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Édition et diffusion de l’Imitation de Jésus-Christ (1470-1800). Études et catalogue collectif des fonds conservés à la bibliothèque Sainte-Geneviève, à la Bibliothèque nationale de France, à la bibliothèque Mazarine, et à la bibliothèque de la Sorbonne, dir. Martine Delaveau, Yann Sordet, Collab. Frédéric Barbier, Hélène Deléphine, Pierre Antoine Fabre, Martine Lefèvre, Philippe Martin, Jean-Dominique Mellot, Véronique Meyer, Mario Ogliaro, Fabienne Queyroux, Nathalie Rollet-Bricklin

Paris, 2011, Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque Mazarine, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 514 p.

István Monok

Szeged

Ce n’est pas la première fois durant ces dix dernières années, que les bibliothèques parisiennes se font remarquer par un catalogue préparé en collaboration : nous connaissons déjà la description des Bibles conservées dans les grandes collections parisiennes7. Le texte le plus fréquemment édité, après la Bible, dans la période qui nous intéresse ici n’est autre que l’Imitatio Christi, à laquelle est consacré ce nouveau catalogue. Dans les quatre principales bibliothèques parisiennes, on trouve 933 éditions de l’Imitatio, en 1 500 exemplaires environ. La différence principale entre les deux catalogues est que dans celui que nous présentons aujourd’hui, on trouve, outre une introduction et une présentation de la structure du catalogue, sept études consacrées au genre de l’imitation spirituelle, à l’importance de l’Imitatio Christi dans l’histoire des idées, aux auteurs (plus exactement à la question difficile de l’attribution des textes), à l’histoire des éditions, aux divers usages et enfin à la fonction sociale des textes. Le fait que les meilleurs érudits ont été réunis pour préparer les études figurant dans le volume atteste de l’importance du phénomène Imitatio Christi.

En effet, nous parlons d’un texte composé de quatre traités, réunis dès avant 1427, et qui a reçu son titre d’après celui de son premier chapitre : De imitatione Christi et De contemptu omnium vanitatum mundi. À entendre cet intitulé, l’intellectuel européen moyen songe immédiatement à Thomas Hemerken a Kempis (vers 1411-1471), religieux du cloître augustinien du Mont Saint-Agnès près de Zwolle, dans l’évêché d’Utrecht. Or, des siècles durant, l’attribution du texte à Thomas a Kempis ne fut point évidente : l’une des 933 éditions signalées est attribué au franciscain Ubertino de Casale, trois éditions ont paru sous le nom de Bernard de Clairvaux, 66 éditions mentionnent comme auteur Johannes Gersen, bénédictin du XIIIe siècle, enfin, 127 évoquent le chancelier de l’université de Paris, Jean Charlier de Gerson (1363-1429). Dans son étude (« L’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ : une longue controverse »), Mario Ogliaro fournit un aperçu historique des débats sur la paternité du texte.

Ce qui est indiscutable, c’est le rôle majeur que l’Imitatio et Thomas a Kempis ont joué dans le développement de ce qu’on appellera la devotio moderna. Les divers mouvements de piété personnelle – de la fondation de son ordre par saint François, à travers les fraternités fleurissant aux Pays-Bas, jusqu’à Jan Hus, sainte Thérèse-d’Avila, saint Jean-de-la-Croix et Martin Luther – présentent des ressemblances indiscutables. Si l’on ajoute à cela que les penseurs évoqués dans la phrase précédente citent les mêmes auteurs que les pères de l’Église, saint Augustin et saint Bernard, de même que les auteurs des œuvres protestantes de spiritualité, on peut légitimement penser que le premier enjeu du catalogue ici présenté consiste à mettre en évidence le nombre considérable des éditions, et l’importance de la tradition manuscrite de ce texte (il existe plus de 800 manuscrits). Cela d’autant plus que plusieurs éditions ne sont pas disponibles dans la capitale française, par exemple les premières traductions parues dans la langue maternelle de l’auteur de ce compte rendu8.

Si je peux me permettre d’ajouter ici un aspect supplémentaire à l’étude de l’Imitatio Christi, je soulignerai que la raison de la popularité permanente de ce texte réside dans le fait qu’il répond aux exigences du croyant qui, ayant reconnu la nature fondamentalement corrompue du pouvoir, recherche une forme de consolation. Le pouvoir, laïc ou ecclésiastique, s’éloigne progressivement des hommes et des communautés qu’il domine (au lieu de les servir) pour servir ses propres fins, ce qui explique pourquoi tous les mouvements et toutes les hiérarchies produisent des esprits novateurs, responsables d’une rupture d’avec l’établissement. Ce phénomène trouve aussi son illustration dans l’histoire des Églises : les ordres mendiants, les fraternités, la devotio moderna, la Réforme, le puritanisme, le piétisme et enfin le jansénisme sont autant de manifestations de cette volonté de retourner aux valeurs primitives de la piété. Dans une autre formulation : le débat séculaire, voire millénaire, entre l’intelligentsia et le pouvoir a assuré la popularité de l’Imitatio, dont les valeurs principales restent les mêmes jusqu’à aujourd’hui. L’Imitatio est d’ailleurs l’une des sources principales des « valeurs européennes » si souvent évoquées par nos politiciens (qui ont réussi à dégrader le sens de cette expression au niveau d’un slogan publicitaire).

Mais les auteurs du catalogue et des études données en tête sont restés fidèles au discours strictement historique. Pierre Antoine Fabre (« Le paradigme de l’Imitation ») analyse notamment la généalogie de la spiritualité chrétienne reliant le texte de l’Imitatio avec les exercices spirituels de saint Ignace-de-Loyola. Le lecteur, s’il est prêt à se conformer au message, ouvre son âme à la purification, à la consolation et en fin de compte à la réunion avec le Christ. La contradiction entre l’esprit de l’Imitatio Christi et celui des pratiques de l’ordre jésuite est élégamment résolue par P.-A. Fabre dans la dernière partie de son étude, sur la base de textes contemporains de Loyola.

Frédéric Barbier, quant à lui, a étudié l’histoire des éditions (« Quelques observations sur les origines d’un succès européen »), en insistant sur la conjoncture de la diffusion et sur la popularité constante du texte. Il remarque que cette notoriété s’explique aussi en partie par le choix des professionnels du livre, attentifs à maintenir l’intérêt du public pour leurs productions : or, cette « innovation de produit », qui est à la base de l’expansion du marché du livre9, s’appuie notamment sur le recours au vernaculaire et sur le soin donné à une « mise en livre » elle-même nouvelle et apportant une lisibilité bien plus grande. En même temps, l’Imitatio se révélera être une arme très efficace aux mains du catholicisme post-tridentin, en tant qu’une référence que les Protestants avaient du mal à contester – elle est aussi très utilisées pour l’activité missionnaire. Barbier présente des statistiques remarquables à l’appui de ces observations, et les analyse sous plusieurs aspects. Les éditions du texte dans les langues vernaculaires correspondent en grande partie à la géographie de la Réforme : bien qu’il ne le dise pas explicitement, on peut déduire d’un de ses tableaux statistiques qu’outre les quatre principaux marchés (Italie, France, pays germanophones et Espagne), deux autres géographies produisent aussi, entre 1470 et 1500, des éditions en flamand et en tchèque – ce qui s’explique par l’importance des confraternités et du hussitisme. L’absence d’édition anglaise est d’abord due à la faiblesse de l’imprimerie d’outre Manche. Barbier évoque rapidement les transformations survenues dans le lectorat de l’Imitatio, depuis la naissance des mouvements de spiritualité jusqu’au début du XIXe siècle, date à laquelle le texte devient, comme il l’illustre par une citation très convaincante, la référence de prédilection d’un lectorat féminin.

Véronique Meyer présente les éditions au XVIIe siècle de l’Imitatio du point de vue de l’histoire des illustrations (« Suites et cycles : les éditions illustrées de l’Imitation de Jésus-Christ au XVIIe siècle »). On constate avec étonnement la relative faiblesse de la littérature secondaire consacrée à cette question, d’autant plus que l’une des clés du succès et de la popularité de l’ouvrage résida sans doute dans la nature et dans la qualité des illustrations. Après le tableau des illustrateurs et des illustrations, Véronique Meyer constate que si le contenu des images si fixa relativement tôt – le Christ portant la croix, les allégories de l’âme fidèle, le cœur de Jésus, etc. –, les choix concernant la forme dépendaient en large mesure de l’éditeur (un auteur, un jésuite, un janséniste…) et du public visé. Bien entendu, l’imagerie des versions latines censées séduire les érudits différait de celle utilisée dans les éditions vernaculaires visant un public laïc. Philippe Martin étudie ces dernières, se demandant quand et comment l’Imitatio Christi devint l’un des plus importants « livres pour tous » (Libri per tutti, soit une catégorie fréquemment utilisée par les historiens du livre) (« Un livre pour tous : lectures multiples de l’Imitation (XVIIe-XIXe siècle) »). Le processus mis en évidence est celui de l’effacement progressif du caractère polémique qui était encore celui du texte au XVIIe siècle : l’Imitatio devient guide, consolation et compendium des doctrines les plus importantes enseignées par l’Église.

Les marques de provenance des exemplaires illustrent très bien l’histoire de la formation des collections d’Imitatio Christi présentes dans les bibliothèques parisiennes, mais le goût culturel et les ambitions politiques de certains collectionneurs ont aussi laissé leur empreinte. Les articles de Yann Sordet (Bibliothèque Sainte-Geneviève), Martin Delaveau (Bibliothèque nationale de France), Fabienne Queyroux (Bibliothèque Mazarine) et Martine Lefèvre (Bibliothèque de l’Arsenal), sont précédées de l’étude des deux directeurs du volume.

Martine Delaveau étudie, sur la base de tous les éléments d’information figurant dans le catalogue, les possesseurs ecclésiastiques de l’Imitatio Christi. L’une des raisons d’être de la publication d’ouvrages tels que le présent volume (réunissant catalogue et études) réside précisément dans l’accumulation de matériaux susceptibles d’être analysés quantitativement – et, dans le cas de l’Imiatio, l’analyse statistique suggère des conclusions convaincantes. Les tableaux présentés par Martine Delaveau soulignent quelques évidences, mais nous réservent aussi des surprises. L’auteur répartit le monde ecclésiastique en quatre groupes : les ordres réguliers (ordres monastiques ou canoniaux), les ordres mendiants, les clercs réguliers (jésuites et barnabiens) et les congrégations séculières. Ce sont ces dernières qui possédaient apparemment le plus d’exemplaires d’Imitatio, ce que l’on peut rapporter au fait que la congrégation sulpicienne a été fondée à Paris en 1642, pour améliorer la formation du bas-clergé : l’importance de notre texte dans leurs collections ne saurait étonner. Inversement, malgré les attentes de l’auteur de ce compte-rendu, les ordres mendiants n’occupent que le troisième rang dans la liste des possesseurs, et ils sont nettement devancés par les ordres réguliers. On peut supposer que les mendiants ont distribué leurs exemplaires aux fidèles, ce qui devait aboutir à la baisse des exemplaires conservés. Cet argument est confirmé par le fait que les franciscains ont conservé proportionnellement plus d’exemplaires que les dominicains et les carmes. Les proportions caractérisant les deux autres groupes ne sont guère étonnantes : contrairement aux ordres canoniaux, les ordres monastiques ont conservé très peu d’exemplaires, tandis que la communauté barnabienne – fondée en 1630, pour l’instruction de la jeunesse – disposait de trois fois plus d’exemplaires que les jésuites.

Yann Sordet se propose d’ouvrir les volumes et de les examiner de près (« Usages, appropriations, transmission de l’Imitatio Christi : l’enseignement des exemplaires »). Il donne une attention particulière aux reliures, s’efforce de repérer le trajet de quelques exemplaires d’un possesseur à l’autre, et propose de très beaux exemples de lecteurs prenant des notes dans les livres qu’ils consultent.

L’établissement du catalogue lui-même est dû à Martine Delaveau, Yann Sordet, Hélène Deléphine, Jean-Dominique Mellot et Nathalie Rollet-Bricklin. Dans la description des exemplaires, conformément à l’usage adopté dans la recherche internationale, ils indiquent avec précision les anciens possesseurs et les ex-libris ; ils ne manquent jamais de fournir une présentation très professionnelle des reliures rares. Au total, c’est une équipe très cohérente qui nous propose ici son travail, et l’on n’a plus qu’à se demander quelle sera – après la Bible et l’Imitatio Christi – l’œuvre qui sera l’objet de leur attention scientifique. Ajoutons que le présent volume atteste brillamment du fait que les ouvrages imprimés réunissant catalogue et études scientifiques conservent pleinement leur importance et leur raison d’être au XXIe siècle, ère du numérique et des bases de données.

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7 Martine Delaveau et Denise Hillard, éd., Bibles imprimées du XVe au XVIIIe siècles conservées à Paris. Catalogue collectif, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2002 (pour un compte-rendu, voir Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, 2006, 2, pp. 375-376).

8 Les traducteurs hongrois ont été deux jésuites, Gergely Vásárhelyi et Péter Pázmány, contemporains du traducteur croate figurant dans le volume, Bartol Kasić.

9 Selon la théorie explicitée dans Frédéric Barbier, L’Europe de Gutenberg. Le livre et l’invention de la modernité occidentale. (XIIIe - XVIe siècle), Paris, Belin, 2006 (« Histoire et société »).