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Baroque en Bohême

Dir. Marie-Élizabeth Ducreux, Xavier Galmiche, Martin Petráš, Vít Vlnas, Lille, Presses de l’Université de Lille 3, 2009

Michel Espagne

Paris

Ce livre dédié à la mémoire de l’érudit tchèque Alexandr Stich éclaire les spécificités du baroque, successivement envisagé comme une époque de l’histoire culturelle, comme une dynamique de recatholicisation et comme un paradigme esthétique. La culture baroque se caractérise par une asymétrie fondamentale, l’attachement à la langue bohémienne que signale la grammaire de Václav Jandyt apparaissant comme un paradoxe dans un contexte où l’allemand semble dominer (Alexandr Stich). Le conflit de l’allemand et du tchèque favorise le néo-latin, qui reste à l’aube des temps modernes une langue de culture de la Bohême. En latin se développent une science et un humanisme baroques : il a ses préférences stylistiques, comme le concetto proche du gongorisme espagnol et expression d’une nouvelle éloquence (Martin Svatoš). Les sermons baroques pratiquent une théâtralisation qui fait penser aux mystères médiévaux (Hana Voisine-Jechova) : car, en dépit de son originalité, la culture baroque puise aussi dans des modèles gothiques. Elle s’attache à des éléments de la culture médiévale, comme la légende de saint Ivan reprise et recomposée par le jésuite Bedrich Bridel (Vera Pospíšilova). S’il y a bien eu recatholicisation de la Bohême, la piété baroque doit être envisagée sous l’angle des cultures populaires et de l’historiographie du quotidien. Le dilemme entre la conversion et l’exil obligé, les pèlerinages de masse comme celui à la vierge de Svatá Hora, le culte de saint Venceslas, les publications de Bohuslav Balbín constituent autant d’objets pour une approche historico-anthropologique de la recatholicisation baroque (Marie-Élisabeth Ducreux). En architecture, le baroque donne parfois prétexte à des constructions idéales fondées sur des conceptions spéculatives et symboliques, sur une véritable mystique qu’incarne, par exemple à Marianska Tynice, l’architecte Jean-Blaise Santini-Aichel (Mojmir Horyna). Dans le domaine musical, la Bohême a été un important canal d’importation de l’opéra italien que le poète Gotfried Benjamin Hancke a fait jouer dans la ville d’eau de Kuks, dans la propriété du comte Sporck (Stanislas Bohadlo).

La Bohême baroque a ses ennemis héréditaires, le Turc à l’Est et le Français qui ne vaut guère mieux à l’Ouest (Vít Vlnas). Sa mémoire est entre autres conservée dans de nombreux livres manuscrits en tchèque, en allemand ou en latin, livres de prière ou livres médicaux, dont le répertoire est encore en cours (Alena Fidlerová). Mais la Bohême baroque n’appartient pas seulement au passé. Les travaux qui lui ont été consacrés constituent une sorte de socle de l’érudition tchèque, comme le montrent les recherches de Josef Vašica, Zdenek Kalista, Vaclav Černy qui présentent, contre le cliché d’un baroque obscurantiste et rétrograde, l’image d’une modernité illustrant la continuité de la culture tchèque (Martin Petráš). Les tentatives de réhabilitation du baroque font ainsi l’objet d’une enquête invitant à la redécouverte de textes comme Au-dessus de la ville de Miloš Marten (1917), qui met en scène Paul Claudel (Xavier Galmiche). Peut-être la Bohême, marquée par sa tradition baroque développe-t-elle même une vision spécifique de la mort (Gilbert van de Louw).

Dans cet ouvrage qui regroupe beaucoup de contributions traduites du tchèque, le thème de la culture baroque est abordé sous nombre de perspectives, de l’anthropologie religieuse à l’histoire du livre en passant par l’histoire de l’art, de la musique ou des sciences humaines. Envisagé comme une réinterprétatioon du Moyen Âge et lui-même réinterprété dans la modernité littéraire, le baroque, qui laisse cohabiter les productions de livres en néo-latin et une culture de la langue tchèque, apparaît comme une sorte de fil directeur longtemps refoulé qui peut maintenant permettre d’écrire l’histoire intellectuelle de la Bohême dans la longue durée. Une juxtaposition d’éclairages fonde une entreprise historiographique originale et convaincante.