Christine Haynes, Lost Illusions. The Politics of Publishing in Nineteenth-Century France
Cambridge (Mass.), London, Harvard Univ. Press, 2010, 328 p. (« Harvard Historical Studies ») ISBN 978-0-674-03576-8
Sheza Moledina
Lyon
Cet ouvrage est le fruit de la recherche menée par Christine Haynes, professeur assistante d’Histoire à l’Université de Caroline du Nord à Charlotte, et chercheur spécialisée dans l’histoire de la France moderne et plus particulièrement dans l’histoire de l’édition et du travail. Le titre, que nous pouvons traduire par Illusions perdues. Les politiques du monde de l’édition et de la librairie au XIXe siècle en France, donne immédiatement le ton du contenu : à travers la référence au roman de Balzac, il s’agit de la dimension politique de l’émergence de l’éditeur dans l’univers de la production du livre au XIXe siècle. C. Haynes se donne en effet pour défi d’expliquer non seulement l’apparition de ce nouvel acteur en France, et son ascension dans le monde du livre, mais aussi l’ensemble des conséquences qui en découlent.
Financier, spéculateur, producteur, l’éditeur (publisher) tient une place centrale dans les mutations qui, au XIXe siècle, bouleversent de fond en comble le commerce de la librairie, pour le transformer en un véritable marché du livre (literary marketplace). L’imprimé devient progressivement une marchandise de masse, fabriqué par des entreprises modernes, de type capitaliste, et soumis à la loi de l’offre et de la demande. Pour l’auteur de cette passionnante recherche, le contexte politique dans lequel a émergé le marché du livre en France, semble avoir peu intéressé jusqu’à présent les historiens du livre, trop fortement focalisés sur les innovations technologiques et sur les développements économiques. Sans nier l’importance de ces travaux de référence, l’auteur propose de « corriger ce déséquilibre scientifique » en étudiant l’émergence de ce marché principalement sous l’angle des luttes politiques qui l’ont modelé.
Agrémenté de nombreuses illustrations, l’ouvrage est divisé en six chapitres, dont le premier examine en détail la naissance de l’éditeur en tant que type social distinct de l’imprimeur et du libraire. Il montre combien le contexte politique et les réformes de la législation (1770-1830) ont pu favoriser l’apparition de l’éditeur, puis son ascension, mais aussi entraîner un certain nombre de bouleversements, notamment la complète restructuration de l’économie du livre. Jugeant insuffisante l’explication traditionnelle, qui tend à présenter l’éditeur comme l’un des produits de la « seconde révolution du livre », l’auteur affirme que ce nouvel acteur en est précisément la cause principale. Figure polémique, taxé de mercenaire, d’illettré, de profiteur sournois voire immoral, l’éditeur a suscité dès cette époque les plus vives critiques et la méfiance tant des imprimeurs que des libraires ou des auteurs eux-mêmes.
Dans le second chapitre, C. Haynes analyse les dissensions qui divisaient alors les éditeurs, produits de la Révolution française et hérauts du libéralisme économique (les libéraux), et les imprimeurs et libraires, fortement attachés aux prérogatives de leur profession (les corporatistes). La pomme de discorde aurait été, selon elle, deux aspects majeurs du décret napoléonien du 5 février 1810 (qui rétablissait le contrôle et l’administration sur la librairie française), à savoir l’institution de l’obligation du brevet et le maintien de la propriété littéraire. Les deux camps se seraient dès lors efforcé, chacun pour ses raisons propres, d’influencer la politique gouvernementale afin d’obtenir la révision de ce décret. Malgré l’échec de leurs tentatives respectives, C. Haynes démontre que pendant la Monarchie de Juillet les éditeurs, plus que leurs opposants, ont réussi à s’organiser en constituant différentes associations. Le chapitre suivant est donc principalement consacré aux procédés mis en œuvre par cette « coterie » d’éditeurs-entrepreneurs pour déréguler progressivement le marché du livre. Exemple révélateur, les attaques dirigées contre l’éditeur Laurent-Antoine Pagnerre, permettent à l’auteur de mettre en évidence le niveau de collusion qui unit ces hommes d’affaires, et d’examiner les débuts du Cercle de la Librairie, des années 1820 à sa fondation officielle en 1847.
Ayant pu mener une recherche extensive dans les archives du Cercle (accessibles seulement depuis les années 1990), l’auteur nous livre ici une histoire de cette organisation (1847-fin XIXe siècle), en l’inscrivant dans le contexte plus large de la vie associative. C. Haynes montre en effet comment le Cercle s’est servi tour à tour d’idiomes corporatistes, bourgeois (cercle ou club) ou professionnels (syndicat), pour désamorcer l’opposition des libraires et des autorités, et devenir une puissante institution et un groupe de pression au service des intérêts de ses membres. Afin d’éclairer le rôle du Cercle, et en mettant l’accent sur la lutte acharnée entre les « libéraux » et les « corporatistes », l’auteur évoque la discorde entre Louis Hachette et Napoléon Chaix au sujet des kiosques de gares et de la position de monopole que le premier était parvenu à s’arroger. Plus largement, il inscrit ce conflit dans les nombreux et vifs débats de cette époque sur la définition même du « producteur » (l’imprimeur ou l’éditeur) et sur la place de l’éditeur dans les expositions internationales.
Le dernier chapitre, intitulé « Le divorce entre l’État et le marché » examine plus précisément les mesures qui ont finalement abouti à la victoire des éditeurs sous le Second Empire : libéralisation du marché du livre et de la propriété littéraire, et suppression du brevet. Enfin, dans l’épilogue, l’auteur tente de fournir une première analyse des conséquences les plus frappantes de cette libéralisation. Dans l’ensemble, l’ouvrage propose un éclairage tout à fait nouveau sur les décisions politiques visant le monde de l’édition en France, depuis la Révolution jusqu’à l’avènement de la Troisième République. Phase après phase, ces décisions aboutissent à une reconfiguration totale du monde de la librairie, au triomphe absolu de l’éditeur et aux illusions perdues de l’auteur…