraïques de cet État protestant (d’où les juifs sont donc absents) dans une Bible en langue française, imprimée chez Jean Girard, en 1546. 130 publications suivront avant la fin du siècle. Leur répartition par genres est particulièrement intéressante : on y trouve en effet quatre syllabaires, sept manuels de grammaire hébraïque, sept Bibles hébraïco-franco-latines et deux dictionnaires. Les 112 titres qui restent sont soit le catéchisme de Calvin traduit en hébreu par Johannes Trimellius, soit des commentaires bibliques : l’auteur a donc raison de souligner que l’hébreu fut ici une langue enrôlée au service de la Réforme. Parmi les parutions énumérées dans son livre, on retrouve les auteurs les plus illustres d’ouvrages exégétiques conçus dans un esprit helvétique, de Jean Calvin à Immanuel Tremellius, de Martin Bucer à Johannes Oecolampade.

Lyse Schwarzfuchs donne une rapide biographie des dix-neuf imprimeurs dont les ateliers utilisaient des caractères hébraïques dans la période en question, et elle présente les auteurs des livres dont les textes nécessitaient ces fontes. Elle ne manque pas de souligner que, parmi ces imprimeurs, un seul – Matthieu Berjon – était d’origines genevoises. Le personnage le plus important est le huguenot parisien Robert Estienne. Parmi les vingt auteurs nommés et présentés, seul Pierre Chevalier est genevois, quand Pierre Viret vient du canton voisin de Vaud. Les autres acteurs évoqués dans l’étude arrivent à Genève en tant que réfugiés, provenant de tous les coins possibles d’Europe : huguenots français, hétérodoxes et non-conformistes alsaciens, savoyards, italiens, anglais et flamands, à la recherche de la tolérance religieuse et de la possibilité de vivre selon leurs principes.

Dans la description qu’elle donne des imprimés, Madame Schwarzfuchs se conforme aux standards internationaux : après une rapide évocation du contenu de livre, le lecteur trouve une identification exacte des passages où l’imprimeur se servit des caractères hébraïques. L’utilité incontestable de ce livre est renforcée par le fait que les parutions recensées sont localisées dans les principales collections européennes.

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4 Le Livre hébreu à Paris au XVIe siècle. Inventaire chronologique, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2004.

5 L’Hébreu dans le livre lyonnais au XVIe siècle. Inventaire chronologique, Lyon, École normale supérieure, Institut d’histoire du livre, 2008 (« Métamorphoses du livre »).