Book Title

Réseaux de l’esprit en Europe, des Lumières au XIXe siècle. Actes du colloque international de Coppet, réunis par Wladimir Berelowitch et Michel Porret

Genève, Droz, 2009, 295 p. (« Recherches et rencontres de l’Université de Genève », 26) ISBN 978-2-600-01217-1

Sabine Juratic

Paris

Édités et présentés par Wladimir Berelovitch et Michel Porret, les actes de ce colloque tenu en 2003 n’ont été publiés qu’avec six ans de retard, en 2009. À l’ère d’Internet et de la « globalisation » du monde, l’ensemble des contributions réunies vise à explorer les ressorts de la modernisation de l’espace intellectuel entre l’époque des Lumières et le premier XIXe siècle. Précédés d’une introduction nourrie, co-signée par les deux éditeurs, sur la notion de réseau et sur les relations qu’elle entretient avec celles d’espace public et de sociabilité intellectuelle, les actes sont organisés en trois parties d’inégal volume.

Le premier groupe, le plus étendu, rassemble huit contributions relatives aux « pratiques, sociabilités, institutions ». Celles-ci sont abordées soit à partir d’acteurs et de situations particulières (le franc-maçon autrichien Ignaz von Born au centre des réseaux intellectuels étudié par P.-Y. Beaurepaire, Jean Potocki, les réseaux éclairés et le colonialisme russe par Daniel Beauvois, le comte de Caylus et ses relations avec les artistes, les antiquaires et les amateurs par Olga Medvedkova), soit à partir de confrontations (Samuel Formey et l’abbé Bergier représentants respectifs des réseaux philosophiques et antiphilosophiques par Didier Masseau, les jésuites autrichiens avant et après la dissolution de 1773 par Antonio Trampus), soit enfin à travers l’étude de groupes plus ou moins institutionnalisés (la Société des Arts de Genève par Jean Daniel Candaux, l’Église morave par Dieter Gembicki, la sociabilité mondaine et les salons parisiens par Antoine Lilti). Le livre et le périodique sont loin d’être absents de cette première série d’approches mais y apparaissent plutôt comme des manifestations auxiliaires destinées à renforcer l’assise et la communication des réseaux ou à relayer le projet intellectuel énoncé par Condorcet dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (publié à titre posthume en 1795), « répandre la vérité », « poursuivre les préjugés » et « détruire les erreurs populaires ».

Consacrée aux « imprimés », la deuxième partie de l’ouvrage, porte en fait plus spécifiquement sur les vecteurs de communication que sont les périodiques. Quatre des cinq contributions réunies s’intéressent en effet à des publications de ce type : Paul Benhamou analyse leur diffusion dans les cabinets et les chambres de lecture en France, tandis que Françoise Weil retrace l’histoire éditoriale complexe de la collection des Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres, composée de 36 volumes publiés en divers lieux entre 1777 à 1789, publication dont le statut se transforma, passant de celui de recueil pour les dix premiers volumes à celui de périodique annuel. Piotr Zaborov étudie les échanges culturels entre la Russie et l’Europe à travers l’éphémère Journal littéraire de Saint-Pétersbourg, publié du 1er septembre 1798 au 15 avril 1800, par un ancien militaire français émigré, Marie-Joseph-Hyacinthe de Gaston de Pollier (1767-1808), connu en Russie sous le titre de chevalier de Gaston. Enfin Barbara Revelli met en évidence l’ambition de la Revue encyclopédique, fondée en 1819 à Paris par Marc Antoine Jullien, de servir à la fois de trait d’union entre les temps politiques (avant, pendant et après la Révolution française), de mode de communication entre les savants des différentes nations dans une Europe pacifiée et d’espace de discussion pour les sciences morales et politiques à une époque où la discipline n’avait plus sa place parmi les classes de l’Institut. La cinquième contribution, celle de Gilles Bancarel sur l’Histoire des deux Indes, étudie un réseau en action, celui mis en place dans la décennie 1780 par l’abbé Raynal pour faire connaître son œuvre tout en organisant un vaste système d’information. Grâce à la fondation d’un prix académique sur la question de savoir si « la découverte de l’Amérique a été utile ou nuisible au genre humain » et à l’émulation que le thème suscite auprès des intellectuels en France et hors du royaume, les problèmes étudiés par Raynal sont placés au centre de l’espace public et son propre ouvrage s’enrichit des apports fournis par les candidats au concours ou par les correspondants avec lesquels il entre en contact à la faveur de son initiative.

La dernière section, consacrée aux « espaces intellectuels », est abordée à travers trois études seulement, mais toutes trois très suggestives. Yves Citton, partant du triple constat que peu d’auteurs ont eu accès directement aux écrits de Spinoza au XVIIIe siècle, que le philosophe était connu essentiellement par l’intermédiaire de médiateurs et que ceux-ci se sont souvent fait l’écho de ses thèses surtout pour les réfuter, s’interroge sur la présence ambiguë du spinozisme dans l’espace intellectuel des Lumières. Anne Saada reconstitue la configuration et le fonctionnement du réseau à la fois intellectuel et institutionnel très complet organisé à Göttingen autour des quatre pôles interdépendants, fondés en une quinzaine d’années, entre 1737 et 1751, que sont l’université, la bibliothèque, le journal savant (Göttingische Zeitung von gelehrten Anzeigen) et l’Académie des sciences, tandis que Krzysztof Pomian revient sur l’idée même de République des lettres et sur ce que la notion a représenté, entre utopie et réalité, pour les pratiques lettrées et savantes dans l’espace européen, de l’humanisme aux Lumières. Ce faisant, il replace l’ouvrage, au-delà du moment historique privilégié, dans une perspective de longue durée indispensable à l’intelligence des évolutions à l’œuvre dans le domaine complexe des circulations intellectuelles.

Au total, l’ensemble de ces contributions illustre la fécondité d’une approche des phénomènes culturels en terme de réseau, mais souligne aussi la difficulté d’articuler les différentes études de cas pour atteindre l’objectif énoncé en introduction « penser les réseaux ». Du point de vue plus spécifique de la circulation imprimée, on pourra regretter aussi que l’importance de la dimension économique et des conditions matérielles de diffusion et d’échange ne soit pas davantage prise en compte dans l’analyse de la constitution et des pratiques de ces « réseaux de l’esprit ».