L’édition vénitienne et l’Europe centrale XVe-XVIe siècle
István Monok
Académie des sciences, Budapest
Les grandes synthèses d’histoire du livre montrent que l’activité éditoriale particulièrement intense de quelques grandes villes européennes – Anvers, Lyon, Vienne, Augsbourg, Nuremberg et surtout Venise – s’explique au moins en partie par le fait qu’on trouve à proximité des territoires peu développés et plus ou moins dépourvus d’imprimeries. Les maîtres et les institutions de ces territoires commandèrent les imprimés de masse – ne nécessitant pas toujours un niveau technique très élevé, tels les livres scolaires et liturgiques – aux ateliers situés dans les grands centres limitrophes. Les moments de la commande et de la livraison fournirent d’ailleurs d’excellentes occasions pour établir de nouveaux contacts et présenter aux clients la gamme entière des livres accessibles au marché de la grande ville (dans notre cas, le marché vénitien).
Venise était un État limitrophe du royaume de Hongrie et de celui de Croatie, dont les habitants se fournirent, quasi naturellement, à Venise de divers instruments et matériaux utilisés quotidiennement, d’articles d’alimentation – et de livres. Je me permets de citer un seul exemple à l’appui de mes dires : à la cour des Zrínyi, famille illustre de Croatie à Ozaly, les régisseurs faisaient leurs achats prioritairement à Venise (au XVIIe siècle, la famille y reçut même le droit de cité). Dans une lettre datée du 12 décembre 1571, le chef de famille, György Zrínyi (1549-1603), informe son beau-frère Boldizsár Batthyány, comte de Németújvár (1549-1590), de l’existence d’un livre narrant la victoire de Lépante sur les Turcs que lui avait procuré son intendant. Zrínyi propose à Batthyány de lui envoyer le livre en question. Ce dernier, imprégné de culture francaise, était un grand amateur de livres, mais nous ne pensons pas qu’il savait l’italien, même si ses connaissances en latin et en français lui auraient permis de s’orienter dans un texte historique composé en italien :
Je sais d’ailleurs que vous avez compris et entendu ex litteris l’affaire des batailles maritimes. J’ai donc décidé de vous envoyer la nouvelle description de cette bataille. Elle me fut également envoyée de Venise. L’un de mes intendants se trouvait à Venise, c’est à travers lui qu’il me l’ont fait parvenir. (...) J’ai immédiatement eu l’idée de vous transmettre cet imprimé.
Dans la période en question (1470-1600) un tournant majeur a eu lieu dans l’histoire vénitienne, dont le statut de puissance européenne était de plus en plus ébranlé. On peut observer une rupture semblable dans l’histoire de la Hongrie, la phase de dissolution du royaume de Hongrie médiéval (1526-1541) correspondant exactement à celle du déclin progressif de Venise. Le lien qui attachait alors Venise à l’Europe centrale était celui de la menace turque, plus exactement de la lutte permanente contre la conquête ottomane. Cette question a fait couler beaucoup d’encre : on organise régulièrement des colloques permettant aux scientifiques de s’informer sur les sources hongroises, polonaises, lithuanienne, tchèques ou roumaines récemment exploitées. Les intellectuels engagés dans la réflexion politico-historique en Europe centrale, alors presqu’exclusivement préoccupés du problème turc, regardaient Venise comme une alliée sûre, et s’intéressaient en outre beaucoup aux écoles historiques vénitiennes. Le tournant des XVe-XVIe siècles constitue ainsi un chapitre particulier dans l’histoire des rapports hungaro-vénitiens, parce que l’humanisme hongrois se nourrissait en grande mesure de ses contacts avec la culture vénitienne, et parce que le péril turc a contribué au rapprochement diplomatique des deux élites.
Je ne traiterai ici ni de la diffusion en Europe centrale des produits de l’édition manuscrite, ni de l’activité des scribes et enlumineurs vénitiens, ni des imprimés en caractères cyrilliques ou hébraïques. Il y a néanmoins un aspect particulier témoignant de l’importance du livre manuscrit dans l’histoire de l’édition vénitienne : la dispersion des bibliothèques manuscrites d’Europe centrale, surtout hongroises, dispersion qui s’explique en partie par la diffusion du livre imprimé, en partie par le succès de la Réforme, a eu pour résultat la découverte de plusieurs versions auparavant inconnues de textes classiques. Les éditeurs humanistes, surtout l’atelier d’Alde Manuce, accordèrent une attention particulière à ce phénomène : la volonté d’Alde, d’établir des contacts étroits avec les humanistes de Hongrie, fut en grande partie motivée par l’intérêt qu’il nourrissait à l’égard du corpus de la Bibliotheca Corviniana (la bibliothèque royale), riche en textes antiques et du haut Moyen Âge.
Les contacts susceptibles d’expliquer le grand nombre d’ouvrages en rapport avec la Hongrie (soit des ouvrages d’auteurs actifs en Hongrie, soit des ouvrages sur la Hongrie) parus à Venise dans la première période du livre imprimé furent aussi noués par les officines humanistes vénitiennes. Pour étayer cette affirmation, il convient de comparer les chiffres portant sur la Hongrie et ceux concernant la Pologne. Nous connaissons 242 Polonica imprimés du XVe siècle, dont dix-huit virent le jour dans la ville des lagunes. En revanche, vingt-deux des 126 Hungarica connus sont des produits d’un atelier vénitien. Je n’ai classé parmi les Hungarica ni le Missel de langue croate imprimé en caractères glagolytiques et répertorié par les spécialistes croates, ni les ouvrages de quatre auteurs croates, ni les huit publications provenant de l’atelier croate actif à Venise (Andrija Paltaši) puisque leurs auteurs étaient originaires des territoires croates appartenant à Venise, donc hors du royaume de Hongrie.
Il faut souligner le fait qu’après la fin des deux ateliers incunables de Buda (actifs pour une période très courte), les libraires de la ville fournirent de livres le pays, surtout les institutions ecclésiastiques. Ils ne se contentèrent pas de vendre des livres, mais poursuivirent aussi une activité éditoriale d’importance. Parmi les 61 titres dont ils financèrent la publication, 55 furent imprimés dans un atelier vénitien : à part Venise, seul Nuremberg joue un rôle important de ce point de vue, Vienne, Cracovie, Lyon ou Paris ne figurant que par quelques titres. Toutes les publications en question étaient d’usage ecclésiastique : rituels, décisions conciliaires, biographies de saints hongrois, etc. Outre les libraires de Buda, certains magnats et prélats pouvaient, grâce à leurs contacts italiens, aider tel ou tel auteur de Hongrie à publier à Venise. L’évêque de Pécs, bien connu en Italie, Janus Pannonius, publia un poème dans l’édition de Polybe de 1498 ; en 1502 est aussi sortie l’édition de Sénèque par le Hongrois Matthaeus Fortunatus. Parfois, des personnalités hongroises jouèrent aussi le rôle de mécènes : Alde Manuce a dédié son édition d’Atheneus (1514) à Janus Vyrtesius Pannonius, puis son édition des œuvres de Cicéron (1521) à Philippe (Fülöp) Móré. Quant à Raphael Rhegius, il a dédié son Ovide (1513) à Vladislav Jagellon, roi de Hongrie. Notons encore que le moine bénédictin Ambrosius Pannonius a publié deux ouvrages sur les règles quotidiennes de la vie monacale sur les presses de Lucantonio Giunta et de Petrus Lichtenstein.
L’étude des publications des auteurs de Hongrie à Venise met en évidence une rupture spectaculaire autour des années 1530. Cette rupture s’explique par les conquêtes militaires des Turcs en Hongrie et par la diffusion extrêmement rapide des idées de la Réforme protestante. La conjoncture est analogue en ce qui concerne les auteurs polonais ; en fait, il n’y a que les Croates qui publient toujours à Venise : Dražen Budiša a enregistré seize publications en langue croate et trente-cinq ouvrages en latin provenant d’un auteur croate au XVIe siècle à Venise. Il s’agit quasi exclusivement d’auteurs dalmates, appartenant en majorité au cercle pétrarquiste de Raguse/Dubrovnik, dominé par Marcus Marolus.
Le nombre des auteurs de Hongrie publiant à Venise ne cesse donc de diminuer. Nous connaissons vingt-deux éditions avant 1600, surtout des ouvrages d’humanistes ayant fait leurs études en Italie (András Dudith, Antal Verancsics, Faustus Verancsics, Farkas Kovacsóczy, Ferenc Hunyadi etc). On y trouve aussi des œuvres rédigées par des réguliers pour un plus large public : la raison de la popularité en Hongrie (comme ailleurs en Europe) des Commentaires sur l’Apocalypse et sur saint Augustin préparées par Gregorius Coelius Pannonius réside dans leur style accessible. Le Commentaire de l’Apocalypse fut publié pour la première fois à Paris, six ans avant l’édition vénitienne. Quant aux éditions vénitiennes de 1586 et de 1589 des ouvrages de Pelbartus de Temesvar, on peut les qualifier d’anachronisme : ses recueils de sermons furent des best-sellers européens depuis la fin du XVe siècle (cinquanteéditions connues entre 1486 et 1510), ce qui s’explique par l’argumentation simple et accessible du franciscain. Une enquête ultérieure devrait expliquer pourquoi le catholicisme post-tridentin trouvait indispensable la réédition de cet ouvrage quelque peu suranné.
On peut s’étonner de la pauvreté, à Venise, de la littérature concernant les Turcica en rapport avec la Hongrie. On ne relève en effet que des titres déjà publiés dans nombre d’autres pays : les épîtres de Ladislas V au pape Nicolas et au beg Scander ; les mémoires de Bartholomaeus Georgievich (un véritable classique dans son genre), rééditées à huit reprises ; enfin, les histoires turques de Giovanantonio Menavio et de Francesco Sansovino. La bataille de Szigetvár menée par Miklós Zrínyi (qui se termina avec la mort du grand Soliman en 1566) est le seul événement militaire de Hongrie que les imprimeurs vénitiens aient commémoré, dans une publication intitulée Historia di Zigeth (1570).
Parmi les ouvrages provenant du marché vénitien et arrivés dans la région européenne centrale, les patriotica ne jouent pas de rôle important. En examinant le corpus d’incunables de la région, on constate qu’en descendant du Nord vers le Sud la proportion des éditions vénitiennes dépend de la distance géographique qui sépare la région donnée de la ville des lagunes. En Pologne, on trouve 523 vénitiens parmi les 8 071 incunables enregistrés. Quant à la Hongrie historique, 1 250 des 8 672 incunables furent imprimés à Venise. Si l’on limite notre enquête à la partie « croate » de l’ancienne Hongrie, on aura comme résultat les chiffres 1 124 et 270.
L’analyse du corpus de livres provenant du XVIe siècle est une tâche autrement plus compliquée, mais les chiffres concernant la Hongrie peuvent donner une idée générale aux chercheurs. 10 % du corpus (composé de quinze mille volumes) conservé à la Bibliothèque Nationale provient de Venise. Les autres bibliothèques majeures présentent des résultats analogues. Parmi les 1 312 livres vénitiens de la BN, 397 ont vu le jour avant 1541 : on peut donc dire que l’entrée dans le bassin des Carpates des ouvrages d’auteurs étrangers se déroulait sans obstacle majeur au cours du XVIe siècle.
La répartition thématique de ce corpus est assez inégale. Plus que la moitié est constituée par des éditions d’auteurs antiques. Les noms qui figurent le plus souvent dans les index sont Alde Manuce (ou bien son atelier), les familles Sessa et Giunti, Jacopo Pencio, Lazaro Soardi et Bartolomeo Zanetti. Petrus Lichtenstein se fait remarquer par ses éditions de rituels, tandis que Simone de Luere et Bernardino dei Vitali publient les textes des humanistes contemporains. Il est à noter que la répartition thématique du corpus subit un changement majeur à partir de 1570 : on voit de plus en plus d’ouvrages pieux et de traités théologiques, ce qui s’explique très probablement par le fait que, grâce aux efforts du concile de Trente, l’Église catholique commence à retrouver ses positions qu’elle avait auparavant perdues en Hongrie.
L’étude des catalogues subsistants des bibliothèques privées du XVIe siècle donne des résultats semblables. Les possesseurs des bibliothèques érudites et humanistes recherchaient, quasi naturellement, les produits des trois grands centres d’édition concurrents (Venise, Bâle et Paris). Ils n’eurent accès qu’indirectement aux marchés parisien et bâlois, mais la plupart d’entre eux ont pu rendre visite personnellement à Venise. En dehors de cela, les libraires de Graz et de Vienne connurent très bien l’offre de livres proposée par la ville italienne proche. L’étude des catalogues conservés nous donne une idée plus ou moins conforme à celle que nous aurons après la présentation des quatre exemples suivants.
La famille des Fugger obtint des territoires importants ainsi que des droits miniers en Hongrie et en Transylvanie. Au milieu du XVIe siècle, leur délégué principal était Hans Dernschwam (1494-1567/68), qui passa la majeure partie de sa vie dans les villes minières de Haute-Hongrie. Sa bibliothèque humaniste – qui jouissait d’une réputation internationale à l’époque – était ouverte à ses amis. Le catalogue énumérant 1 162 pièces fut préparé par Dernschwam lui-même, en 1552. Il enregistra les nouvelles acquisitions jusqu’à sa mort. Il avait les ouvrages des auteurs classiques et des Pères de l’Église en éditions bâloises, parisiennes et vénitiennes, tandis que les ouvrages des humanistes contemporains figurant dans sa collection provenaient prioritairement des ateliers vénitiens. Sur les 1 162 titres, 173 sont italiens, dont 140 vénitiens. Il convient de noter que parmi ces dernières 101 ont été imprimées entre 1500 et 1530, ce qui veut dire que ses acquisitions indiquent très fidèlement le début de la régression de l’imprimerie vénétienne.
János Zsámboky (Johannes Sambucus) (1531-1587) fut l’un des historiens humanistes les plus réputés de son époque. Il ne collectionnait pas seulement des éditions imprimées des auteurs antiques et médiévaux, mais disposait aussi d’une collection impressionnante de manuscrits. Fuyant les Turcs, sa famille avait quitté sa ville d’origine de Zsámbék (Sambucum) en Hongrie et s’installa à Tyrnavia, plus au Nord – où le philologue est né. Il fit acquisition de ses livres à l’occasion de son long voyage d’étude (quinze ans) en Europe occidentale. Ayant pu visiter tous les centres d’édition de son époque (Anvers, Paris, Bâle, Venise), le seul facteur qui limita ses achats fut l’argent, mais il put constituer une bibliothèque conforme à son goût humaniste. Sa collection (comme d’ailleurs celle de Hans Dernschwam) finit par intégrer la Bibliothèque impériale : sur 2 618 pièces, 20 % environ des titres proviennent de Venise, soit des éditions imprimées d’auteurs antiques, soit des manuscrits humanistes des XVe et XVIe siècles acquis sur le marché vénitien).
András Dudith (1533-1589) passa, lui aussi, une partie importante de sa vie en Italie, et il participa en outre au concile de Trente. Il n’existe pas de catalogue contemporain de sa bibliothèque, mais la recherche identifia de manière indiscutable – sur la base de ses notes de possesseur – 522 pièces, dont 109 produites dans des officines vénitiennes. Il est remarquable d’observer que la plupart de ces ouvrages virent le jour au milieu du XVIe siècle et que l’évêque catholique converti au protestantisme, suivant son goût théologique et philosophique, commanda à Venise des ouvrages autres que les seules éditions d’auteurs antiques.
Quant à la bibliothèque de Boldizsár (Balthasar) Batthyány († 1590), aucun catalogue contemporain ne nous en est parvenu : nos connaissances fragmentaires viennent des notes de possesseur et des factures établies par les libraires Jean Aubry à Francfort et Erhardt Hiller à Vienne. Si, en tant que protestant, Batthyány ne s’intéressait pas aux titres de théologie imprimés à Venise, soixante-douze des 670 titres dont nous savons qu’ils appartenaient à la bibliothèque proviennent de la ville des lagunes : il s’agit surtout d’incunables hérités (avec des thématiques diverses) de ses ascendants, et d’éditions humanistes d’auteurs classiques et de Pères de l’Église.
En définitive, le livre imprimé vénitien trouva dans la région de l’Europe centrale un marché qui accueillait volontiers ses produits. Venise servait de lieu d’édition des produits intellectuels des pays voisins, son importance en tant que telle variant en fonction de la période tout comme du niveau de développement et de la situation religieuse du pays d’accueil. Les auteurs et éditeurs scientifiques hongrois passèrent un nombre particulièrement élevé de commandes aux vénitiens dans la période 1490-1530. Les produits de l’imprimerie humaniste vénitienne étaient compétitifs par rapport aux publications parisiennes et bâloises, de sorte que les textes des auteurs antiques, des Pères de l’Église et des humanistes contemporains publiés dans les deux premiers tiers du XVIe siècle furent surtout diffusés sous la forme d’éditions vénitiennes. La popularité de la littérature théologique et pieuse du renouveau post-tridentin a rendu aux éditeurs vénitiens l’espoir d’une production de masse : au début du XVIIe siècle – et encore plus après l’expulsion des Turcs du territoire hongrois –, le nombre des ouvrages importés dans le pays en provenance de Venise se met à nouveau à augmenter. Néanmoins, les éditeurs allemands du Sud et les éditeurs viennois exploitèrent la situation avec une efficacité beaucoup plus grande que les vénitiens. Les best-sellers de cette période concernaient les ouvrages sur les Turcs et les textes politiques traitant de la présence des Ottomans en Europe.
Les ouvrages en langue italienne perdent alors peu à peu du terrain dans la période en question : ils ne s’adressent en effet qu’à une couche très mince d’aristocrates et d’intellectuels formés dans la péninsule. Si les séminaires italiens comptaient un nombre important d’élèves étrangers dans la seconde moitié du XVIIe siècle, ceux-ci ne savaient pas suffisamment bien l’italien pour le lire couramment, puisque la langue de l’enseignement (et la langue de la pratique ecclésiastique quotidienne) restait le latin. Quant au latin, précisément, il a conservé son statut et son rôle dans la vie politique et ecclésiastique, et dans l’enseignement, en Pologne et en Hongrie jusqu’au milieu du XIXe siècle.