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Maria Gioia Tavoni, Circumnavigare il testo. Gli indici in età moderna

Napoli, Liguori, 2009, 335 p. (« Scienze storiche », 23). ISBN 978-88-207-4619-3

Paolo Tinti

CERB, Università di Bologna

Traité marginalement dans plusieurs interventions consacrées au paratexte publiées avant et après sa structuration par Genette (qui le considère seulement en tant que « lieu des intertitres »), l’index trouve dans ce volume sa première étude réellement historique. Le choix de la longue durée dégage chaque moment représentant une continuité dans l’histoire du « livre » : le livre comme objet matériel lors de son passage du parchemin au papier, et comme support pour une production manuscrite, puis typographique. Prenant appui sur les études conduites par Henri-Jean Martin, l’enquête commence aux origines de l’imprimerie et s’arrête à la conclusion de l’Ancien Régime typographique, c’est-à-dire aux trois premières décennies du XIXe siècle, qui marquent à nouveau un des principaux tournants de l’histoire du livre.

Dès les premières années de l’ars artificialiter scribendi, l’index apparaît dans le passage du manuscrit à l’imprimé. Lors de cette phase, on assiste d’une part à une forme de continuité et de l’autre à une rupture, remarquable dans certains aspects. Tavoni présente des figures d’humanistes très attentifs à la rédaction du paratexte de leurs propres manuscrits, en particulier s’agissant des copies « officielles » et surveillées auxquelles les auteurs confiaient la transmission de leur pensée. Parmi ces derniers émerge le nom de Lorenzo Valla : comme nombre de ses contemporains, il enrichissait ses propres manuscrits de somptueuses miniatures et de précieuses reliures, y ajoutant en outre un système de registre et d’index. Parmi les nombreux témoignages présentés par Madame Tavoni, l’exemple d’Antonio Zupone, à Bologne est remarquable : ce copiste vécut entre 1461 et 1463 dans la maison de Giovanni Marcanova, médecin humaniste à Bologne, pour préparer en toute tranquillité les volumes contenant non seulement les textes, les passages rubriqués et les ornements, mais aussi les notes de possession et les index de Marcanova.

Pour rester sur la logique de la continuité, il apparaît bien que, dès l’époque du manuscrit, un savoir basé sur l’oralité et sur la mémorisation est peu à peu supplanté par un savoir sans cesse croissant, mais fondé sur des textes écrits et surtout organisés pour faciliter transmission et consultation. Les fonctionnalités principales de l’index, expérimentées au bas Moyen Âge et qui persistent jusqu’aux temps modernes, se développent, avec l’avènement de l’imprimerie, en deux typologies essentielles : l’index des noms propres (nomina) et l’index des sujets (res). Que les noms retenus soient ceux du texte (surtout les auctores mentionnés) ou des titres, peu importe. De même, il ne semble guère important que leur système de classement se fonde jusqu’à la fin du XVIIe siècle sur le prénom plutôt que sur le nom ou le surnom. La difficulté est beaucoup plus grande pour les loci communes recensés par les index matières, lesquels sont bien plus attentifs aux canons et aux topoi d’une discipline ou d’un contexte littéraire qu’à la présence effective d’un certain terme dans le texte. Ces classifications, immuables pendant plusieurs siècles, restent réfractaires aux transformations concernant d’autres modèles d’index.

Maria Gioia Tavoni voit dans les difficultés pratiques l’incitation pour introduire quelques-unes des principales innovations enregistrées par les index au début des temps modernes. La masse textuelle produite par le nouveau média typographique devint rapidement considérable, de sorte qu’il n’est plus possible de laisser au lecteur la tâche d’organiser lui-même les index manuscrits pour se déplacer à l’intérieur d’un univers livresque tendant à l’infini. L’édition romaine de Vitruve, préparée par le grammairien Giovanni Sulpizio de Veroli et publiée entre 1486 et 1487, donne un bon exemple de la difficulté de construire les renvois nécessaires entre les index et les textes : la page imprimée n’est ni foliotée, ni paginée, et aucun signe ne permet de localiser sans équivoque un certain passage d’un texte. On se rappelle d’ailleurs qu’Alde Manuce dut renoncer, et invita le lecteur à numéroter lui-même les pages. Pourtant, une réponse existait déjà dans le scriptorium du copiste, mais ce fut en typographie qu’elle fut rapidement adoptée et diffusée de manière quasi-systématique : fonder l’index sur les subdivisions du texte plutôt que sur la séquentialisation du support rend la foliotation ou la pagination inutile.

La construction typographique des index s’est orientée vers des formes de personnalisation et de stabilisation jusqu’alors inconnues. L’auteur en développe le schéma, sur la base de nombreux exemples :

Les premiers points de repère d’un index, sans souci d’ordre chronologique, sont constitués par l’œuvre et par l’édition, avec leurs caractéristiques et leurs destinataires, et ils sont déterminants dans la mise en œuvre d’un système autonome d’index (p. 35).

Cette thèse centrale nous libère des anxiétés classificatoires présentes dans les études antérieures (les deux Rouse, Wellish et autres), et qui sont faciles à surmonter si l’on observe les index de près et au fil du temps. En revanche, il reste une substantielle différence entre index et sommaire : le premier localise un passage et abandonne l’ordre textuel, quand le second suit les chapitres, les paragraphes, etc., selon son style propre. Cette distinction se fait très précocement dans le monde typographique, du moins si l’on observe les choix attentifs que le mathématicien toscan Luca Pacioli rendit opératoires lors de l’impression de sa Summa vers la fin du XVe siècle.

La stabilité dans l’organisation d’un index constitue un impératif, puisqu’elle est la condition de son efficacité. Dans le cas de nouvelles éditions d’une certaine œuvre, le cas échéant dans des formats différents, relier les lemmes de l’index aux subdivisions du texte évite de devoir le reprendre. Le typographe-éditeur a néanmoins à sa disposition une arme à double tranchant, comme le dévoile le cas du Libro dei perché de Girolamo Manfredi. Si l’avantage théorique de l’index présente parfois un risque, lorsqu’il devient la proie de la piraterie éditoriale et qu’il est repris par la concurrence, doter les Opera omnia d’un classique de nouveaux index peut en revanche se révéler une stratégie gagnante pour promouvoir une édition par rapport aux autres : le modèle reste stable, mais les contenus sont renouvelés (ou du moins ils apparaissent comme tels) par l’enrichissement des lemmes. C’est la raison pour laquelle la page de titre mentionne souvent la présence de l’index en l’accompagnant de qualificatifs comme « locupletissimus », « copiosissimus », « amplissimus », « utilissimus », etc.

Pourquoi et pour qui les index sont-ils utiles ? Ces deux questions permettent à Madame Tavoni de souligner le fait que l’index n’est pas neutre, et qu’il manifeste des choix d’ordre littéraire, social, professionnel, doctrinal et moral. Les index cachent en effet tout un foisonnement d’idées, avec des indications de lectures et d’œuvres non publiées d’un certain auteur (voir les paragraphes consacrés à Zibaldone de Giacomo Leopardi, à ses index partiels et à toutes ces feuilles ou feuillets contenant des indications, parfois écrites, parfois publiées). Ils manifestent le contrôle des classes dominantes sur les classes dominées, des hommes sur les femmes, de l’orthodoxie sur la libre interprétation de la parole et de la morale divines.

Les développements concernent les index recensés dans l’Index librorum prohibitorium et ceux des Bibles dans les différentes langues vernaculaires, qui s’adressent à un public plus vaste de lecteurs, davantage exposé aux dangers de l’hérésie. Les index furent interdits en tant que tels quand les censeurs en soulignèrent la partialité, dès avant le concile de Trente. Rapidement le monde catholique se rendit compte que non seulement les noms de Luther, de Zwingli et d’Érasme étaient à proscrire, mais qu’il fallait aussi prendre garde aux indices pestilentissimi stigmatisés par Sisto da Siena et qui guidaient les Protestants dans la lecture du texte sacré. Plus tard, on interdit même les index d’œuvres historiques – comme le montrent les pages consacrées à Carlo Sigonio : chaque texte pouvait devenir plus dangereux si son index, à l’abri de la censure, était conçu avec intelligence et finesse, d’autant plus que les index pouvaient circuler librement et indépendamment des textes correspondants. Une connaissance plus profonde du texte devenait possible, et le lecteur était engagé à se procurer l’ouvrage complet. Certains juristes pouvaient se servir uniquement des index, qui permettaient de citer de façon sommaire une mesure disciplinaire, un consilium ou toute autre disposition légale.

Les pratiques de fabrication retiennent aussi l’attention de l’auteur. Certains ateliers composaient et imprimaient l’édition en deux temps distincts (le texte d’abord, puis l’index), tandis que dans d’autres cas, pour éviter le gaspillage de papier, on insérait l’index à l’intérieur du cahier final. Sa composition même pouvait changer, en passant de deux à une ou à trois colonnes selon les besoins de la mise en page, sans compromettre la lisibilité des lemmes et des renvois, comme le recommandera Martin Dominique Fertel dans son manuel de 17231. Il faut ici souligner le fait que seul un travail de bibliographie matérielle tel qu’il est pratiqué de longue date par l’auteur permet de repérer les incidents liés aux processus de fabrication et aux modalités de circulation des index au cours des siècles. Les exemplaires consultés ont toujours été étudiés avec une attention méticuleuse, selon un véritable protocole d’archéologie conduit par un expert. Les vicissitudes des commentaires des Triumphi de Pétrarque par Bernardo Ilicino (devenu « Glicino » à cause d’une tache sur le manuscrit original) et de leurs index, dans les différentes éditions apparues vers la fin du XVIe siècle, constituent l’un des dossiers les plus riches présentés dans le volume.

L’historienne des métiers du livre ne pouvait manquer, finalement, de s’interroger sur les responsables des textes et de leurs index. Il s’agit généralement d’anonymes, qui travaillent essentiellement sur deux fronts principaux : les uns s’emploient à l’élaboration et à la transmission du texte – les auteurs et leurs disciples au sens large. Les autres sont des élèves ou des disciples, qui honorent la mémoire du maître et les connaissances reçues en rédigeant des index bien charpentés et complexes. Le volume nous présente, parmi de nombreux exemples, celui du médecin ferrarais Antonio Brasavola, qui enrichit d’un index l’œuvre de Galeno, remise en honneur par son maître Leoniceno. À en croire le médecin de la cour, Musa, l’« archiatra estense », son travail de classement s’appuie sur un manuscrit conçu pour les amis, les enfants et les futurs élèves de son école de médecine. Le métier qui consiste à réaliser les tabulae, les tables des matières, est souvent confié au groupe des rédacteurs, des traducteurs, des préfaciers, des annotateurs et des commentateurs qui vivent à l’ombre des presses, espérant, par leur travail intellectuel, en tirer profit. Le champion de ce modèle est Girolamo Ruscelli : il affirme que seul le critère alphabétique dans l’« ordinar gli autori » répond au besoin de rigueur et de neutralité indispensable à tout jugement critique (p. 37). Aux XVe et XVIe siècles, d’illustres inconnus, comme le dominicain Girolamo Giannotti, chargé de classer les œuvres de Savonarole, ou des intellectuels et professionnels d’une certaine renommée, comme les juristes Lodovico Bolognini et Carlo Ruini, ou encore comme l’humaniste Bernardo Bembo, mettent leur savoir au service des imprimeurs en composant les index de leurs produits éditoriaux.

Celui qui se lance dans la lecture de cette nouvelle histoire des index rencontre des surprises et des paradoxes. Il est étonnant d’apprendre que certaines œuvres, comme les romans de Richardson (p. 186-187), furent consultées intensément grâce à leurs index, sans lesquels elles auraient perdu une partie de leur raison d’être. D’autres, fondamentales pour l’histoire de la culture occidentale, sortirent des presses sans index, tant leur structure textuelle était accomplie et suffisante pour leur diffusion : ce fut le cas de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, un des plus grands succès éditoriaux du XVIIIe siècle. Par une entreprise impressionnante de démontage et de remontage, l’Encyclopédie fut « revitalisée » par Pierre Mouchon, pasteur genevois et auteur de la Table analytique et raisonnée publiée à Paris et à Amsterdam en 1780. Ce travail fait apparaître combien la Table aurait été précieuse pour les encyclopédistes eux-mêmes, auxquels elle aurait permis de relier les disjecta membra, les différentes sections de leur Dictionnaire dans une analyse critique transversale et unitaire. Par la rédaction de la Table, le pasteur Mouchon donne une réécriture possible de l’œuvre originale : les liens entre les articles

permettaient de se représenter les idées, d’échafauder des projets, de créer des provocations, de diffuser des idées nouvelles, de fournir des explications exhaustives, d’insinuer le doute, de démonter les certitudes ancrées dans la tradition (p. 238).

Maia Gioia Tavoni met en valeur par son travail toute la puissance maïeutique de l’index, un index qui permet de dévoiler le prohibé ou de construire d’ingénieux camouflages pour détourner le censeur des passages périlleux, un index nécessaire pour guider le lecteur éclairé vers la vérité.

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1 La Science pratique de l’imprimerie, contenant des instructions très faciles pour se perfectionner dans cet art. On y trouvera une description de toutes les pièces dont une presse est construite, avec le moyen de remédier à tous les défauts qui peuvent y survenir…, À Saint-Omer, par Martin Dominique Fertel, imprimeur et marchand libraire, rue des Espeérs, à l’image de Saint-Bertin, 1723.