Book Title

Frédéric Barbier, Le Rêve grec de Monsieur de Choiseul. Les voyages d’un Européen des Lumières

Paris, Armand Colin, 2010, 302 p., ill. ISBN 978-2-200-24863-5

Emmanuelle Chapron

Aix-en-Provence

La vie du comte de Choiseul-Gouffier (1752-1817) est une invitation au voyage. Passionné d’Antiquité, parti à 23 ans à la découverte de la Grèce, ambassadeur du roi de France à Constantinople puis noble exilé à Saint-Pétersbourg par la Révolution, il est l’auteur d’un Voyage pittoresque de la Grèce dont la parution s’étend de 1778 à 1824. En suivant son itinéraire, Frédéric Barbier propose une étude à la croisée de l’histoire des voyages, de l’histoire du livre et de l’histoire des relations entre l’Europe et la Méditerranée orientale, dans leurs dimensions culturelles et politiques.

Retrouver la Grèce des auteurs classiques, fouler le site de l’ancienne Troie : derrière la passion antiquaire du jeune comte se joue d’abord un tournant important de l’histoire des voyages. Le voyage de Grèce, dont la grande époque s’ouvre dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, participe d’un prolongement méridional des itinéraires, qui découvrent au même moment l’Italie du Sud et la Sicile. Celui de Choiseul, parti de Toulon en mars 1776, dure un peu plus de neuf mois. Les voyageurs vont des Cyclades à Smyrne, puis à Rhodes ; ils explorent l’intérieur des terres, à la recherche des cités antiques ; reprennent la mer jusqu’à Constantinople ; s’en reviennent par Athènes, les pays albanais et slaves, l’Italie remontée d’Ancône à Gênes. Malheur au lecteur peu familier du cabotage en Méditerranée orientale, car aucune carte n’accompagne la description de ce périple…

Le récit qu’en laisse Choiseul illustre les mutations de la culture du voyage à la fin du XVIIIe siècle. Ainsi, on comparera avec profit son expérience grecque avec celle des voyageurs français en Italie récemment étudiée par Gilles Bertrand12. La même tension s’y découvre dans le rapport à l’autre, passé et présent : la déception liminaire à la découverte d’une terre idéalisée, l’intérêt proto-anthropologique pour le caractère des peuples, le statut particulier conféré aux îles et aux montagnes comme conservatoires des vertus antiques. Le « tournant utilitaire » du voyage (D. Roche) s’y joue dans le souci d’une observation sur le terrain doublant les connaissances livresques, la constitution soignée d’un bagage instrumental, incluant boussoles et baromètres, l’écho donné par le voyageur aux débats scientifiques contemporains, comme la querelle sur l’origine des volcans. Ce qui se donne à voir est la socialisation d’une culture du voyage scientifique absolument compatible, jusque dans son style, avec les enjeux de la mondanité. Enfin, Choiseul partage avec ses contemporains les codes narratifs du récit de voyage : la réduction de l’inconnu au connu (sensible dans la désignation comme « fabriques » des ruines antiques, assimilées aux décors des jardins français dont elles sont pourtant l’inspiration), l’horizon constant de l’intertextualité (qui justifie que l’on traverse à toute allure le territoire de l’antique Troie, objet d’une abondante littérature que le comte ne veut pas répéter), la recomposition narrative (Frédéric Barbier note que « la brièveté des délais jette un doute » sur la réalité de certains détours). Tout à fait passionnante est la question des rapports entre le texte et l’image, alimentée par les nombreuses reproductions des planches du Voyage pittoresque, que l’on rapprochera des analyses de Nathalie Ferrand sur le roman illustré des Lumières13.

On est là, déjà, dans le champ de l’histoire du livre. Dans un des secteurs les plus dynamiques de la librairie du XVIIIe siècle, celui des récits de voyage, Choiseul innove et invente le genre du « voyage pittoresque », forme éditoriale qui fait fortune, en France et à l’étranger, jusqu’au milieu du siècle suivant. Dans le premier tome qui paraît en fascicules entre 1778 et 1782, la priorité donnée à l’image et son étroite articulation avec le texte tranchent dans le paysage éditorial contemporain. Ce n’est ni un recueil de gravures qui ne serait que le « porte-feuille du voyageur », ni l’austère volume savant à l’iconographie rare. Frédéric Barbier livre une description passionnante des ressorts de la fabrication et de la circulation d’un ouvrage que son prix et son mode de commercialisation (par souscription) réservent à une élite sociale. Il suit la postérité de l’ouvrage dans ses traductions, adaptations, « produits dérivés » les plus inattendus, tels que paravents. La reconstitution de la sociographie et de la géographie de la réception de l’ouvrage, à partir des exemplaires aujourd’hui conservés dans toute l’Europe, n’est pas seulement un tour de force : elle éclaire le caractère bifrons de l’ouvrage, objet de distinction sociale et bibliophilique, autant que référence savante.

Les péripéties éditoriales du tome II montrent l’évolution du modèle du « voyage pittoresque », au carrefour des mutations plus générales des structures de la librairie et du public des lecteurs. La première partie du tome II (1809) se présente comme un ouvrage désormais plus savant que mondain, où les images cèdent du terrain. Du matériel s’est perdu pendant les années d’exil, mais l’arbitrage illustre aussi le tournant scientifique des études antiquaires. À l’inverse, l’achèvement du tome II (1822-1824) est une opération éditoriale qui vise à élargir son public. Entre les mains du libraire Blaise, l’affaire devient une spéculation de librairie, appuyée sur le renom de l’auteur, la fortune du genre pittoresque et l’actualité internationale : la Guerre d’indépendance de la Grèce éclate en 1821. Blaise redonne sa place à l’image (faute, cette fois, d’un texte achevé par l’auteur disparu ?), en caressant le goût du public pour les turqueries. Le dernier avatar de l’ouvrage marque l’obsolescence du genre du « voyage pittoresque », peu adapté à un public industriel. Sa réédition en 1842, quoique sous un titre identique, rompt avec les choix de Choiseul : un texte enrichi voisine une iconographie de moindre qualité, produite par la technique nouvelle de la lithographie.

Cet itinéraire individuel est enfin le portrait d’une société et de ses relations ambiguës à la Méditerranée orientale. L’ouvrage restitue admirablement tout un monde, celui des nobles amateurs d’antiquités et des savants qui gravitent autour d’eux. Le comte de Choiseul, rappelle l’auteur, passe la plus grande partie de sa vie au cœur de trois cours majeures – Paris, Constantinople, Saint-Pétersbourg. Issu d’une branche cousine de celle du grand ministre Choiseul-Stainville, ambassadeur à Constantinople pendant près de dix ans, proche des grands-ducs de Russie (Paul Ier le nomme directeur de la naissante Bibliothèque impériale), c’est un personnage dont l’itinéraire politique et intellectuel croise constamment les développements de la situation internationale. Dès les premières années, l’expérience du voyage active le « comparatisme de l’espace public » (Daniel Roche). Le « Discours préliminaire » qui introduit le Voyage pittoresque exalte l’idée d’une indépendance de la Grèce et encourage à l’intervention russe contre les Turcs. Frédéric Barbier restitue la dimension problématique de la réflexion politique de Choiseul. Reconnu par les Philosophes comme l’un des leurs au sein des académies royales, il porte leur programme de modernisation et d’occidentalisation de la Turquie ; nommé ambassadeur à Constantinople en 1784, il doit rattraper le formidable impair diplomatique que constitue ce même « Discours », jusqu’à promettre d’en détruire tous les exemplaires ! L’ambassade de Constantinople réactive, d’une certaine manière, ce rêve d’occidentalisation. Autour du Palais de France se développe une vie intellectuelle et artistique active, appuyée sur un observatoire, les collections d’antiquités et l’imprimerie que Choiseul y fait installer, animée par les savants et artistes employés par le comte pour poursuivre ses différents projets depuis sa cage dorée.

Le tableau quasi-prosopographique de ces savants éclaire le fonctionnement social du savoir sur la Grèce antique, jusqu’au mouvement philhellène du premier XIXe siècle. Si le « rêve grec » de Choiseul le distingue parmi ses contemporains, l’historien rappellera qu’il se nourrit de son éducation classique, s’alimente au contact des savants dans les salons et à Chanteloup où s’exile son cousin, s’affine comme un instrument de distinction sociale et culturelle. Les rapports entre Choiseul et les savants qu’il stipendie font l’objet de considérations essentielles. Chargés de relevés sur le terrain, de fouilles ou de croquis, érudits et artistes sont mentionnés dans les pages du Voyage pittoresque, mais la paternité de l’ouvrage est reconnue au seul Choiseul, commanditaire et payeur : la fiction d’une égalité des « talents » au sein de la République des Lettres n’efface pas la distance sociale et la question de l’auteur des pages n’est posée que par les esprits chagrins. La Révolution constitue une rupture franche dans cet équilibre. La question de la paternité des travaux savants est d’autant plus brûlante que certains collaborateurs de Choiseul ont pris l’initiative, pendant son exil en Russie, de publier sous leur nom les résultats des enquêtes menées sur les ordres du comte. Plus largement, l’insouciance de Choiseul à payer son dû et le caractère non discuté de sa position d’auteur, inscrits avant la Révolution dans un habitus aristocratique, semblent désormais inacceptables…

Le fonctionnement social du savoir pose pour terminer la question de son rapport au matériau savant. Encore une fois, le comte se trouve au cœur d’un paradoxe : il souligne comme un tort le désintérêt des Grecs pour les vestiges de l’Antiquité, mais n’hésite pas à faire prélever des pièces des sites qu’il fait fouiller. La « patrimonialisation » qu’il envisage est une reconstitution, soit imprimée – les vues « restaurées » des monuments antiques, qu’il compare à la démarche philologique de restitution des textes anciens –, soit muséale – sur le terrain de la Folie Marbeuf, dans une réplique de temple grec qu’il aménage en 1811 pour abriter ses collections.

À toutes ces pistes de réflexion, s’ajoute le réel plaisir de la lecture proposée par Frédéric Barbier. Le récit du séjour de Choiseul à Constantinople, où sévissent intrigues de cour et aventuriers, comme celui de Saint-Pétersbourg, riche en révolutions de palais et en intrigues amoureuses, sont tout à fait savoureux. L’index et la bibliographie compensent l’absence d’appareil infrapaginal pour faire de l’ouvrage une véritable invitation à la recherche.

____________

12 Gilles Bertrand, Le Grand Tour revisité. Pour une archéologie du tourisme : le voyage des Français en Italie, milieu XVIIIe siècle - début XIXe siècle, Rome, École française de Rome, 2008.

13 Nathalie Ferrand, Livres vus, livres lus. Une traversée du roman illustré des Lumières, Oxford, SVEC, 2009.