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L’espace atlantique et la civilisation mondialisée : histoire et évolution du livre en Amérique latine

Eliana Regina DE FREITAS DUTRA

Professeur au département d’histoire de l’Université fédérale de Minas Gerais, Brésil, chercheur au CNPq

NdA. : Je remercie le CNPq qui a financé les recherches ayant permis de conduire le travail ici présenté

OUVERTURE

Dans un livre remarquable, A Handful of Dust1, l’écrivain Evelyn Waugh, avec la critique acide et implacable des coutumes qui la caractérise, raconte l’histoire d’un aristocrate anglais des années 1930, Tony. Pour se consoler d’un mariage malleureux, celui-ci décide de partir, en compagnie d’un aventurier en expédition en Guyane et au Brésil, à la recherche d’une légendaire Ville lumineuse, née d’une migration vers l’Amazonie d’indigènes Incas, venus du Pérou au XVe siècle. Échappé d’un naufrage, notre personnage, malade et délirant, se retrouve seul dans la forêt amazonienne, à la frontière de la Guyane anglaise et du Brésil, où il est secouru par un certain M. Todd. Celui-ci, un métis, fils d’un missionnaire anglais, installé dans l’île de la Barbade avec une femme indigène, devient la clé qui va commander au destin du personnage d’Evelyn Waugh, et qui détermine la résolution de la trame fictionnelle. D’ailleurs, comme nous allons le découvrir assez vite, c’est lui qui suggère, en quelque sorte, la problématique qui sous-tend l’analyse que nous proposons ici.

M. Todd soigne donc Tony au milieu de la jungle, et lui raconte que son père était un homme de culture, contrairement à lui, qui n’a pas eu la chance d’apprendre à lire. Tony lui rétorque en souriant : « Je suppose qu’ici vous n’avez pas beaucoup d’opportunité pour le faire » 2. Mais M. Todd répond que, au contraire, son problème réside justement là : il possède une grande quantité de livres mais personne pour les lui lire. Il ajoute que, pendant cinq ans, il a eu avec lui « un vrai nègre, éduqué à Georgetow » qui lisait pour lui, mais que celui-ci est mort. Donc, propose-t-il à Tony, « une fois soigné, tu pourras lire pour moi » 3, ce dont ils conviennent aussitôt. Les livres sont conservés sous le toit d’une cabane, enveloppés dans un tissu assez rustique, confectionné à partir de morceaux de tissu déchiré, de feuilles de palmier et de cuir cru. M. Todd dit à Tony qu’il est difficile d’éliminer la teigne (les mites) et les fourmis qui les attaquent et il ajoute : « les Indiens font une huile excellente qui permet de les éviter ». Dans le premier paquet ouvert par M. Todd, celui-ci saisit un des romans de Charles Dickens, Bleak House, avec reliure en cuir, dans une édition américaine. Quand Tony lui demande s’il aime Dickens, il répond par l’affirmative :

Ce sont les seuls livres que j’aie écoutés dans ma vie. Mon père avait l’habitude de les lire pour moi, ensuite le nègre est apparu et maintenant, c’est vous. Je les ai déjà écoutés tous plusieurs fois, mais je ne me fatigue jamais : il y a toujours quelque chose de nouveau à apprendre, à remarquer, beaucoup de personnages, des changements de scénario, la variété des mots… J’ai tous les livres de Charles Dickens, excepté ceux que les fourmis ont dévorés. Ça prend beaucoup de temps de les lire tous, plus de deux ans4.

C’est sa manière de suggérer, avec subtilité et pour la première fois, le sort qui attend Tony : rester prisonnier de M. Todd, comme le nègre, jusqu’à sa mort, condamné, comme Sisyphe, au travail répétitif de lire et relire à haute voix, chapitre après chapitre, les livres de Charles Dickens que le fils du missionnaire possède : Bleak House, Dombey and Son, Martin Chuzzlewit, Nicholas Nickleby, Litte Dorrit et Oliver Twist.

Ce qu’il est intéressant de souligner ici, c’est que Charles Dickens a été lui même et ce, depuis son enfance, un lecteur vorace qui s’est vu privé de la bibliothèque familiale à cause des dettes de son père et qui a ressenti une forte sympathie pour la classe ouvrière anglaise et ses souffrances – aspect qui devient dans ses écrits, et dans le livre d’Evelyn Waugh, l’objet d’une très forte empathie, peut-être le début d’un sentiment d’identification, en même temps qu’un outil fictionnel évoquant la vengeance à l’égard du père, lequel revêt un double sens : celui du colonisateur anglais et sa condition d’homme cultivé. Le lecteur se trouve alors devant une inversion du pouvoir qui s’exerce du conquis sur le conquérant, du civilisé, comme Tony se désigne dans ses dialogues avec M. Todd, sur les indigènes, de l’illettré sur le lettré, du métis sur la noblesse aristocratique. Tout cela passant par l’objet symbolique le plus précieux de la culture des empires coloniaux : le livre, produit de culture, instrument clé de l’échange culturel, du transit entre les cultures de l’Europe et de l’Amérique.

Toutefois, d’un côté les livres de M. Todd gardent aussi, au-delà de leur statut d’objets de vengeance, une valeur de pont imaginaire entre un monde culturel inaccessible sans eux, et le monde du métis qui, enfermé dans la forêt avec les indigènes, reçoit de temps en temps des explorateurs, comme ceux qui sont venus chercher Tony. Avec astuce, M. Todd lui a rendu sa montre comme souvenir à envoyer en Angleterre, tout en lui montrant la croix qu’il a fait construire pour commémorer, déclare-t-il cyniquement, son apparition. Dans ce jeu pervers, la mort de Tony est annoncée et sa condition d’esclave de la lecture est proclamée. Condition qui suggère les possibilités d’appropriation de la lecture par un public autre que celui auquel les livres de Charles Dickens étaient destinés. D’un autre côté, la conscience, affective ou non, du livre comme objet permettant l’accès à l’inconnu, conscience cultivée de plus par un homme qui ne sait même pas lire (ce qui ne l’a pas empêché de rechercher des techniques pour bien conserver les livres qu’il possède), est un élément capable de faire, encore aujourd’hui, la joie des adeptes des Lumières, même si leur adhésion se situe sur le plan fictif.

Pour revenir à la réalité historique, lorsqu’on envisage attentivement le parcours divers du livre entre l’Europe et l’Amérique latine, à partir du XVIe siècle, dans le cadre de l’expansion atlantique et de la pénétration européenne dans le Nouveau Monde, l’histoire de M. Todd apparaît tout à fait plausible. En fait, le livre constituait déjà une partie importante de cette histoire. Les livres de tous les types, de tous les genres sont arrivés partout dans les colonies d’Amérique, en tant que marchandise incorporée aux dynamiques commerciales, à l’avènement du marché international, aux transactions du commerce atlantique ; ou bien comme objet de culture rassemblant les cultures écrites, les cultures littéraires, les traditions du savoir, les langues, les idées et les croyances des societés concernées par ce processus qui allait lier l’Europe et l’Amérique.

On lisait beaucoup dans le monde colonial hispanoaméricain, et on lisait aussi dans la plus grande colonie portugaise, le Brésil. Donc la thèse d’un isolement culturel, du manque d’accès à la littérature de fiction et du retard intellectuel ne se justifie plus. Ce qui nous amène à essayer de montrer ici la composante internationale, multiculturelle et multi-ethnique du livre, que ce soit dans la culture latino-américaine ou dans la culture européenne. L histoire du livre, en Amérique du Sud, ne peut pas se replier sur elle-même, dès lors que, dans son évolution, le livre est à la fois instrument et partie constitutive d’une diversité planétaire. Le livre a participé de manière très importante à la construction de la modernité et du capitalisme globalisé. Ses lieux de production, ses circuits de circulation, ses destinataires, ses formules éditoriales, ses réseaux de distribution, ses formats matériels, ses lieux de dépôt, sa valeur symbolique, ses contenus et ses répertoires textuels ont été mélangés, non seulement à l’histoire de la colonisation lusophone et hispanophone, à l’intérieur du nouvel ordre économique et social de l’espace atlantique, mais à l’histoire du contact et des échanges culturels, ethniques, politiques et scientifiques qui se sont opérés des deux côtés de l’Atlantique.

ACTE PREMIER – LES MOUVEMENTS INTERNATIONAUX DU LIVRE : L’AMÉRIQUE LATINE COMME DESTIN

L’économie du livre et de la culture livresque dans l’Amérique lusophone et hispanophone a toujours évolué au milieu de lignes poreuses, de frontières en mouvement et de défis pluriels, auxquels participent la machine bureaucratique des empires, le pouvoir de l’Église, ainsi que celui des ordres religieux et des tribunaux de l’Inquisition. Malgré toutes les tentatives de contrôle, la vitalité du trafic des livres avec le Nouveau Monde qui, d’un côté comme de l’autre, a fortement mobilisé l’intérêt de secteurs distincts, est indiscutable. En fait, comme l’ont déjà signalé les spécialistes du commerce du livre destiné à l’Amérique,

les réseaux formalisés de libraires liés au trafic atlantique cohabitaient avec les marchands, les particuliers, les auteurs à la recherche de lecteurs et toute une gamme variée de chargeurs maritimes disposés à utiliser les mécanismes d’enregistrement des marchandises pour essayer de faire arriver les livres sur les terres américaines5.

Il ne faut pas oublier que les intermédiaires, lesquels sont en général des agents de la Carrera de Índias (la Course des Indes) qui s’occupent de la logistique du trafic du livre – l’argent, le crédit, les contacts au niveau des ports, la façon de transporter, les lieux de dépôt, les distributeurs, etc. – et l’existence de la contrebande ont joué un rôle considérable dans le commerce atlantique du livre. En Espagne, le commerce de la librairie était soumis à trois instances de pouvoir : la Casa de la Contractación (Chambre de commerce), la Carrera de Indias et le tribunal de l’Inquisition, ce qui n’a pas empêché les marchands de livres et leurs intermédiaires de trouver les moyens d’échapper à la censure et au contrôle de la bureaucratie, et de réussir à faire arriver en Amérique

les nouveautés éditoriales, par la contrebande qui utilise les avisos, les navires des marchands d’esclaves nègres, et les autres bateaux qui pouvaient réaliser la traversée de l’Atlantique6.

Comme Irving Leonard le suggère dans un ouvrage pionnier en la matière7, la puissance des intérêts des commerçants liés au monde du livre dans le marché que constitue l’Amérique hispanophone a contourné les mécanismes de contrôle et l’application de la politique culturelle de l’État espagnol. Récemment, de nombreuses recherches ont montré, comme on le verra, une situation identique dans l’Amérique lusophone, même en dehors de la période de l’Union ibérique qui a réuni les deux royaumes du Portugal et de l’Espagne (1580-1640). Au Portugal comme en Espagne, les livres avaient besoin d’une autorisation, non seulement pour exister, mais aussi pour traverser l’Atlantique.

Le centre nerveux de l’Empire maritime espagnol était Séville, ville puissante, au fort dynamisme économique et culturel. La ville abritait depuis 1503 la Casa de la Contractatión, chargée du contrôle du trafic maritime, en particulier du commerce et de la navigation vers les Indes occidentales, c’est-à-dire l’Amérique, par le biais de la Carrera de Índias. Le port de Séville était le port unique bénéficiant de la prérogative de centraliser tous les départs et arrivées maritimes, donc tous les contacts avec le Nouveau Monde, lesquels se révèlent essentiels pour le système de monopole imposé par la couronne. Séville concentrait, au XVIe siècle, une communauté traditionnelle d’imprimeurs et de libraires, des familles de grands libraires et des réseaux de clients8 qui tous jouent un rôle important en approvisionnant le marché du livre du vice-royaume espagnol en Amérique. Comme le rappelle un historien du livre, dès le XVIe siècle, Séville

a accueilli des agents d’importantes maisons européennes du livre (…), ce qui a eu comme conséquence directe l’ouverture d’entrepôts de livres, d’entreprises de vente et d’achat, des accords de commerce ainsi que la nécessaire mise en place d’un réseau d’intermédiaires en Amérique9.

Les étrangers arrivaient à Séville, attirés par le travail de production et de vente des livres et, après 1530, ils consolident leurs positions sur le marché espagnol. Ce sont des Flamands, des Italiens, des Français. Les Italiens et les Flamands ont parcouru, avec leurs cargaisons de livres, « les villes de Venise, Gênes, Séville, Lisbonne, où les distributions étaient faciles » 10. Les navires de la Carrera de Índias qui partaient en Amérique emportaient des livres disséminés au milieu des autres marchandises. La plupart d’entre eux, à l’exception des livres de voyageurs et des livres de contrebande, ont été expédiés par les chargeurs libraires, par les chargeurs marchands en général, et par les chargeurs qui étaient les intermédiaires des libraires11, ce qui montre bien que le commerce du livre était vraiment aux mains de professionnels. Selon la loi, le chargeur est « quelqu’un qui déclarait charger des marchandises dans sa flotte » 12 : les chargeurs, nous rappelle Pedro Ramírez, faisaient des transactions commerciales des deux côtés de l’Atlantique, et les marchands vendaient et distribuaient les livres commandés en Amérique par les particuliers. Ils avaient pour cela des contacts et des agents dans les ports et dans les villes des vice-royaumes, qui assuraient la distribution directe des livres aux maisons commerciales. Plusieurs marchands avaient installé des membres de leur famille en Amérique. Ce sont les pères, les frères, les cousins des familles liées à la Carrera de Indias qui ont servi d’intermédiaires.

Les livres ont alors pour destination principale les vice-royaumes du Mexique et du Pérou, ainsi que Quito, les Antilles, le Yucatán, le Guatemala, le Vénézuela et Cuba. La région de la Caraïbe ne recevait que des livres destinés aux membres du haut clergé, aux ecclésiastiques et aux couvents. Une part importante relevait du secteur religieux : vies de saints, oraison, missels, livres de dévotion, bréviaires, textes ecclésiastiques, ouvrages de théologie, commentaires bibliques, sommes morales, etc. Mais on expédie aussi des manuels professionnels, de la littérature politique et juridique, des classiques du savoir humaniste, des titres scientifiques et pratiques, des titres d’histoire et de littérature en tous genres, ainsi que des livres destinés aux enfants, abécédaires et livres de lecture élémentaire. Les lots de livres voyageaient aussi fréquemment avec les cartes, les estampes, les peintures, le papier imprimé. La plupart des estampes étaient de caractère dévot et venaient des ateliers de gravure de Paris, d’où, produits en grand nombre, elles étaient diffusées partout en Amérique13.

Les ordres religieux établis dans les vice-royaumes espagnols (jésuites, dominicains, franciscains, augustins, etc.), avec leurs bibliothèques conventuelles, leurs écoles, leurs collèges, formaient une communauté spéciale adonnée à l’écriture, à la lecture et à la prière, mais les administrateurs espagnols, les membres de l’élite du gouvernement, les magistrats, les avocats, les gens cultivés enfin, conservaient aussi des habitudes de lecture et des moyens d’accès á la culture. Les bibliothèques institutionnelles et privées étaient une réalité incontestable dans le paysage colonial espagnol14. Il existait aussi une vie académique. Des universités ont été créées dès le XVIe siècle dans les colonies espagnoles d’Amérique, au contraire du Brésil, colonie portugaise : en 1538 en effet, est fondée, par une bulle papale, l’université de Saint-Domingue, où s’établit le premier siège du gouvernement colonial espagnol du Nouveau Monde. Deux autres universités suivent en 1551 : l’Université royale et pontificale du Mexique, la première qui ait fonctionné, et l’université de San Marcos de Lima, au Pérou. On peut donc parler d’espaces réservés à la culture lettrée en Amérique espagnole, et pas seulement dans les capitales du vice-royaume, comme Lima, Mexico, Quito, Cartagène, Cuzco ou Saint-Domingue.

En général, les livres suivaient les routes d’autres marchandises, bouteilles de vin, chaussures, vêtements, aiguilles, serviettes, papier, huile, objets en fer, et toute la panoplie de la vie quotidienne. Comme ces marchandises en Amérique espagnole, ils étaient écoulés lors des foires, sur les marchés, au cours de ventes qui avaient lieu pendant les fêtes et les pèlerinages, soit par des colporteurs, soit par des gens d’autres professions, ce qui a assuré l’arrivée des livres dans les villes et dans les provinces lointaines, de même que dans les petites villes et dans les domaines ruraux. Parfois, comme plusieurs autres produits européens, ils faisaient l’objet d’échanges contre des marchandises régionales, comme à Porto Rico, où les livres étaient payés avec le sucre et le gingembre. À Saint-Domingue aussi, nous connaissons des échanges de livres contre du gingembre, du sucre et du cuir, échanges opérés parfois par les marchands des navires de la Carrera de Índias, mais aussi par les navires de contrebande15. Parfois les affaires concernent le livre et les imprimés produits dans l’Amérique espagnole, comme au Mexique, et un partenariat s’instaure pour des raisons de survie économique : l’imprimé soutient le commerce pour que les ventes des livres puissent continuer16.

Si la vente des livres et les intermédiaires qui favorisent leur commerce ont compté sur l’action des libraires et imprimeurs d’Espagne, spécialement de Séville – qui reste le centre de redistribution de livres le plus important, du XVIe au XVIIIe siècle –, il faut souligner que plusieurs d’entre eux sont venus en Amérique s’installer dans les capitales des vice-royaumes du Mexique et du Pérou. C’est le cas des imprimeurs de Séville Puebla de los Ángeles et Lima17, et de l’imprimeur cosmographe, porteur du titre de mathématicien acquis à Paris, Heinrich Martin18, né à Hambourg, formé à l’imprimerie à Séville et dans les autres villes d’Espagne, comme Madrid et Tolède. Tous trois ont émigré au Mexique : Heinrich Martin en 1589, année à partir de laquelle il sera « lié de près à l’importation et au commerce de livres » 19. Dix ans plus tard, il a ouvert au Mexique son officine. Rappelons que l’introduction de la typographie dans les villes de Mexico et de Lima s’est effectuée à l’aube de la colonisation, en 1535 et 1584 respectivement. Au début du XVIIe siècle, le Mexique compte quatre imprimeries, celles de Melchor de Ocharte, Pedro Balli, Diego López Davalos et Heinrich Martin20. On reviendra par la suite sur celui-ci ainsi que sur les enjeux des échanges culturels.

En fait, il faut souligner que la présence des imprimés n’était pas une réalité dans toutes les parties de l’Empire espagnol d’Amérique. À Cuba par exemple, malgré les registres consignant l’existence du commerce des livres dans l’île depuis le XVIe siècle, il a fallu attendre 1707 pour voir apparaître le premier imprimé local. L’introduction des livres a lieu à Bogotá en 1739 ; à Santiago du Chili en 1748 ; à Quito en 1760 ; à la Nouvelle-Orléans (espagnole à l’époque) en 1764 ; enfin, à Buenos Aires, en 178021. La situation n’est pas meilleure au Honduras, au Guatemala, au Yucatán et au Vénézuela, où la circulation des livres était réduite. De toute façon, le plus important à retenir, plus que le fait même de l’implantation d’un marché du livre en Amérique, favorisé par l’existence des lecteurs, réside dans « l’élargissement de la structure culturelle américaine et la consolidation d’un marché potentiel de lecteurs » 22 grâce à tous les participants du commerce atlantique du livre.

À l’intérieur de ce panorama retraçant la trajectoire du livre en Amérique, un regard sur la colonie portugaise, le Brésil, s’impose. Au Portugal, comme en Espagne, l’activité typographique était une pratique déjà bien implantée dans la deuxième moitié du XVe siècle, très exactement en 1489, mais elle n’était d’abord exercée, selon Hallewell23, que par les Juifs de Leiria, Tolède et Lisbonne. La conjoncture change en 1497, lorsque Manuel Ier l’Aventurier (Venturoso) introduit les tribunaux de l’Inquisition au Portugal. À la fin du XVIe siècle, Lisbonne compte cinq ateliers de typographie, qui ont nourri le Brésil de livres y compris, selon Ramírez, des livres en castillan : la ville abrite

des typographes tels que Pieter Van Craesbeeck, formé dans les ateliers de Plantin, et qui fonde, dès 1597, une dynastie consacrée à la production des livres imprimés, que ce soit en latin, en portugais ou en castillan24.

Anvers fournit surtout des illustrés.

Dès 1508, la censure inquisitoriale, s’intéresse aux livres et aux imprimés. En 1537, apparaît une législation concernant la demande d’autorisation pour les livres, mais en fait, c’est en 1576 que tous les livres et imprimés sont soumis à un triple contrôle : celui de l’évêque local, celui du Saint Office, c’est-à-dire du tribunal de l’Inquisition, et celui du Desembargo do Paço, qui représentait la Couronne. En 1768, le marquis de Pombal, tout puissant ministre de Joseph Ier, réunit ces trois instances dans la Real Mesa Censória : celle-ci contrôlait l’impression, la vente et la circulation des livres, ce qui a continué malgré les changements postérieurs, la pratique des allers et retours légaux, jusqu’à l’abolition du Saint Office. Ce fait a déterminé le transfert de responsabilité concernant ce sujet au Secrétariat de la Censure du Desembargo do Paço.

À la différence des possessions espagnoles d’Amérique, et des colonies portugaises en Afrique, au Congo et en Angola, en Asie, aux Indes, au Japon et en Chine, la typographie a été prohibée au Brésil tout au long de la période coloniale, malgré les tentatives des jésuites et de l’imprimeur d’origine juive, Isidoro da Fonseca25. Pour ce qui concerne les manuscrits produits au Brésil – et nous verrons qu’il y en a –, si les auteurs voulaient que leurs œuvres soient connues, il étaient obligés de les publier au Portugal, avec la permission nécessaire. Il fallait demander l’autorisation des censeurs pour vendre les livres et pour en acheter26. Comme nous le rappelle Márcia Abreu,

la couronne [portugaise] n’a pas mesuré ses efforts pour contrôler ses sujets. La peur des idées dangereuses poussait les organes de la censure à contrôler non seulement l’envoi des livres dans les colonies d’outre-mer, mais aussi le mouvement des livres entre les villes portugaises, en autorisant ou non leur circulation à l’intérieur du pays27.

Elle souligne aussi que, du point de vue légal, il n’y avait pas, pour les habitants du Brésil, de possibilité d’acquérir et de transporter des livres autres que ceux importés du Portugal après avoir obtenu la permission des censeurs. Ce cadre a changé en 1808, avec le transfert de la cour royale portugaise au Brésil, qui a joué un rôle notable dans la vie culturelle, spécialement à Rio de Janeiro, où les librairies, au nombre de « deux, en 1808, vont passer à cinq en 1809, à sept en 1812 et à douze en 1816 » 28. Après cette date, la couronne installe une Imprensa Régia, (Imprimerie Royale) qui détient le monopole des imprimés, et réalise certains travaux d’imprimerie pour les particuliers et quelques librairies de Rio de Janeiro29. À notre avis, malgré son importance concrète, mais surtout symbolique, dans la chronologie de l’histoire du livre au Brésil, l’Imprimerie royale n’a que peu modifié l’équilibre des publications de livres, qu’il s’agisse de quantité ou de variété : d’une part, l’État a beaucoup occupé les presses en confiant à l’Imprimerie royale la fabrication de livres portant sur les sujets stratégiques pour le Gouvernement, ainsi que les documents législatifs, les affiches, les pamphlets, etc. ; d’autre part, les conditions techniques nécessaires à l’imprimerie font encore largement défaut dans le pays ; enfin, les préférences d’un public de lecteurs qui, par des chemins tortueux, suivait les nouveautés éditoriales européennes.

Ce public, s’il n’était pas très large au vu de la grandeur du territoire, a pourtant compté dans le mouvement des livres et dans les demandes d’autorisation concernant leur envoi dans la seconde moitié du XVIIIe et au début du XIXe siècle, car on lisait beaucoup, surtout à Rio de Janeiro, au Maranhão, à Pernambouc, à Pará, dans le Minas Gerais – en particulier à Villa Rica, mais aussi à Ceará, Espírito Santo, Goiás, Paraíba, Piauí, Rio Grande et São Paulo. Il est important de noter que

le mouvement des livres en direction du Brésil était beaucoup plus intense que dans les villes portugaises et extraordinairement supérieur à celui des autres colonies (…). En cinquante ans environ, les gens ont manifesté plus de 2 600 fois leur intérêt pour l’envoi de livres au Brésil – nombre qui devient encore plus impressionnant si on considère que chacune des demandes sollicitait des autorisations pour expédier des dizaines, parfois des centaines d’œuvres (…). Les documents montrent que, contrairement à ce que l’on peut supposer, la colonie portugaise en Amérique ne méconnaissait pas l’utilité et le charme des écrits30.

Il faut souligner qu’il y avait déjà des lecteurs et des bibliothèques au Brésil au XVIe siècle : il est vrai qu’il s’agissait d’un simple début. Ces bibliothèques étaient notamment constituées de titres classiques appartenant à la culture humaniste latine et à la littérature européenne. Si le « Brésil lecteur » est apparu au XVIe siècle31, le grand changement dans ce domaine s’est produit au XVIIe, avec l’envoi

de livres de sciences naturelles, mathématiques, médecine, droit civil, etc., ce qui a amorcé une croissance substantielle de la création de librairies32.

Donc, comme l’Espagne le faisait pour ses grandes possessions, l’envoi de livres du Portugal vers le Brésil se centrait sur les livres religieux, dévotion, liturgie, théologie, histoire sainte, ainsi sur les classiques, belles lettres, livres professionnels et scientifiques, et, last but not least, gazettes portugaises. Après l’arrivée de la cour portugaise au Brésil, en 1808, les envois de livres, en particulier à Rio de Janeiro, ainsi que le nombre de demandes soumises à la censure ont beaucoup augmenté. Márcia Abreu parle pour cette même année de 3 003 volumes concernant 851 titres. Pour les belles-lettres, elle indique une croissance de 250 %.

Si à l’intérieur du commerce transatlantique le commerce du livre avec les domaines espagnols d’Amérique était l’affaire de professionnels et de spécialistes, ce n’était pas vraiment le cas au Portugal, malgré l’action régulière, non négligeable, des libraires et des gens du livre publiant à Lisbonne, comme la veuve Bertrand, João Francisco Rolland, Diogo Bourgeois, Paulo Martin, entre autres33. Mais l’envoi de livres au Brésil n’était pas nécessairement une affaire de commerçants et il n’y avait pas, dans les contrées lusitaniennes d’Amérique, d’institutions de contrôle comme la Casa de Contratatión ni rien de similaire au partenariat de celle-ci avec la Carrera de Índias (pourtant, la Mesa do Desembargo do Paço avait pour fonction de contrôler les autorisations et la liberté de circulation des livres pour le Brésil, et le trafic entre les ports). La majorité des demandes d’autorisation adressées aux censeurs pour l’envoi de livres au Brésil, demandes qu’on compte par centaines après 1808, venaient, selon Márcia Abreu, de gens ordinaires, prêtres, particuliers et commerçants extérieurs au domaine du livre (58 % des demandeurs). Les libraires n’interviennent que pour 41,5 % des envois. Selon les sources du Desembargo do Paço, qui enregistrait les demandes déposées à Rio de Janeiro, les chiffres sont plus surprenants : 91,5 % de particuliers, contre 8,5 % de libraires. L’auteur en conclut que les libraires n’étaient pas les agents les plus importants agissant au niveau du marché et de la circulation des livres, dans le Brésil colonial34.

Le commerce du livre s’est fait aussi, selon elle, grâce à la collaboration des libraires des deux côtés de l’Atlantique, dont certains n’ont jamais déposé en leur propre nom de demandes auprès des censeurs portugais : il y avait pour cela d’autres libraires et aussi des commerçants en différents produits. La figure des intermédiaires était assez commune dans le panorama du commerce du livre avec Rio de Janeiro, lequel n’a pas manqué de religieux, de commissionnés, d’autorités et de gens de la haute hiérarchie de l’État portugais, ni de libraires, distributeurs et vendeurs embauchés par les libraires et commerçants spécialisés dans le commerce du livre et pratiquant parfois la souscription35. Il y avait donc tout un réseau d’acteurs s’occupant des milliers de livres partant des terres lusitaniennes : selon Márcia Abreu, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, « vingt-trois libraires et commerçants ont travaillé au transport des livres entre le Portugal et Rio de Janeiro jusqu’en 1807 » 36.

Parfois les livres étaient payés par des produits comme le café, le sucre, les pièces de cuir : les marchands de livres écoulaient certains de ces produits, tandis que les commerçants travaillant avec ces produits vendaient aussi des livres, comme dans l’Amérique espagnole. À Rio, les lecteurs pouvaient souvent acheter les livres ailleurs que dans les librairies : dans les pharmacies, les magasins de tissus et ceux d’alimentation (les « secs et mouillés », pour reprendre la désignation portugaise), et même dans les maisons familiales où parfois logeaient les libraires passant par la ville37. Parmi ceux qui exercent le métier de libraire au Portugal, on trouve, comme en Espagne, des étrangers, en particulier des libraires français établis à Lisbonne : la veuve Bertrand, João Francisco Rolland, João Batista Reycend, Jorge Rey, Borel & Cia, et d’autres. Paulo Martins, de Tours, est installé à Lisbonne depuis 1777, et son fils vit à Rio de Janeiro. Le fils de Diogo Bourgeois, João Roberto Bourgeois, est lui aussi à Rio. Entre les libraires français, il y avait, nous signale Diogo Curto, « une collaboration mutuelle, avec l’établissement de liens de famille, d’emprunts et d’affaires » 38. Comme Luiz Carlos Villalta l’a signalé, la présence française était forte dans le commerce du livre au Portugal, soit par la nature des livres mêmes, soit par la présence des libraires, soit en raison de la complicité établie entre les libraires de ces deux pays en vue de la circulation des imprimés et manuscrits interdits par la censure au Portugal39. Selon cet auteur, malgré les efforts de la Real Mesa Censória, qui avait élaboré un Index expurgatoire pour contrôler les entrées et sorties des textes et des livres au Portugal et dans les domaines de l’Empire portugais, et malgré les efforts

des organes de censure, de l’Intendance générale de la Police, et du contrôle sur les hérésies exercé par l’Inquisition, les livres imprimés et manuscrits interdits venus de l’extérieur, surtout de France, sont entrés dans le pays où circulaient aussi des manuscrits et des imprimés prohibés produits au Portugal même.

Les procédures introduites pour la Casa de Revisão, à l’époque de la Real Mesa Censória, obligeant les libraires à déposer les listes des expéditions, n’étaient nullement suffisantes pour arrêter la circulation des livres interdits.

Cette circulation nous place devant le phénomène de la contrebande et des pratiques qu’elle met en œuvre pour faire arriver les livres aux lecteurs. Les libraires, nous rappelle Villalta, utilisaient beaucoup d’artifices pour tromper les censeurs, comme l’importation de livres en feuilles à l’intérieur de livres qui avaient obtenu la permission des autorités de la censure. La reliure, dans ce cas, était faite au Portugal et les couvertures étaient semblables à celles des livres portugais. On cachait aussi des livres au milieu d’autres marchandises ; les notes des livres présentés à la douane oubliaient intentionnellement le nom des livres prohibés ; on utilisait les fausses adresses, les doubles fonds dans les caisses, les simulations de vols sur les navires pour prendre les livres par avance et éviter le contrôle de la douane, etc.

On peut supposer que des choses analogues se sont passées au Brésil, ce qui peut expliquer aussi la forte présence des ouvrages interdits circulant dans la colonie portugaise. Après l’indépendance du Brésil, en 1822, les Français, à côté des Suisses et des Allemands, vont jouer un rôle important sur le marché du livre brésilien, et le Brésil, en particulier Rio de Janeiro, va recevoir des imprimeurs de toutes ces nationalités. Quelques noms ont marqué l’histoire de la lecture et du livre, en raison des avancées qu’ils ont apportées : il s’agit, entre autres, du Suisse Leuzinger, de l’Allemands Laemmert et des Français Bossange, Plancher, Villeneuve, Aillaud et Baptiste-Louis Garnier, qui ont exercé à Rio les métiers de typographe, d’imprimeur, de graveur et de libraire. Si la circulation des livres a été une réalité dans les colonies portugaises et espagnoles d’Amérique, il faut s’interroger sur les enjeux culturels qu’ils ont promus dans l’espace atlantique où se rencontraient des gens du monde entier se déplaçant en fonction du commerce transatlantique et de son rayon d’action désormais mondial.

ACTE SECOND – LES LIVRES DANS L’HISTOIRE ATLANTIQUE : UN OUTIL D’ÉCHANGES TRANSCULTURELS

La conquête de l’Amérique a été une vaste entreprise économique, religieuse, intellectuelle et politique qui a bouleversé la pensée européenne et les rapports de l’Europe avec les autres parties du monde. Le contact avec le Nouveau Monde, les réseaux mis en œuvre, le transit des hommes, des marchandises, des livres, des idées et des valeurs, ont écrit une page capitale de la modernité européenne en construction. Le processus d’européanisation qui a eu lieu dans l’Amérique espagnole et portugaise a exercé une influence sur l’exercice de la domination politique et de la sujétion culturelle, mais il a aussi concerné l’Europe : de nouvelles frontières ont été ouvertes à la connaissance, aux langues, aux croyances, à l’histoire, à la littérature, à la culture, ainsi qu’à la création, tous domaines devenus désormais accessibles aux sujets sociaux de cette histoire grâce aux liaisons réciproques entre le vieux et le nouveau monde. Ces ouvertures frontalières ont permis

le transfert, le dialogue entre des univers apparemment incompatibles, en élaborant des médiations souvent insolites, en contribuant ainsi à leur articulation et à l’imperméabilisation de leurs frontières40.

Les sociétés de l’Amérique et de l’Europe ont, avec les hommes et les livres, participé ensemble à une même aventure, celle de la circulation de l’expérience humaine à travers le transit, les migrations entre Europe, Amérique, Afrique et Asie, ce qui leur a aussi permis de connaître l’existence de mondes, de cultures, de manières de vivre qui n’étaient pas restreints à l’Europe et à l’Amérique.

Quelques-uns ont vécu directement le contact interculturel à travers le déplacement d’un lieu à l’autre du globe, d’autres à travers le contact avec les individus, les livres, les pratiques culturelles, les croyances ou les institutions. Ils ont pu, pour cela, compter sur des agents de contact variés : marchands, missionnaires, chroniqueurs, libraires, imprimeurs, auteurs et traducteurs, marins, aventuriers, esclaves, indigènes et métis. Contrairement à ce que certains pourraient penser, les communications et les échanges n’ont pas suivi une route en sens unique : ces dernières années, l’affirmation de la grandeur d’une tradition littéraire en Amérique espagnole ainsi que la reconnaissance des « constructions érudites et originales des premières générations d’écrivains espagnols, créoles, métis, indigènes, de l’époque des vice-royaumes » 41 est devenue une référence communément admise. Et peut-on ajouter, il en va de même pour la colonie portugaise d’Amérique, et pas seulement dans le domaine littéraire : dans la théologie, en histoire, dans les sciences naturelles, la cosmographie et l’ethnographie, d’importantes contributions ont participé au transfert des connaissances et au mélange des cultures, toutes avancées qui ont trouvé dans les livres les voies privilégiées du transit transculturel.

Dans le domaine de la littérature, un ouvrage est devenu le symbole du transit culturel mais surtout de l’actualité des lectures faites dans le Nouveau Monde en symbiose avec l’Europe : Don Quichote de la Manche, de Cervantès. Si les chiffres concernant les envois et l’arrivée des exemplaires en Amérique espagnole sont controversés42, il est certain que, l’année de sa publication en Espagne (1605), des centaines d’exemplaires en ont été expédiés à Lima, à Cuzco, au Mexique, à Carthagène, et même à Saint-Domingue43, région plus périphérique de l’Empire en Amérique. En fait, cet ouvrage, qui a aussitôt conquis les faveurs des lecteurs, a été bien diffusé aux XVIIe et XVIIIe siècles en Amérique. Sa circulation montre le rôle des commerçants, tel Juan de Sarriá, également éditeur à Alcalá de Henares, qui a envoyé en Amérique les exemplaires du Quichote par l’intermédiaire de son fils et de son associé au Pérou, Miguel Mendéz, lequel, avec le fils de Sarriá, les a réceptionnés et fait distribuer. Par bateau ou à dos de mules, les aventures de Don Quichote ont été diffusées en Amérique en compagnie d’autres ouvrages de Cervantès et d’auteurs du Siècle d’Or espagnol, comme Caldéron de la Barca. De même les romans de chevalerie, dont le celébre Amadis de Gaule de Rodrigo de Montalvo, les textes, en vers et prose, et surtout les comédies de Lope de Vega, les livres de la Renaissance, la Celestina de Fernando de Rojas, la poésie épique espagnole et américaine, les pièces de théâtre, etc.

Les ouvrages de littérature faisaient aussi la joie de beaucoup de lecteurs au Brésil où, malgré la censure44, ont circulé des titres comme les Lettres d’Abélard et Héloïse, Don Quichote de la Manche, les Fables de La Fontaine, les Aventures de Télémaque, l’Histoire de Gil Blas, de Santillane, les Lettres persanes de Montesquieu, Candide de Voltaire, Guillaume Tell, Robinson Crusoe de Daniel Defoe, Plutarque pour la jeunesse, Marília de Dirceu de Thomás Antonio Gonzaga, les Œuvres de Boccace, Boileau, Molière, Corneille et Racine…

Si l’Amérique lisait ces auteurs, en Espagne et au Portugal, on publiait et lisait Inca Garsilazo de la Vega et le poème épique La Florida del Ynca, sorti en 1605, l’année même de la premiére édition de Don Quichote. Cet ouvrage fait partie d’une liste de livres envoyés en 1621 à un marchand de Carthagène. Il en est de même pour les poètes, tel l’auteur créole Juana Inés de la Cruz, du Mexique, Cláudio Manoel de Costa, Frère José de Santa Rita Durão, Thomás Antonio Gonzaga, du Brésil, Père Diego de Hogeda, du Pérou, entre autres. Tous ces auteurs ont soit reçu une formation en Europe, comme Cláudo Manoel da Costa et Thomás Antonio Gonzaga, qui ont fait des études juridiques à Coïmbre, soit été formés dans les ordres religieux, à l’exemple de Juana Inés de la Cruz, José de Santa Rita Durão et Diego de Hogeda. Pour d’autres, c’est par l’intermédiaire de religieux que s’est produit le contact, en Amérique ou en Europe, avec les traditions de la pensée européenne. C’est le cas de l’écrivain Garsilaso de la Vega45 : fils d’une princesse Inca et d’un conquérant espagnol, il est parti en Espagne après avoir reçu une éducation raffinée au Pérou, et a fréquenté les cercles des intellectuels humanistes à Séville et à Cordoue. Presque identique est l’histoire de Frère José de Santa Rita Durão, poète, précurseur de la littérature indianiste au Brésil : après des études au collège jésuite de Rio de Janeiro et chez les augustins, il étudie la théologie et la philosophie à l’université de Coïmbre. Il faut souligner, à propos de Juan Inés de la Cruz, la richesse de ses expériences : autodidacte, elle a appris le latin, le portugais, le nahuatl, et s’est faite lectrice des classiques grecs et latins avant d’entrer dans un ordre religieux. Diego de Hojeda, docteur en théologie né à Séville et arrivé très tôt au Pérou, où il est devenu dominicain, a écrit le poème épique La Cristiada, publié à Séville en 1616 et qui l’a consacré aussi comme un des grands écrivains du Siècle d’Or.

En ce qui concerne les poètes Cláudio Manoel da Costa et Thomás Antonio Gonzaga, ce dernier né au Portugal mais élevé au Brésil, ils ont connu l’engagement politique et la condamnation en participant, au XVIIIe siècle, au plus important mouvement d’opposition à la Couronne portugaise pendant l’époque coloniale, la Inconfidência Mineira. Leurs bibliothèques privées, ainsi que celles des autres membres de ce mouvement, sont encore aujourd’hui un objet d’étude, à cause des polémiques autour de leurs lectures de Machiavel, Rousseau, Voltaire, l’abbé Raynal et l’abbé Mably, et de l’inspiration qu’ils ont puisée dans les idées des Lumières46. Les poèmes de Thomás Antônio Gonzaga ont eu, entre 1792 et 1800, quatre éditions à Lisbonne dont l’une s’est vendue à 2 000 exemplaires47. Même si le succès de ces ouvrages n’était pas toujours comparable, ils montrent bien la circulation à double sens des idées et des produits de l’imprimerie, et surtout le rôle transculturel des livres. D’une part, on vérifie la présence, dans le style et dans les références intellectuelles, des canons de la pensée occidentale ; mais la plupart de ces produits intellectuels ont pris comme sujets les références culturelles, politiques et sociales des colonies, qu’ils transforment en objet de connaissance pour les autres lecteurs, européens ou non : lectures et idées ont été partagées et ont laissé les traces d’un monde dans l’autre.

L’imprimeur et cosmographe Heinrich Martin est un exemple à la mesure de ce que nous avons essayé de montrer. Il s’est installé au Mexique où, explique Serge Gruzinski48, il rédige un traité scientifique, le Repertório de los Tempos (Répertoire des temps), publié en 1606 dans son imprimerie et grâce auquel il fait circuler des connaissances touchant l’astronomie, l’astrologie, la cosmographie, et l’histoire, en utilisant le modèle des répertoires – par exemple, l’histoire ne l’intéresse que par les confirmations qu’elle apporte à des prévisions.

En tant que cosmographe royal, titre qu’il a obtenu de la couronne de Castille, Martin devait remplir des charges d’enseignement. Porteur d’une vision élargie du monde, typique, selon Gruzinski, du « désir de savoir » des hommes du XVIe siècle, et bon connaisseur du Thêatre du Monde d’Abraham Ortelius sorti en 157049, il a pratiqué, dans son Repertorio, une inversion de la perspective : si Ortelius prenait comme point de repère de son regard sur le monde la ville d’Anvers et la région du Brabant, Heinrich utilise d’autres références, à savoir le Mexique et la Nouvelle Espagne. Ce sur quoi insiste la lecture de Gruzinski :

Mieux qu’une carte du monde, le tableau de Heinrich Martin confronte le lecteur à la dimension planétaire de la domination espagnole (…). Le point de vue est ici mexicain et le répertoire des cités du monde massivement américain : le Mexique est représenté par trente-deux localités, l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale par trente-cinq, dont trois pour le Brésil et cinq pour les Caraïbes, alors que seules seize villes représentent l’Espagne et moins d’une douzaine l’Asie. Heinrich Martin parvient ainsi à définir un point de vue qui allie le local – le méridien de Mexico – à l’universel en s’ancrant solidement sur le continent américain. Une révolution silencieuse par rapport au biais européocentrinque des atlas et des traités du Vieux Monde50.

Pour y parvenir, Martin a exploité les anciennes traditions mexicaines, notam- ment concernant l’astronomie. Il a aussi profité de la disponibilité, au Mexique, de savoirs concernant les mathématiques, l’astronomie, la cosmographie et la navigation, par le biais d’ouvrages importés par les commerçants et les libraires, et accessibles dans les bibliothèques des « cloîtres des ordres mendiants, à l’université et chez les jésuites » 51. Parmi ces titres figurent les traités de cosmographie et d’astronomie de l’Antiquité, dont l’Almageste de Ptolémée, mais aussi le livre de Copernic, La Révolution des sphères célestes. Nonobstant son adhésion aux théories géocentristes, Heinrich avait à sa disposition un des titres les plus importants du canon héliocentriste, ce qui contraste avec ses bonnes relations avec le Saint Office. Ce savant allemand, cosmographe du roi d’Espagne, libraire et imprimeur au Mexique, a certes assisté à l’expansion de l’Empire catholique espagnol vers le Pacifique et vers l’Atlantique Sud, ce qui a déterminé sa vision « continentale et maritime », écrit Gruzinski, mais il n’a pas oublié le passé du Mexique et n’a pas méprisé les sources préhispaniques, chroniques, calendriers et annales des Indiens. Il a présumé que l’histoire des Indiens relevait du même schéma explicatif que l’histoire européenne, et qu’elle était toujours précédée, dans le cas des catastrophes, de signes et de prédictions astrologiques – comme le confirme l’arrivée des Espagnols dans le Nouveau Monde, arrivée que les Mexicains avaient prédite. Gruzinski souligne ainsi le fait que Heinrich Martin avait accompli une seconde inversion en renversant l’ethnocentrisme de l’historiographie européenne.

Les livres d’histoire et d’histoire naturelle, de médecine et de géographie ont été aussi d’importants instruments de connaissance, partagés d’une rive à l’autre, et le vecteur des échanges transculturels dans le domaine scientifique. Nous avons vu, avec le cas de Heinrich Martin, que beaucoup de bibliothèques possédaient au Mexique les nouveautés scientifiques européennes. L’Espagne et le Portugal, nous le savons, envoyaient dans l’Amérique espagnole et portugaise les textes scientifiques de l’antiquité et du monde moderne, et ceux qui n’étaient pas autorisés sont arrivés en contrebande. À titre d’exemple, on cite le naturaliste brésilien José Vieira Couto52, né au Tejuco, où la couronne portugaise exploitait les diamants, qui a été formé en philosophie à Coïmbre et dont la bibliothèque possédait des ouvrages variés de physique, mathématique, histoire naturelle, médecine, droit, arts, politique, philosophie, histoire, littérature, sans compter des grammaires et des dictionnaires : sur ces 232 titres (601 volumes), la plupart avaient « des liaisons directes avec l’exercice de la médecine et les domaines de la connaissance sous-jacents aux études de la nature, avec l’accent mis sur la minéralogie et la chimie » 53. De même, le frère brésilien Mariano da Conceição Veloso a dirigé, à Lisbonne en 1799-1801, la célèbre typographie de l’Arco do Cego, et rassemblé un groupe d’auteurs brésiliens pour produire et publier des livres techniques, dans de les domaine de l’agriculture, de la médecine, de l’histoire naturelles, des sciences nautiques, etc. 54

Pour revenir à l’ensemble de l’Amérique, il faut souligner que plusieurs des livres en circulation étaient des titres écrits en Amérique et publiés, soit au Portugal, soit en Espagne, et qu’ils ont laissé de remarquables contributions scientifiques propres à élargir la connaissance des Européens sur le Nouveau Monde, pour les thèmes suscitant l’intérêt des conquérants mais aussi s’agissant des phénomènes de toutes sortes susceptible d’attirer l’attention. Ainsi de traités de médecine tropicale écrits au Brésil et publiés à Lisbonne, comme le Tratado único das bexigas e do sarampo (Traité unique des vessies et de la rougeole), de Simão de Pinheiro Mourã, en 1683 ; le Tratado Único da Constituição Pestilencial de Pernambuco (Traité unique de la constitution pestilentielle de Pernambouc), qui porte sur la première épidémie de fièvre jaune survenue en 1685 en Amérique du Sud, de João Ferreira da Rosa, en 169455 ; ou encore les Frutas do Brasil (Fruits du Brésil), du frère augustin d’origine portugaise Antônio do Rosário, œuvre qui décrit les fruits brésiliens et leurs différentes propriétés, notamment curatives, en mettant l’accent sur les qualités de la nature brésilienne, exubérante et quasi divine (1702). Cet ouvrage a été considéré comme le précurseur du nativisme brésilien56.

De même, on trouve dans le domaine de la chronique et de l’histoire des titres écrits et publiés, soit en Amérique, soit en Espagne et au Portugal, par des écrivains qui ont vécu une partie de leur vie ou leur vie entière, en Amérique, et qui ont pris les colonies comme sujet d’étude en les abordant sous des angles divers. En 1576, Pedro de Magalhães Gândavo publie à Lisbonne l’História da Província de Santa Cruz, a que vulgarmente chamamos Brasil et, en 1573, Gabriel Soares de Souza écrit son Tratado descritivo do Brasil, lequel sera publié au Brésil au XIXe siècle. Tous deux d’origine portugaise, ils ont pris, dans leurs ouvrages, le Brésil comme sujet, apportant des informations et des descriptions minutieuses de la terre brésilienne, de sa géographie physique et de ses richesses, et réservant une attention spéciale aux aspects ethnographiques relatifs aux peuples indigènes. En 1590 sort au Mexique l’Histoire naturelle et morale des Índes de José de Acosta, texte qui a rencontré, selon Gruzinski, un grand succès et a « connu des traductions dans toutes les langues de l’Europe » 57.

En 1609, soit trois ans à peine après la publication du Repertorio de Heinrich Martin, paraît le célèbre ouvrage de Inca Garcilaso de la Vega, Comentários Reales, une description pour laquelle l’auteur s’efforce de faire ressurgir les traces de la civilisation des Andes. En 1627 sort ce qui est aujourd’hui considéré comme la première histoire du Brésil, de Frère Vicente Salvador : les variantes de ce manuscrit58 circulaient partout, mais il a fallu attendre plus d’un siècle pour qu’il soit édité, et il n’a pu réellement toucher le public qu’au XIXe siècle. En 1663 paraît, sous forme de livre, la Crônica da Companhia de Jesus do Estado do Brasil, du Frère Simão de Vasconcelos, dont l’introduction, censurée, a été publiée séparément en 1668 sous le titre de Notícias Curiosas e Necessárias das Cousas do Brasil. En 1730, c’est le livre de Sebastião da Rocha Pitta, História da América Portuguesa, tenu par la plupart des historiens brésiliens pour la première histoire imprimée du Brésil. En 1761 enfin, c’est l’Orbe Seráfico Novo Brazílico ou Crônica dos Padres Menores da Provícina do Brasil du Frère franciscain Antônio de Maria Jaboatão, dont les ouvrages sont imprimés à Lisbonne depuis 1751.

Tous ces livres écrits par des membres des ordres religieux nous rappellent que l’évangélisation a représenté un terrain commun partagé par les colonisa- teurs espagnols et portugais, avec les répercussions que l’on sait sur les sociétés du Nouveau Monde, et un terrain assez propice aux échanges interculturels utilisant le livre comme support. Il faut toujours se souvenir que les routes empruntées par les livres ont aussi été des routes commerciales et des routes missionnaires. Si les missionnaires de l’Amérique hispanique et portugaise ont permis la consolidation du pouvoir colonial tout en soutenant l’expansion de la chrétienté, ils se sont aussi faits acteurs des transformations et des échanges culturels entre l’Ancien et le Nouveau Monde. En fait, l’un et l’autre, pouvoir colonial et pouvoir missionnaire, sont parvenus à participer à ce que Mary Louise Pratt appelle la création d’une « conscience planétaire » 59 chez les Européens et les habitants de l’Amérique, indigènes, noirs et métis.

Les actions d’enseignement, les pratiques d’édition et de lecture qui ont été à l’origine de la publication d’importants manuscrits et de l’installation de riches bibliothèques, les relevés ethnographiques et les travaux de linguistique, y compris les traductions, toutes ces actions ont donné aux missionnaires une position qu’il convient de caractériser par son accès direct à la culture et par l’influence qu’ils ont exercée dans les communautés sans culture écrite aussi bien que dans les communautés lectrices. Ils ont fourni aux deux catégories de public des formes d’accès à la culture pour l’un, et d’accès à autrui pour l’autre, ainsi que des modes d’accommodement entre eux.

Plusieurs descriptions de l’Amérique sont dues aux ordres religieux, qui se sont aussi engagés dans l’apprentissage et la traduction des langues indigènes, et dans l’enseignement du portugais. Au Brésil, les jésuites Manoel da Nóbrega et José de Anchieta ont essayé de systématiser les façons d’utiliser les langues dans un but de conversion en les uniformisant par la création d’une « langue générale » ayant comme référence, d’une part, l’idiome tupi, et de l’autre, les canons de la grammaire latine : l’objectif était de faire face à la diversité dialectale, et de s’adapter aux usages et à la culture des indigènes60. L’ouvrage A Arte da Gramática da Língua mais usada na Costa do Brasil (L’Art de la grammaire de la langue la plus utilisée sur la côte du Brésil) de José de Anchieta a été publié en 1595, mais il circulait déjà depuis 155661, et le Catecismo na Língua Brasílica (Catéchisme en langue brésilienne) l’a été en 1618. En 1621, la Compagnie de Jésus sort une Grammaire de la langue Tupi. Toutes ces tentatives d’acculturation linguistique62 ont exigé « un effort pour pénétrer l’imaginaire de l’autre » 63, nous rappelle Bosi, pour qui « acculturer, c’est aussi traduire ». Les missionnaires ont ainsi été confrontés à la rencontre de différentes sphères symboliques qui leur ont permis d’accéder à la connaissance des sociétés indigènes et de prendre conscience de leur éloignement d’avec la perspective eurocentrique qui était la leur ; d’où le conflit avec « la conscience cultivée européenne » (Bosi) et avec l’État portugais, « cassure » née de la collaboration des ecclésiastiques avec les peuples indigènes. Ce n’est pas par hasard si le marquis de Pombal, au cours de sa confrontation avec la Compagnie de Jésus, a fait prohiber en 1758 l’utilisation de la « langue générale » inventée par ces missionnaires qui étaient ses rivaux.

Même si on ne peut pas séparer l’intérêt ethnographique et le travail de conversion, il est évident que l’ouverture culturelle que les missionnaires ont expérimentée a été répandue par les nouvelles possibilités de communication entre l’élite administrative, les colons, les voyageurs et les indigènes, et qu’elle a attiré le regard sur la culture des peuples américains en dehors du monde ibérique. Le livre du P. Fernão Cardin, par exemple, illustre ce que nous venons d’affirmer : Cardin a vécu à Bahia et à Rio, et a écrit en 1584 les Tratados da Terra e da Gente do Brasil (Traités de la terre et des peuples du Brésil), dans lequel il nous transmet des informations ethnologiques remarquables sur les coutumes indigènes. L’ouvrage a été édité pour la première fois en Angleterre en 1625, selon Curto64, dans la collection des récits de voyage de Samuel Purchas, le continuateur de Richard Hakluyt et de ses Principal Navigations : le manuscrit de Fernão Cardin a ainsi abandonné le chemin de Lisbonne et de la publication dans la capitale portugaise.

On peut citer aussi d’autres mouvements transculturels, comme la présence des métis qui, ayant acquis une formation érudite dans les ordres religieux, maîtrisaient le latin et tous les canons de la culture occidentale : ils ont, eux aussi, publié dans les grands centres de la culture et de l’imprimé européens, comme les franciscains mexicains Diego Valadés et Pedro Juan Antonio65. Le premier rédige une Rhetórica Christiana, publiée en 1579 à Pérouse avec le soutien de la papauté, et qui porte sur l’évangélisation et les missions. Le second a quant à lui publié à Barcelone en 1574 une grammaire latine, Arte de la Lengua Latina.

ACTE FINAL

Pour conclure, superposons le passé au présent pour retrouver l’ouverture de ce texte, les pérégrinations du livre dans l’espace atlantique et son évolution en Amérique latine. Je vais donc évoquer un homme, un aventurier du XVIIIe siècle, le Portugais Simeão de Oliveira e Souza66, et parler du piratage des livres au Pérou au XXIe siècle.

Simeão est né à Lisbonne, il a étudié au collège des jésuites puis est parti à 17 ans à Rio, où il a débuté un véritable périple religieux et culturel. Après Rio, il est à la colonie de Sacramento, puis se rend à Buenos Aires et à Córdoba, où il revêt l’habit franciscain, qu’il délaissera ensuite pour différents autres habits dans diverses parties de l’Amérique latine, et parfois pour retrouver la condition séculière. C’est ainsi qu’il est passé par Salta, Potosi et Charcas au Pérou, par le Chili, où il a pris l’habit dominicain des Mères des Alcercers de Saint-Jean de Dieu, puis, de nouveau, l’habit franciscain. Arrêté pour apostasie au Pérou, il peut pourtant rentrer à Lisbonne, où il se marie. Après quoi, l’aventure recommence. Ses voyages le conduisent à l’île du Cap-Vert et à Madère, à Argel, etc. Bref, il a porté seize noms différents, a été franciscain, dominicain, augustin, presbytérien, s’est déclaré luthérien et juif ; il a dit des messes, écouté les fidèles en confession, accumulé les lectures de textes religieux et élaboré une cosmologie religieuse en mélangeant – dans une structure chrétienne – des aspects de l’hindouisme, du judaïsme et du protestantisme. Il a été arrêté trois fois par l’Inquisition et condamné à l’exil en Inde et en Angola. À la fin de sa vie, à Lisbonne, il gagnait sa vie comme professeur de latin, et il diffusait ses idées. Son histoire est très révélatrice des mobilités géographiques de l’époque à l’intérieur des espaces coloniaux, ainsi que des transferts et des synthèses interculturelles que les livres et les voyages ont favorisés dans des contextes variés.

Selon Adriana Romeiro, Simeão (comme plusieurs figures de son époque) croyait, en raison de son expérience de la diversité culturelle et religieuse, que « toutes les croyances avaient la même valeur ». Il a donc soutenu avant la lettre la tolérance religieuse en relativisant l’importance et la hiérarchie des cultures. Les espaces de liberté que ce genre de personnage a trouvés, à partir du XVIe siècle, dans le cadre de l’expansion ibérique, ont traversé, de différentes manières, les siècles suivants, et ils ont continué à abriter différents groupes et communautés culturelles en Amérique latine, après les indépendances du XIXe siècle, en se combinant à des enjeux culturels que l’on pourrait à la limite qualifier de pervers. Les livres et le marché du livre ne sont pas restés en dehors de ces enjeux, qui traduisent bien la manière dont les anciennes pratiques peuvent être renouvelées.

Le piratage des livres aujourd’hui au Pérou est l’exemple emblématique des chemins suivis par des livres qui, en Amérique latine, permettent de nouvelles expérimentations culturelles, liées aux nouvelles réalités de la mondialisation et aux défis économiques engendrés par les formes de globalisation. L’industrie du piratage des livres représente aujourd’hui au Pérou 40 % de la production éditoriale du pays67. Elle pèse 52 millions de dollars, produit (à des tirages et retirages de mille exemplaires) à un coût trois fois moindre et vend trois fois plus que le marché régulier. Elle emploie beaucoup plus que l’industrie « officielle », et ses profits équivalent à la totalité du profit de toutes les maisons d’édition. Il y a, partout dans les banlieues de Lima, de petits ateliers d’imprimerie qui sortent des livres avec un matériel bon marché, et qui les diffusent sur le marché noir à un prix diminué des deux-tiers. Ces volumes sont vendus partout par des colporteurs : un grand marché de Lima, connu comme le « Paradis des livres », accueille les lecteurs dans 250 baraques de vendeurs et revendeurs de livres. Parfois, les couvertures n’ont pas de rapport avec leur contenu, et les textes d’un auteur portent un autre nom, plus renommé. C’est un commerce de bestsellers provenant de la littérature mondiale.

Nous ne somme pas loin de M. Todd qui, isolé dans son paradis exotique, le transforme en îlot du capitalisme, assurant par tous les moyens l’accès de tous, même les plus isolés, au monde des livres.

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1 Voir la version en portugais (brésilien), Evelyn Waugh, Um Punhado de Pó, São Paulo, Cia das Letras, 1987.

2 Ibid., p. 282.

3 Ibid., p. 283.

4 Ibid., p. 284.

5 Voir Pedro J. Rueda Ramírez, « El Comercio del livro em La Carrera de Índias », dans Antonio Castilho Gómez, Libro y Lectura em la Península Ibérica y América. Siglos XIII a XVIII, Salamanca, Junta de Castilla y León, Consejéria de Cultura Y Turismo, 2003, p. 207. Ce texte nous a beaucoup aidée, surtout pour la question du trafic des livres entre l’Espagne et ses colonies d’Amérique, de même que, du même auteur : Negócio e intercambio cultural : el comercio de libros con América en la Carrera de Indiass (siglo XVII), Sevilla, Diputación de Sevilla, Universidade Sevilla, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, Escuela de Estudios Hispano-Americanos, 2005.

6 Pedro J. Rueda Ramírez, Negócio e intercambio cultural, ouvr. cité, p. 190.

7 Irving A. Leonard, Los Libros Del Conquistador, México, FCE, 2006.

8 Sur ce sujet voir Pedro J. Rueda Ramírez, Negócio e intercambio cultural, ouvr. cité.

9 Ibid., p. 192.

10 Ibid., p. 96.

11 Ibid., p. 193.

12 Ibid., p. 122.

13 Ibid., p. 216.

14 Pour une lecture inverse de la vitalité culturelle au Pérou, voir Pedro M. Guibovich Pérez, Censura, livros e inquisición en el Peru Colonial, 1570-1754, Sevilla, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, Escuela de estudios Hispano-Americanos, Universidad de Sevilla, Diputacíon de Sevilla, 2003.

15 Pedro J. Rueda Ramírez, Negócio e intercambio cultural, ouvr. cité, pp. 139-140.

16 Emma Rivas Mata, « Impressores y Mercadores de libros en la ciudad de México, siglo XVIII », dans Carmen Castañeda, dir., Del Autor al Lector. Historia del Libro em México, México, CIESAS, 2002, pp. 71-102.

17 Del Autor al Lector, ouvr. cité, p. 98.

18 Serge Gruzinski, Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et Islam à l’orée des Temps Modernes, Paris, Seuil, 2008, pp. 23-30.

19 Ibid., p. 95.

20 Voir Francisco La Maza, Enrico Martínez, cosmógrafo, e impressor de Nueva España, México, Secretaria de Educación Pública, 1943 (UNAM, 1989), p. 14. Serge Gruzinski, Quelle heure est-il là-bas ?, ouvr. cité, p. 27.

21 Laurence Hallewell, O Livro no Brasil. Sua História, São Paulo, T. A. Queiróz, EDUSP, 1985, pp. 12-13.

22 Pedro J. Rueda Ramírez, Negócio e intercambio cultural, ouvr. cité, p. 102.

23 Laurence Hallewell, O Livro no Brasil, ouvr. cité, pp. 1-23.

24 Pedro J. Rueda Ramírez, Negócio e intercambio cultural, ouvr. cité, p. 101.

25 Pedro J. Rueda Ramírez, Negócio e intercambio cultural, ouvr. cité, pp. 10 et 14-29. Voir aussi sur ce sujet, Rubem Borba Moraes, O Bibliófilo Aprendiz, São Paulo, Cia Nacional, 1965, p. 191.

26 Il y a des informations, non vérifiées, concernant l’existence d’une librairie à Rio pour les besoins de la famille royale portuguaise : Rubem Borba Moraes, Livros e Bibliotecas no Brasil Colonial, Rio de Janeiro, Livros Técnico e Científicos, São Paulo, Secretaria de Cultura, Ciência e Tecnologia, 1979, pp. 57-60 : id., O Bibliófilo Aprendiz, São Paulo, Cia Nacional, 1965.

27 Márcia Abreu, Os Caminhos dos livros, Campinas, São Paulo, Mercado de Letras, ABL, FAPESP, 2003, p. 23 : dans cette partie de notre texte, nous avons beaucoup suivi son livre et utilisé ses précieuses informations. De même Rubem Borba Moraes, Livros e Bibliotecas no Brasil Colonial, ouvr. cité.

28 Laurence Hallewell, O Livro no Brasil. Sua História, ouvr. cité, p. 33.

29 Sur l’action de la Imprensa Régia, voir Laurence Hallewell, O Livro no Brasil. Sua História, ouvr. cité, pp. 34-40. Et : « A Impressão Régia no Rio de Janeiro : Origens e Produção », dans Rubem Borba Moraes, Ana Maria de Almeida Camargos, Bibliografia da Impressão Régia do Rio de Janeiro, São Paulo, EDUSP, Kosmos, 1993.

30 Márcia Abreu, Os Caminhos dos livros, ouvr. cité, p. 27.

31 Jorge Araújo, « De Souza. Perfil do Leitor Colonial. Artes e Literatura », dans Revista de Cultura e Vozes, Petrópolis, 1989, no 4, pp. 430-457.

32 Voir Álvaro de Araújo Antunes, Espelho de Cem Faces. O Universo Relacional de um Advogado Setencentista, São Paulo, Annablume, PPFH/UFMG, 2004, p. 85. Voir aussi, en ce qui concerne le Minas Gerais, Luís Carlos Vilallta, Reformismo Ilustrado, censura e práticas de leitura : usos do livro na América Portuguesa, São Paulo, USP, 1999 (thèse de doctorat en histoire).

33 Márcia Abreu, Os Caminhos dos livros, ouvr. cité, pp. 140-156. Sur ce sujet et sur la présence du livre, sa distribution, sa consommation, etc. dans le Brésil colonial, voir aussi, Maria Beatriz Nizza da Silva, « Livro e Sociedade no Rio de Janeiro (1808-1821) », dans Revista de História, São Paulo, 1973, no 94, p. 441-457. Maria Beatriz Nizza da Silva, Cultura e Sociedade no Rio de Janeiro (1808-1821), São Paulo, Cia. Editora Nacional, 1978. Maria Beatriz Nizza da Silva, O Império luso-brasileiro (1750-1822), Lisboa, Ed. Estampa, 1986.

34 Márcia Abreu, Os Caminhos dos livros, ouvr. cité, p. 156.

35 Voir aussi Maria Beatriz Nizza da Silva, « Livro e Sociedade no Rio de Janeiro (1808-1821) », art. cité.

36 Márcia Abreu, Os Caminhos dos livros, ouvr. cité, p. 115.

37 Ibid., p. 156.

38 Luíz Carlos Villalta, « Os livreiros, os “livros” proibidos e as livrarias em Portugal, sob o olhar do Antigo Regime (1753-1807) », dans Lúcia Bastos Pereira das Neves, éd., Livros e impressos : Retratos dos Setecentos e dos Oitocentos, Rio de Janeiro, EDUerj, FAPERJ, 2009, pp. 223-268.

39 Ibid. Luíz Carlos Villalta, « Romances e leituras proibidas no mundo luso-brasileiro (1740-1800) », dans Márcia Abreu, éd., Trajetórias do romance : circulação, leitura e escrita nos séculos XVIII e XIX, à paraître.

40 « Présentation », dans Berta Ayres Queja, Serge Gruzinski, éd., Entre Dos Mundos. Fronteras Culturales y Agentes Mediadores, Sevilla, Escuela de Estudios Hispano-Americanos, 1997, p. 10. Voir aussi Serge Gruzynski, Nathan Wachtel, Le Nouveau Monde, Mondes nouveaux. L’expérience américaine, Paris, Éd. Recherches sur les Civilisations, Éd. de l’EHESS, 1996. Ruiz Manoel Loureiro, Serge Gruzinski, éd., Passar las Fronteiras. Actas do II Colóquio Internacional sobre mediadores culturais, Lagos, Centro de Estudios Gil Eanes, 1999. Louise Bénat Tachot, Serge Grunzinski, Passeurs Culturels. Mécanismes de métissage, Paris, Éd. de la MSH, Presses universitaires de Marne-la-Vallée, 2001.

41 Rolena Adorno, « Introduction », dans Irving A. Leonard, Los Libros del Conquistador, 2e éd., México, FCE, 2006, p. 37.

42 Irving A. Leonard, Los Libros del Conquistador, ouvr. cité, pp. 356-395. Francisco Rodriguez Marìn, El Quixote y Don Quixote em América, Madrid, 1911. José Montero Reguera, « La recep- ción del Quixote en Hispanoamérica (siglos XVII al XIX) », dans Cuaderrnos Hispanoamericanos, 1992, no 500, pp. 135-140. Pedro J. Rueda Ramírez, Negocio e Intercambio Cultural : el comercio de libros com América em La Carrera de Índias (siglo XVII), ouvr. cité, pp. 233-236. Carlos Alberto González Sánchez, « El livro y la Carrera de Índias : Registros de Ida de Navíos », dans Archivo Hispalense, 1989, no 220, pp. 93-103. Il existe même des hypothèses concernant l’envoi en Amérique espagnole de la toute première édition du Quichote, future troisième partie du volume.

43 Selon Pedro J. Rueda Ramírez, Negocio e Intercambio Cultural, ouvr. cité, p. 141.

44 Voir Luíz Carlos Villalta, « Os livreiros, os “livros” proibidos e as livrarias », art. cité, pp. 223-268. Voir aussi Luíz Carlos Villalta, « Romances e leituras proibidas no mundo luso-brasileiro (1740-1800) », dans Trajetórias do romance, ouvr. cité ; Márcia Abreu, Os Caminhos dos livros, ouvr. cité.

45 Sur ce sujet, voir Carmen Bernand, Un Inca platonicien, Garcilso de la Veg, Paris, Fayard, 2006.

46 À propos de bibliothèque d’un des participants du mouvemment confisquée par les autorités de la Couronne portugaise, voir Eduardo Frieiro, O Diabo na Livraria do Cônego, Belo Horizonte, São Paulo, Itatiaia, Ed. USP, 1981. Pour les interprétations contraires à la thèse de l’inspiration tirée des idées françaises des Lumières, voir João Pinto Furtado, O Manto de Penélope. História e Memória da Inconfidência Mineira 1788-9, São Paulo, Cia das Letras, 2002.

47 Laurence Hallewell, O Livro no Brasil, ouvr. cité, p. 23.

48 Dans cette partie, à propos d’Heinrich Martin, nous avons utilisé le livre tout à fait fascinant de Serge Grunzinski, Quelle heure est-il là-bas ?, ouvr. cité.

49 Le Thêatre du Monde a été le premier atlas imprimé et « a marqué un tournant décisif dans l’histoire de la représentaion du globe » (Gruzinski, Quelle heure est-il là-bas ?, ouvr. cité, p. 87).

50 Gruzinski, Quelle heure est-il là-bas ?, ouvr. cité, p. 96.

51 Ibid., p. 64.

52 Júnia Ferreira Furtado, « Sedição, heresia e Rebelião nos Trópicos : a Biblioteca de do Naturalista José Vieira Couto », dans Eliana de Freitas Dutra, Jean-Yves Mollier, Política, Nação e Edição. O Lugar dos Impressos na Construção da Vida Política, São Paulo, Annablume, 2006, pp. 69-86.

53 Júnia Ferreira Furtado, « Sedição, heresia e Rebelião nos Trópicos », art. cité, p. 75.

54 Caio César Boschi, « Política e Edição. Os naturais do Brasil nas reformistas oficinas do Arco do Cego », dans Política, Nação e Edição. O Lugar dos Impressos, ouvr. cité, pp. 495-510.

55 Laurence Hallewell, O Livro no Brasil, ouvr. cité, p. 22-23. Cet auteur mentionne 91 titres brésiliens publiés, selon les informations données par Barbosa Machado dans sa Biblioteca Lusitana.

56 Selon des analyses récentes, cet ouvrage a suivi « un modèle biblique de récit de voyage ». Voir Carla Maria Junho Anastasia, « As Frutas do Brasil de Frei Antônio do Rosário e as Formas Simbólicas do Poder Monárquico », dans Júnea Ferreira Furtado, dir., Sons, Formas, Cores e Movimentos na Modernidade Atlântica : Europa, Américas e África, São Paulo, Annablume, 2008, pp. 219-226.

57 Gruzinski, Quelle heure est-il là-bas ?, ouvr. cité, pp. 121-122.

58 Cela n’est pas surprenant, comme nous le rappelle Gruzinski : « la majeure partie de l’information ibérique sur l’Amérique est restée manuscrite jusqu’au XIXe siécle, qu’il s’agisse des principaux traités sur les sociétés indigènes, des rapports de l’administration et de l’Église, ou encore des premières chroniques des ordres religieux. La circulation des manuscrits continue d’offrir une voie privilégiée de connaissance en Europe et en Amérique, comme dans le monde musulman » (ouvr. cité, p. 109).

59 Mary Louise Pratt, Os Olhos do Império. Relatos de Viagem e Transculturação, Bauru, EDUSC, 1999, p. 63.

60 Diogo Ramada Curto, Cultura Imperial e Projetos Coloniais, ouvr. cité. Alfredo Bos, « Anchieta ou As Flechas Opostas do Sagrado », dans Dialética da Colonização, São Paulo, Cia das letras, 1998, pp. 64-93.

61 Selon les informations de Serafim Leite, História da Companhia de Jesus, II, pp. 556 et 560. Diogo Ramada Curto, Cultura Imperial e Projetos Coloniais, ouvr. cité, p. 49.

62 Ce concept est utilisé par l’auteur et nous le retenons ici, parce qu’il le fait d’un manière assez flexible et non pas en confrontation avec le concept de transculturation tel que formulé par Fernando Ortiz.

63 Alfredo Bos, « Anchieta ou As Flechas Opostas do Sagrado », art. cité, p. 65.

64 Diogo Ramada Curto, Cultura Imperial e Projetos Coloniais, ouvr. cité, p. 249.

65 Serge Gruzinski, « Passer les frontières : déplacer les frontières au Mexique (1560-1580) », dans Passar las Fronteiras, ouvr. cité, pp. 212 et 218. Id., Quelle heure est-il là-bas ?, ouvr. cité, p. 110.

66 Son histoire a été découverte par Adriana Romeiro, « As Aventuras de Um Viajante no Império Português : Trocas Culturais e Tolerância Religiosa no século XVIII », dans França Eduardo Paiva, Carla Maria Junho Anastasia, O Trabalho Mestiço. Maneiras de Pensar Formas de Viver. Séculos XVI a XIX, São Paulo, Annablume, 2002, pp. 483-484.

67 Nos informations sont tirées de « Piarataria Peruana, “espalha-se pela América Latina” », dans Folha de São Paulo Ilustrada, 20 III 2010, p. 23.