Anne Béroujon, Les Écrits à Lyon au XVIIe siècle. Espaces, échanges, identités
Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2009, 493 p., ill.
Emmanuelle Chapron
Aix-en-Provence
Issu d’une thèse soutenue en 2006, l’ouvrage d’Anne Béroujon est une démonstration magistrale de ce que peut produire l’histoire de la « culture graphique » (champ d’études dont les historiographies italienne et ibérique ont, avant les autres, montré toute la fécondité) lorsqu’elle est appliquée au cadre classique de la ville d’Ancien Régime et de ses sources sérielles, inventaires après décès ou procédures judiciaires. Des perspectives initialement développées par Armando Petrucci, l’auteur reprend deux présupposés forts : le souci d’appréhender l’ensemble des formes écrites (des « écritures exposées », monumentales ou éphémères, aux écrits les plus ordinaires) d’une part, la volonté d’interroger les usages sociaux de l’écriture, de saisir la manière dont l’écrit participe aux (re) configurations sociales, aux jeux de pouvoirs, à l’identité des groupes d’autre part. Le cadre de l’étude est la ville de Lyon au XVIIe siècle. Ville marchande, ville chantier, ville champignon dont la population triple en l’espace d’un siècle : bien plus qu’avec l’histoire du livre, c’est avec les recherches d’histoire sociale qui ont montré, depuis une décennie, l’infinie richesse de l’observatoire lyonnais, que l’ouvrage d’Anne Béroujon entre en dialogue10. L’exploration, toujours fine et inventive, nourrie de dépouillements archivistiques massifs, se développe en trois temps qui sont autant d’échelles d’appréhension de ce que produit l’écrit dans la société : l’espace de la « ville écrite », celui des transactions sociales, enfin celui du groupe et de l’individu.
L’enquête commence par un examen transversal des écrits exposés dans la ville, inscriptions monumentales et épitaphes funéraires, enseignes et placards, libelles et billets. L’approche comparée des dispositifs graphiques, dans leur matérialité, permet de suivre l’évolution du rapport entre image et écrit et le rôle croissant du second dans les procédés d’accroche visuelle. Les plaintes en justice, judicieusement mobilisées pour éclairer en regard la réception des écrits exposés, montrent tout le sens produit par les formes (le visible), au-delà même de la compréhension du message (le lisible). Sans s’arrêter à leur répertoire, l’auteur propose différentes clés d’analyse. Un premier ensemble concerne la manière dont la lente saturation de la ville par l’écrit suscite l’énoncé de normes qui sont, indissociablement, classement social des pratiques. Ainsi, le relevé des épitaphes urbaines auquel procèdent les érudits locaux constitue un canon esthétique qui gomme du même mouvement la participation de couches sociales plus larges à l’écriture funéraire. Le choix d’une stèle dressée plutôt que d’une pierre posée, du latin plutôt que du français, de lettres dorées sur fond noir plutôt que du noir sur blanc, de caractères espacés, sont autant de codes graphiques constitués comme socialement distinctifs. Même les ouvrages satiriques participent à la construction de la norme, car la publication par eux des écrits délaissés par les savants les classe parmi les écritures illégitimes.
Ce champ en construction – sinon de manière quantifiable, du moins dans la perception que suscitent d’elles-mêmes ces écritures – est un lieu politique. C’est le deuxième ensemble de pistes proposé par l’auteur, qui retrace la prise de conscience, par le consulat lyonnais, de l’importance des signes urbains et de la nécessité de conserver la main haute sur eux. Le contrôle passe par la réglementation et par la mise aux normes : la mention d’affichage sur les placards, comme la permission écrite pour les enseignes, s’imposent dans les années 1670. La multiplication des inscriptions monumentales dans la ville fait également partie des stratégies visuelles mises en place pour légitimer l’autorité (disputée) du consulat sur les espaces ouverts : le marquage des constructions, plus systématique et plus étendu, participe à la construction d’un « absolutisme épigraphique municipal » (p. 160).
La visibilité croissante de l’écrit exposé montre combien sa force symbolique est désormais appropriée par le plus grand nombre. Changeant de focale, la deuxième partie porte le questionnement vers les maniements plus courants des écrits ordinaires. Suivant certains des jalons posés naguère par Daniel Roche, Anne Béroujon tente de cerner le rapport quotidien des individus à l’écrit « sans qualité », titres de dette et de créance, contrats, actes de famille, livres de compte. L’observatoire est prometteur, car la présence de l’écrit est massive et précoce dans les foyers lyonnais : plus de 94 % des inventaires après décès signalent des papiers au XVIIe siècle. Sans s’arrêter à une simple pesée ni même à une sociographie de la possession des papiers dont elle démêle avec brio les complexités11, l’auteur s’attache aux manipulations de l’écrit, et notamment à ce qu’elles révèlent de la constitution d’une « culture de la preuve écrite commune au plus grand nombre » (p. 169). L’inventivité méthodologique de l’auteur se marque dans la mise au point d’indicateurs fins pour suivre le déploiement de ces nouveaux usages, probatoires, de l’écrit. Dans les inventaires après décès, Anne Béroujon relève les interventions des prétendants à la succession et les arguments qu’ils allèguent, qui s’appuient de plus en plus (pour la moitié d’entre eux, à la fin du siècle) sur des documents écrits ou sur un titre justificatif. Ce faisant, les individus n’adoptent pas passivement les exigences probatoires venues d’en haut, des instances judiciaires ou du monde de la marchandise. Inventant de nouvelles manières de faire et forçant les institutions à s’adapter, ils « font de l’espace de la preuve écrite un espace négocié » (p. 215). Les archives judiciaires permettent de documenter différentes modalités de ces arts de faire, comme le vol de papiers (devenu une infraction récurrente à Lyon à partir des années 1680) ou le faux en écriture. Si le vol de papiers suivi de leur destruction peut révéler une défiance à l’égard de l’écrit, les maniements sont souvent plus complexes : la disparition des papiers permet la réouverture du marchandage ou de la négociation ; revendus ou falsifiés, ils entretiennent un « marché noir » des écritures, bien attesté par ailleurs. La « fabrication de la preuve écrite » procède elle-même par différents moyens, qui vont de la manipulation procédurale (le dépôt de plainte comme manière détournée de fabriquer un papier validé par l’institution judiciaire, qui pourra être ensuite utilisé de diverses manières) aux faux en écriture, répandus dans un spectre social large grâce à la constitution de réseaux de professionnels de l’écriture publique. En miroir se met en place un petit monde d’experts, maîtres écrivains, notaires et procureurs qui construisent un discours savant de l’expertise en écriture appuyé sur un vocabulaire graphique, mathématique ou médical.
La domestication de l’écrit par les couches populaires lyonnaises est donnée à voir par des entrées originales. La présence comparée des obligations (actes notariés) et des promesses (actes sous seing privé, qui supposent une confiance plus grande dans les capacités probatoires de l’écrit) dans les inventaires après décès permet une approche nuancée de la familiarité des différents milieux socio-professionnels avec l’écrit. L’archéologie des manières de ranger (voire de classer) ses écrits dans l’espace domestique (les papiers jugés inutiles étant relégués dans des coins reculés de la maison) nourrit d’autres analyses. Paradoxalement, souligne l’auteur, cette familiarisation semble encore sans effet sur les représentations du monde social, figées dans une opposition schématique entre l’analphabète honnête et abusé et le scripteur roué.
La dernière partie de l’ouvrage revient sur la place de l’écrit dans la construction de l’identité, celle du groupe ou de l’individu. Anne Béroujon reprend d’abord à nouveaux frais la question de la familiarité avec le livre qui, après l’explosion du dernier tiers du siècle, est présent dans la moitié des habitations lyonnaises. Sa banalisation et la quasi-saturation des intérieurs domestiques à la fin du siècle sont saisis par des indicateurs neufs, comme les résultats des ventes après décès, où l’écart entre estimation et prix d’achat tend à se réduire, et les livres à rester plus souvent sans acheteurs. Parmi les développements consacrés aux différents groupes socio-professionnels lyonnais, la démonstration d’une spécificité féminine en matière de rassemblement des livres est particulièrement convaincante. Le petit nombre de livres, leur petit format, l’importance du religieux confèrent à ces bibliothèques une grande homogénéité, fruit de prescriptions et de représentations partagées. D’autres approches permettent d’interroger moins classiquement la manière dont le livre participe à la construction et à la cohésion du groupe. Alors que les inventaires et sources judiciaires laissent peu voir des pratiques et des communautés lectrices, c’est encore un détour par les ventes après décès qui fait avancer la démonstration. L’analyse de celle des biens du conseiller au présidial Galland met en évidence le sort particulier réservé aux livres, acquis par des individus de même condition, à la différence des autres biens, dont la vente est socialement plus diverse. Leur acquisition participe d’une stratégie de visibilité du groupe, et des logiques distinctives qui s’exercent en son sein. C’est par un autre détour, celui du livre rangé, que procède l’analyse des modalités de la construction d’une intimité par l’écrit : sa distribution dans l’espace domestique, mobilisée en amont pour souligner l’incorporation des logiques probatoires de l’écrit, souligne cette fois son rôle dans l’affirmation de l’individu. En cet aspect comme dans tant d’autres, l’ouvrage propose une magnifique leçon d’histoire, qui saisit à chaque page par la finesse des analyses, l’inventivité méthodologique, la qualité des dépouillements archivistiques et du dialogue avec l’historiographie. Il suscitera, on l’espère, des émules nombreux.
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10 Voir, paru en 2009 également, l’ouvrage d’Anne Montenach sur le commerce alimentaire lyonnais.
11 La moindre présence des papiers ordinaires chez les gens du livre peut s’expliquer par l’assimilation de l’écrit à un moyen de contrôle et de répression, alors que son importance chez les hôteliers et cabaretiers résulte en partie des exigences du contrôle policier.