L’histoire du livre dans une perspective transnationale
Martyn LYONS et Jean-Yves MOLLIER
NdlR. : Préparées pour le panel intitulé « L’histoire du livre dans une perspective transnationale/The history of the Book in a transnational Perspective » présenté au XXe congrès international des sciences historiques à Amsterdam en août 2010, les communications de Jean-Pierre Drège, François Vallotton, Jacques Michon, Eliana de Freitas Dutra, Franck Mermier et Lisa Kuitert forment l’ossature de ce dossier auquel on a souhaité ajouter deux articles en anglais et quatre autres en français qui le complètent heureusement
Après le « tournant linguistique » qui fit couler tant d’encre, semble s’approcher l’heure du « tournant transnational ». Les approches transnationales des phénomènes sociaux puis culturels ont en effet migré d’une discipline à une autre, partant d’abord du droit et de l’économie politique, faisant escale ensuite dans les sciences politiques, la sociologie puis les cultural studies, pour être récupérées enfin par les historiens, toujours un peu en retard en la matière1. Aujourd’hui, « transnational » est devenu une étiquette très branchée, qu’on accolle librement à toute sorte de travail historique – trop librement, sans doute, puisqu’on la voit attachée un peu abusivement et au hasard à tout genre d’histoire qui refuse de respecter totalement les frontières nationales de son objet. Cela vaut donc la peine de tenter d’esquisser un premier bilan.
D’abord, il s’impose de donner une définition plus précise du transnational, avant de poser la question : comment l’approche transnationale peut-elle s’appliquer à l’histoire du livre ? Le plus simple, c’est peut-être de commencer par éliminer ce que l’histoire transnationale n’est pas. Elle n’est pas « l’histoire internationale », qui représente l’histoire traditionnelle des rapports entre les États, l’histoire des guerres et de la diplomatie. L’histoire transnationale ne se confond pas non plus avec l’histoire comparative. L’histoire comparative, pour sa part, sollicite les comparaisons entre les nations, les régions ou les sociétés autonomes. Elle tient pour établie l’existence des nations qui sont des entités indépendantes témoignant de quelques traits en commun ainsi que de différences importantes. Mais l’histoire comparative ne s’occupe pas de ce qui relie les nations.
L’histoire transnationale, elle aussi, présuppose un statut indépendant des nations qu’elle étudie et donc des trajectoires nationales différentes, mais en même temps elle souhaite connaître ce qui se passe au-delà de la seule dimension nationale. À la différence de l’histoire comparative proprement dite, l’histoire transnationale cherche à mettre en lumière les liens qui unissent les sociétés, les transferts culturels, les mouvements des peuples et des individus attirés dans de multiples directions, et les identités plurielles qui peuvent en découler, au risque de perturber le ciment national. Elle interroge donc les échanges multiples et réciproques qui dépassent les frontières de chaque État-nation mais constituent l’ordinaire des hommes et des femmes qui les peuplent. Pour tenter de répondre au programme proposé et parvenir à une sorte de panorama des études en matière d’histoire transnationale, et donc transculturelle, du livre, on peut suggérer quatre grands domaines d’exploration avant d’esquisser, avec les historiens qui ont participé à cette réflexion, une sorte de mode d’emploi de l’histoire transnationale du livre.
LES TRADUCTIONS
Une histoire transnationale du livre doit comprendre des études de traduction, pour mieux dégager le rôle primordial des traducteurs comme intermédiaires ou comme « passeurs » culturels. Si cette approche ne fait pas l’objet d’une étude spécifique, elle traverse les articles d’Eliana Dutra, Diana Cooper-Richet et Sandra Vasconcelos. C’est un premier éclairage précieux car, en général, on connaît mal ces individus, et les historiens s’intéressent assez rarement à leur travail destiné à adapter ou à subvertir les particularités nationales des textes qu’ils transposent dans une nouvelle langue. Lorsque Jean-François Ducis, par exemple, traduisit les pièces de Shakespeare pour les spectateurs français du théâtre au XVIIIe siècle, il transforma les textes originaux pour les rendre conformes aux normes de l’esthétique classique, aux « bienséances » de son milieu, suivant en cela la règle qui présidait, en Angleterre depuis le XVIIe siècle, à l’édulcoration du théâtre ancien. Il supprima donc tout ce qui lui parut irrationnel, obscène ou excessif chez Shakespeare. Il enleva de Hamlet le spectre du père, il supprima l’humour un peu trop grossier et populaire de la scène du fossoyeur, et il ne permit pas que la folie d’Ophélia apparaisse sur scène2. On peut donc estimer que Shakespeare fut admis à la citoyenneté française au XVIIIe siècle, comme il le sera aux États-Unis un siècle plus tard3, à condition qu’il abandonne une partie de ses bagages – ces « accessoires » que les spectateurs anglais considéraient, eux, comme faisant partie de ses créations les plus mémorables. Plus tard, comme on le sait également, Victor Hugo allait devenir un grand admirateur de Shakespeare, mais on peut s’interroger sur le Shakespeare de Victor Hugo, car le grand dramaturge anglais portait avec lui plusieurs passeports.
L’étude historique de la traduction demande nécessairement une connaissance approfondie de plusieurs langues. On peut aller plus loin et affirmer que toute histoire transnationale de qualité exige des historiens plurilingues. Ceci n’est pas un détail technique ; l’enjeu est au contraire très important car, pour commencer à construire une histoire transnationale du livre, nous sommes obligés de prendre en compte et d’analyser une pluralité de points de vue. Cet idéal pluriculturel est difficile à réaliser, parce que l’historien transnational, dont le regard cherche à comprendre plusieurs pays, se trouve dans une position ambiguë. Où se place, en effet, l’observateur qui entreprend des recherches transnationales ? L’historien va s’installer forcément d’un côté ou de l’autre de la frontière, sans nier sa propre identité, mais il doit être également sensible aux différentes perspectives nationales, comme le propose ici Sandra Vasconcelos en étudiant les collections de romans publiés en anglais, en français, en espagnol, en portugais, voire en allemand ou en italien à Rio de Janeiro au XIXe siècle. Quant à l’historien indien du livre, s’il ne peut circuler dans les trente-quatre langues de référence de ce continent, sans parler de l’anglais, du sanscrit, du perse et de l’urdu, il doit s’efforcer, comme le suggère Abhijit Gupta, de lire les travaux qui prennent en compte cette quarantaine de langues s’il ne veut pas passer à côté de publications importantes dans son domaine d’étude.
LES TRANSFERTS CULTURELS : CENTRES ET PÉRIPHÉRIES
L’histoire transnationale du livre interroge l’adaptation et la réception d’un auteur spécifique ou d’un genre littéraire entier dans une nouvelle aire linguistique, tel que l’illustrent le destin du roman historique transplanté dans des environnements différents par Walter Scott, Fenimore Cooper, ou le jeune Honoré de Balzac. C’est également ce que l’on aperçoit dans l’enquête menée à propos de la capitale du Brésil de Don Pedro II. Quelques genres semblent naturellement transculturels, notamment la littérature de voyage et les guides de tourisme. Lorsque les livres circulent entre les pays, les échanges culturels qui s’ensuivent sont souvent très inégaux, surtout s’ils s’inscrivent dans un rapport colonial qui soumet les auteurs de la périphérie aux exigences des maisons d’édition de la métropole. Les romanciers australiens du XIXe et du début du XXe siècle en firent les frais : ils cherchèrent à se faire publier à Londres, en ne sachant que trop que les éditeurs londoniens allaient atténuer ou supprimer les aspects trop « australiens » de leurs ouvrages pour en faciliter la consommation globale4. De la même façon, comme l’écrit Jacques Michon, les écrivains canadiens dépendirent très longtemps des maisons d’édition de Paris ou de New York avant de chercher à prendre leurs distances.
La librairie australienne se situait dans un espace culturel impérial, dominé par les éditeurs de Londres, auquel participaient aussi les Antillais, les Indiens, les Néo-Zélandais et les Sud-Africains. Nous laissons de côté pour l’instant les Canadiens puisque, comme Jacques Michon le montre, les éditeurs britanniques ne pouvaient pas empêcher la concurrence états-unienne d’infiltrer et de dominer le marché canadien. Les colonial editions produites à Londres par Macmillan ou par Bentley remirent simplement les textes britanniques sous une nouvelle couverture pour les lecteurs d’outremer. Les libraires australiens profitaient d’un rabais intéressant ; par contre, les auteurs australiens recevaient un taux de rémunération réduit et humiliant, le soi-disant colonial royalty5. Le fait d’avoir accès au centre garantissait aux auteurs une circulation internationale, mais à un certain prix. Ceux qui voulaient s’assimiler, écrit Blaise Wilfert-Portal, étaient obligés de se prosterner devant les lois non-écrites de la métropole. Ou, comme l’écrit Jean Cassou dans La Nouvelle Revue française en 1924 : « Nous demandons aux étrangers de nous étonner, mais seulement à la manière que nous leur prescrivons »6. Comme y insiste Eliana Dutra dans son commentaire sur les transferts culturels entre Séville et l’Amérique latine au Siècle d’Or espagnol, les forces en jeu dans les rapports coloniaux étaient toujours inégales.
On voit la même chose dans un contexte différent si on note, avec Jean-Pierre Drège et Abhijit Gupta, le rôle dominant du livre chinois pour les populations diverses non-Han de la Chine multiethnique, ou du livre anglais dans le sous-continent indien, lui-même partie intégrante de l’Asie du Sud-Est et de ses multiples échanges culturels et linguistiques 7. Selon Lisa Kuitert, c’était plutôt le contraire à Batavia, où les autorités s’opposaient aux transferts culturels et essayaient d’empêcher que les livres dangereux ne tombent dans les mains des Indonésiens cultivés. Mais la circulation entre le centre et la périphérie ne va pas toujours dans le même sens, comme l’affirme ici encore Eliana Dutra. Toute histoire d’un espace culturel impérial doit prendre en compte les échanges réciproques qui permettent au centre et à la périphérie de dialoguer l’un avec l’autre.
Donc à l’intérieur de l’espace impérial britannique, la périphérie exerça elle aussi une influence sur le centre, et en même temps, en lisant Élisabeth Le Roux ou Abhijit Gupta, on s’aperçoit des connexions multilatérales qui firent que les différentes périphéries (Afrique du Sud, Australie, Inde, Nouvelle-Zélande, Asie du Sud-Est) exercèrent des influences les unes sur les autres, sans rapport direct avec le centre. Au début du XXe siècle, les Australiens ne se voyaient point comme les habitants de la périphérie, mais plutôt comme les copropriétaires de l’Empire, ce qui fut également le cas des Brésiliens. Cette perspective postcoloniale anime actuellement une nouvelle histoire de l’empire britannique qui est en train de réévaluer les rapports traditionnels entre centre et périphérie, et qui reconnaît pleinement les liaisons indépendantes entre les périphéries elles-mêmes. C’est une approche qu’on pourrait adopter peut-être pour tous les empires. L’empire se révèle comme une sorte de toile d’araignée, où quelques fils mènent du centre à l’extérieur et vice-versa, tandis que d’autres fils relient l’ensemble des périphéries, comme l’a très bien montré, pour l’empire espagnol, Serge Gruzinski dans Les Quatre parties du monde, précisément sous-titré Histoire d’une mondialisation8.
Aujourd’hui, à cause de la suprématie globale de l’édition en langue anglaise, les courants de traductions, comme le dit Susan Pickford, sont très « asymétriques ». Alors que les éditeurs francophones produisent à peu près 4000 titres tirés de l’anglais chaque année, les éditeurs anglophones ne font traduire annuellement qu’à peine 400 titres français9. Les seuls ouvrages susceptibles d’une vente mondiale sont ceux publiés en anglais, la langue « supercentrale » de nos jours, pour reprendre les distinctions proposées par l’économiste Immanuel Wallerstein et aujourd’hui adoptées par les spécialistes de la traduction10. Les livres imprimés dans les langues dites du « deuxième cercle » – celles qui comptent à peine un peu plus de cent millions d’utilisateurs, comme le russe, le chinois, l’arabe, l’espagnol, le français et l’allemand – n’ont que des débouchés bien plus réduits. Les livres écrits dans les langues du « troisième cercle » n’enregistrent, eux, pratiquement aucune circulation. Ainsi en Afrique, la traduction en langues locales est pratiquement inexistante, ce qui n’empêche pas l’existence d’un véritable marché local, comme le montrent Élisabeth Le Roux, dont l’article s’inscrit un peu en faux contre l’analyse précédente11, et Abhijit Gupta pour l’Inde, laquelle constitue un cas intermédiaire entre l’Europe et l’Afrique.
LE DROIT INTERNATIONAL ET LES ORGANISATIONS TRANSNATIONALES
L’histoire transnationale comprend bien évidemment l’histoire des organisations internationales et celle du droit international. Le développement de la jurisprudence internationale sur la propriété intellectuelle (copyright law) est un aspect authentiquement transnational de l’histoire du livre, ce qui est également vrai en ce qui concerne les violations du copyright et l’histoire des contrefaçons, très répandues avant la Convention de Berne en 1886. Ce premier accord international en matière de droit d’auteur et de copyright – ce qui n’est pas la même chose – rendit possible l’essor d’une économie véritablement mondiale du livre. Jacques Michon rappelle que, jusqu’à ce que les États-Unis aient reconnu la convention de Berne en 1891, leur marché éditorial était saturé de réimpressions des bestsellers européens. D’ailleurs, selon la conclusion de l’article d’Eliana Dutra sur le marché noir péruvien du livre aujourd’hui, ou les remarques de Franck Mermier sur les éditions non autorisées en Syrie, on ne saurait affirmer que les violations systématiques du copyright soient un phénomène daté et purement historique, la circulation actuelle des textes sous forme de fichiers électroniques décuplant la capacité des pilleurs et autres hackers à multiplier les emprunts, ou la glane, effectués ici ou là.
Il convient d’ajouter à ce programme de recherche les réseaux internationaux et les déplacements transnationaux des hommes qui pratiquent le commerce de la librairie à grande échelle, comme le fait Diana Cooper-Richet à propos des débuts du XIXe siècle européen. Les historiens transnationaux doivent examiner l’histoire des agences non-gouvernementales, comme l’a fait le colloque consacré, à Lausanne, à la diplomatie par le livre12. Il va de soi qu’une des plus grandes organisations non gouvernementales de l’histoire fut l’Église catholique, comme le montrent tant Franck Mermier qu’Élisabeth Le Roux, Abhijit Gupta ou François Vallotton. À l’époque de la Contre-Réforme, ses inquisiteurs itinérants ainsi que les divers Index des livres prohibés exercèrent une véritable influence transnationale – du moins, ils essayèrent de l’exercer, avec plus de réussite en Italie septentrionale qu’ailleurs en Europe, et en Europe qu’au Nouveau Monde, quoique cette réussite ne doive pas être sous-estimée sur le continent latino-américain. Jean-Pierre Drège et Abhijit Gupta suggèrent, eux, d’autres pistes, valables pour l’Asie, et concernant le bouddhisme ou l’Église catholique quand elle tenta de s’y implanter et multiplia l’édition de Bibles en langues vernaculaires. Franck Mermier complète le tableau en rappelant que l’Islam se veut lui aussi missionnaire et que l’édition des livres islamiques, ou islamistes, joue un rôle considérable aujourd’hui dans cette partie du monde, ses efforts étant tantôt accompagnés par des États, tantôt par des associations ou confréries aux visages multiples.
LES MULTINATIONALES DE L’ÉDITION
L’histoire de l’édition de notre époque ne saurait faire l’économie d’une perspective transnationale, étant donné que le monde du livre est dominé par de vastes conglomérats comme Penguin, Reed Elsevier, Thomson Reuters, Wolters Kluwer, Bertelsmann, Hachette Livre, McGraw-Hill ou Grupo Planeta, les huit premières maisons mondiales en 201013. Pendant les années 1980, le rythme des offres publiques d’achat (takeovers) devint ahurissant, et la concentration de l’édition mondiale dans les mains de quelques énormes conglomérats menaça la biblio-diversité. Les petites nations avec leur minuscule marché domestique telles que l’Australie, le Canada ou l’Écosse, mais aussi le Liban ou d’autres pays arabes, ont quelquefois peur que leur culture littéraire distincte et indigène se noie dans la marée montante de l’uniformité globale. Ce sont des pays anglophones pour les premiers, ce qui les rend très vulnérables à l’américanisation, bien qu’ils puissent profiter des ouvertures possibles sur un marché global très étendu, ou arabophones et francophones pour les seconds, ce qui interdit cependant toute conclusion hâtive, les romanciers maghrébins ayant conquis depuis longtemps le marché du livre imprimé en français.
Il semble d’ailleurs qu’aujourd’hui les plus grands dangers d’uniformité globale reculent un peu. Dans les années 1990, le courant des fusions-concentrations sembla s’épuiser, en partie parce que l’édition des livres se montra rarement aussi rentable que l’espéraient leurs PDG qui, à la manière de Jean-Marie Messier, avaient un peu vite rêvé de dominer le monde à partir d’un gigantesque domino, Vivendi Universal en l’occurrence, conçu comme le tremplin de cette aventure14. Les éditeurs et les libraires indépendants ont malgré tout survécu – et Jacques Michon rapporte même le fait qu’en 2005, on comptait aux États-Unis 80000 maisons d’édition enregistrées, ce qui atténuerait le constat pessimiste, mais néanmoins, très éclairant, dressé en 1999 par André Schiffrin15. En Europe, les petits entrepreneurs indépendants se débrouillent même mieux : selon les données rassemblées pour sept pays européens par Miha Kovac, le romancier dont les livres se vendaient le mieux en Europe entre 2007 et 2009 n’est ni américain ni britannique, mais l’auteur suédois mort récemment Stieg Larsson, ce qui, cependant, ne saurait être érigé en règle absolue, le succès de Millenium étant en grande partie aussi improbable à l’origine que celui du premier volume des aventures de Harry Potter16. Un survol nous révèle que le public européen du livre reflète une grande diversité culturelle ; les maisons européennes emploient toujours des éditeurs multilingues, pendant qu’entre 10 % et 30 % des lecteurs dans l’Union européenne lisent des livres en langue étrangère, ce qui est évidemment beaucoup plus rare dans d’autres régions du monde.
ENCADRER UNE HISTOIRE À PLUSIEURS NIVEAUX
Ce dernier point de vue n’introduit pas un domaine de recherche mais signale plutôt plusieurs modes d’emploi. Une approche transnationale de l’histoire du livre est quelquefois utile tout simplement pour encadrer les processus qui se déroulent dans des contextes plus limités. Par exemple, l’histoire du livre en Australie, déjà citée, traite le sujet dans une double perspective. Au niveau « macro », les auteurs de A History of the Book in Australia17 étudient les contextes internationaux et surtout impériaux qui entourent l’édition, la librairie et la lecture en Australie. À un autre niveau, et toujours en se rapportant à ce contexte global, ils soulignent la croissance d’une édition et d’une littérature spécifiquement australiennes. D’une façon similaire, Jacques Michon préconise avec éloquence une vision continentale du commerce de la librairie en Amérique du Nord, qui pourrait dépasser les frontières et aussi réunir l’histoire du livre aux États-Unis et l’histoire du livre au Canada, ce que fait également Eliana Dutra, montrant que la pseudo-barrière des langues ne joue pas entre le castillan et le portugais en Amérique du Sud. L’analyse transnationale peut donc servir de cadre à une histoire à plusieurs niveaux, en comprenant à la fois les aspects régionaux, nationaux et mondiaux.
Toutes ces approches se trouvent donc emboîtées, un peu à la façon des poupées russes. Mais en fin de compte, l’image des matriochkas est trompeuse : il ne suffit pas en effet de superposer le national sur le régional, et le global sur le national pour répondre au programme ici tracé. L’agenda des recherches invite à briser nos habitudes, pour analyser la manière dont l’histoire nationale se trouve transformée par une vision globale. Autrement dit, la perspective transnationale change la façon dont nous écrivons nos histoires nationales, et exige que nous les interprétions d’une manière nouvelle et que nous les reconfigurions. Il faut étudier chaque problème historique en le replaçant dans son propre espace géographique. L’histoire du livre, tout comme l’histoire de la Réforme ou l’histoire de l’industrialisation, habite des géographies multiples. Le global et la national ne constituent pas des approches opposées, mais plutôt complémentaires, toutes les deux utiles pour éclairer les multiples niveaux des échanges socioculturels18.
Au cours des vingt dernières années, nos histoires du livre se sont enfermées dans des cadres nationaux, comme le disent tant François Vallotton qu’Élisabeth Le Roux. Ce fut d’ailleurs la raison et l’objet d’un colloque international organisé à Sydney en 2005, et qui visait à essayer de sortir de cette spirale dangereuse19. Selon Jean-Pierre Drège, le champ est encore plus fragmenté en Chine et en Asie de l’Est, où la question des origines précises de la fabrication du papier ou le lieu de naissance de la xylographie aiguillonne les rivalités entre chercheurs des différents pays, et est devenue une affaire d’État mettant en cause le prestige de l’empire du Milieu. Selon Franck Mermier, les rivalités entre États déterminent aussi certaines innovations culturelles dans les Émirats arabes, ce qui rend indispensable d’accélérer le moment de sortir de ce cadre et de laisser plus de place à l’étude impartiale des échanges internationaux réciproques.
DEUX EXEMPLES
On peut citer brièvement deux exemples récents de l’histoire transnationale du livre qui ont défriché un terrain neuf. Le premier est le livre pionnier de Claire Parfait sur la trajectoire mondiale de La Case de l’Oncle Tom (Uncle Tom’s Cabin) de Harriet Beecher Stowe20. La Case de l’Oncle Tom fut d’abord publiée en feuilleton dans la presse avant d’être imprimée en volume en 1852.
On l’identifia toute de suite comme un roman « abolitionniste », ce qui était donc très mal vu dans les États du Sud. En esquissant les contours de la réussite transatlantique de ce livre, Claire Parfait montre à plusieurs reprises les espoirs frustrés de l’auteur, Harriet Beecher Stowe, qui fut maigrement récompensée par son éditeur bostonien Jowett. Elle ne gagna rien d’ailleurs sur la vente en Grande-Bretagne et aux colonies d’un million et demi d’exemplaires de son ouvrage, puisqu’il n’existait aucune législation internationale en matière de droits d’auteur. Claire Parfait éclaire les aléas subis par l’auteur et par son livre dans le temps et dans l’espace, des années 1850 aux années 1960, et d’Atlanta ou de Géorgie jusqu’aux endroits les plus éloignés de l’Empire britannique. Lisa Kuitert, pour sa part, montre que ce livre abolitionniste circula aussi à l’extrémité de l’Empire néerlandais, ce qui n’est pas le moindre paradoxe d’un empire colonial prétendant interdire la lecture des œuvres subversives à ses administrés et laissant passer une œuvre susceptible d’alimenter les frustrations des populations locales.
Un second modèle de ce qu’on peut accomplir dans notre domaine est fourni par la chercheuse sud-africaine Isabel Hofmeyr dans son livre sur The Pilgrim’s Progress de John Bunyan qu’étudie Élisabeth Le Roux21. Ce texte de Bunyan, un témoin indispensable de la tradition anglaise du radicalisme religieux (the Dissenting tradition), fut publié en deux parties en 1678 et 1684. Il devint le texte presque le mieux connu de toute religion protestante, ne cédant la première place qu’à la Bible. Pendant tout le XIXe siècle, The Pilgrim’s Progress devint un bestseller transatlantique et africain, avant de revenir en Angleterre vers la fin du siècle pour prendre sa place très tardivement dans le canon littéraire anglais. D’après Isabel Hofmeyr, on a traduit Bunyan en 200 langues, dont 80 en Afrique, ce qui montre la vitalité, rarement soulignée de façon aussi précise, de l’édition missionnaire. Le pouvoir colonial sponsorisa quelquefois cet effort, et le livre contribua à faire de l’Empire britannique un espace culturel unifié. Il y eut en plus 24 traductions en Asie du Sud, 9 en Asie du Sud-Est et encore 11 autres en Australasie et dans la région de l’océan Pacifique, preuve de l’immense pouvoir des Églises protestantes en cette fin de XIXe siècle triomphant. Isabel Hofmeyr souligne en même temps les déformations du texte original opérées par les missionnaires pour mieux l’acclimater aux diverses cultures de l’Afrique. Le peuple protestant Kele du Congo supprima tout simplement les passages traitant du péché originel, parce que cette idée ne s’accordait pas avec leurs croyances fondamentales. Les versions africaines et américaines de Bunyan furent peuplées de personnages noirs. Dans la région du Cap, en Afrique du Sud, l’élite africaine vit dans Pilgrim’s Progress un miroir de sa propre lutte contre l’apartheid. Le propre père du chef Albert Luthuli, président de l’African National Congress de 1952 à sa mort en 1967, s’appelait John Bunyan Luthuli. Parmi les cercles baptistes des États méridionaux américains, on représentait le héros du livre, Christian, comme un héros noir qui se délivrait tant de l’esclavage que du péché mortel. Voilà donc un livre qui fut un bestseller transnational et qui se réincarna sans cesse dans les diverses parties du monde. Cet exemple nous confirme que, pour reprendre une remarque d’Eliana Dutra, les livres sont bien des objets multiculturels que l’on ne saurait étudier sous un seul aspect.
UN DOSSIER TRANSNATIONAL ET TRANSCULTUREL ?
Ce programme de recherche sur l’histoire transnationale du livre ne prétend pas être exhaustif, et il n’exclut point d’autres pistes intéressantes. Mais en conclusion de ce bilan nécessairement trop sommaire, on constate qu’il ne suffit plus ni de construire des histoires nationales du livre ni de comparer les différentes histoires des nations ou des grands ensembles régionaux pour combler les attentes de la communauté scientifique et des lecteurs. La tâche qui s’impose dès maintenant est d’éclaircir la manière dont les trajectoires des individus, celles des sociétés et celles des idées s’entrecroisent, se superposent ou s’ignorent. Il nous faut analyser ce qu’on a appelé « l’histoire croisée » des nations (entangled histories22), ce qui suppose un réel effort pour échapper aux contraintes et aux pesanteurs du national. La connaissance de plusieurs langues et la proximité avec plusieurs cultures est une condition indispensable pour sortir de son pré carré. Les deux articles concernant les libraires français en Russie au siècle des Lumières et les réseaux commerciaux de la Société typographique de Neuchâtel à la veille de la Révolution française aident à cerner cette exigence, ce qui explique leur présence à la fin de ce dossier qui porte plutôt sur les XIXe et XXe siècles. Il convient de réaffirmer que les livres restent des instruments puissants des transferts culturels et des échanges réciproques sur le plan mondial. Comme le dit Eliana Dutra, le livre est à la fois « l’instrument et la partie constitutive d’une diversité planétaire » toujours en partie insaisissable.
En réunissant douze contributions, les six interventions présentées au XXe Congrès des Sciences historiques d’Amsterdam en 2010 augmentées des deux articles qui portent sur l’Afrique et l’Inde, et quatre autres études, sur la Russie, sur les libraires français et la STN, sur l’édition lusophone imprimée à Paris et sur le commerce des livres à Rio de Janeiro au XIXe siècle, on a voulu offrir un ensemble de travaux qui, à leur manière, plaident pour une vision à la fois transnationale et transculturelle du livre. Les contes populaires, on le sait, ne se sont pas plus arrêtés aux frontières des États qui les avaient vus naître que le roman au XIXe ou au XXe siècle. L’histoire, mille fois racontée, de la publication des œuvres de Soljenitsyne prouve à la fois l’impossibilité pour des États d’empêcher les textes de circuler et la puissance du samizdat, ou de la littérature clandestine, quand il n’existe pas d’autre moyen pour les hommes de communiquer. Les exemples ici évoqués de Uncle Tom’s Cabin et de The Pilgrim’s Progress suggèrent des pistes pour la mise en œuvre d’une histoire croisée des principales fictions qui ont fait le tour de la planète. L’étude de la réception transnationale du Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, des Misérables de Victor Hugo, de La Mère de Gorki, sans parler du Quichotte déjà bien exploré, de la Divine Comédie ou du théâtre de Shakespeare et de Molière, s’inscrivent dans cette perspective qui, sans nier l’intérêt et l’importance des histoires nationales du livre, de l’édition et de la lecture, entend y ajouter la prise en compte d’une autre réalité, la réception plurielle des œuvres et la capacité de celles-ci à échapper totalement au cadre dans lequel elles ont vu le jour.
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1 Pour une histoire sommaire des usages du mot, voir Pierre-Yves Saunier, « Transnational », dans Akira Iriye, Pierre-Yves Saunier, dir., The Palgrave Dictionary of Transnational History, Basingstoke UK, Palgrave-Macmillan, 2009, pp. 1047-1055.
2 Ronald Tetreault, communication non publiée présentée au Congrès de SHARP, Toronto, 24 juin 2009.
3 Lawrence W. Levine, Culture d’en haut, culture d’en bas. L’émergence des hiérarchies culturelles aux États-Unis [1988], trad. fr., Paris, La Découverte, 2010.
4 Richard Nile, David Walker, « The ‘Paternoster Row Machine’ and the Australian Book Trade », dans Martyn Lyons, John Arnold, dir., A History of the Book in Australia, 1891-1945: A National Culture in a Colonial Market, St. Lucia, Queensland University Press, 2001, pp. 3-18.
5 Martyn Lyons, « Britain’s Largest Export Market », dans A History of the Book in Australia, ouvr. cité, pp. 22-24.
6 Blaise Wilfert-Portal, « Literature », dans Palgrave Dictionary, ouvr. cité, p. 674.
7 Cela explique la tenue, en 2006, d’une conférence régionale SHARP concernant l’Asie et le Pacifique à l’université Jadavpur.
8 Serge Gruzinski, Les Quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004.
9 Susan Pickford, communication non publiée présentée au Congrès de SHARP, Toronto, le 24 juin 2009.
10 Gisèle Sapiro, dir., Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS éditions, 2008.
11 Blaise Wilfert-Portal, « Literature », art. cité, p. 672.
12 Claude Hauser [et al.], dir., La Diplomatie par le livre. Réseaux et circulation internationale de l’imprimé de 1880 à nos jours, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011.
13 Livres Hebdo n° 870 du 17 juin 2011 pour le hit-parade 2010 des groupes d’édition dans le monde.
14 Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Paris, Fayard, 2008, pour l’évocation du parcours de celui qui se laissa surnommer un temps « J6M.com », c’est-à-dire « Jean-Marie Messier moi-même maître du monde ».
15 A. Schiffrin, L’Édition sans éditeurs, Paris, La Fabrique, 1999, et son édition augmentée en anglais, The Business of Books. How International Conglomerates Took Over Publishing and Changed the Way We Read , New York, London, Verso, 2000.
16 Miha Kovac, communication non publiée présentée au Congrès de SHARP, Toronto, le 24 juin 2009, et du même auteur, Never Mind the Web, Here Comes the Book, London, Chandos, 2008.
17 A History of the Book in Australia, ouvr. cité.
18 Michael G. Müller, Cornelius Torp, « Conceptualising transnational spaces in history », dans European Review of History, 16 :5, 2009, pp. 609-617.
19 M. Lyons [et al.], éd., Histoire nationale ou histoire internationale du livre ? Un débat planétaire, à paraître, Québec, Nota Bene Éd.
20 Claire Parfait, The Publishing History of Uncle Tom’s Cabin, 1852-2002, Aldershot UK, Ashgate, 2007.
21 Isabel Hofmeyr, The Portable Bunyan: A Transnational History of The Pilgrim’s Progress, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2004.
22 Michael Werner, Bénédicte Zimmermann, De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004.