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Libri per tutti : Generi editoriali di larga circolazione tra antico regime ed età contemporanea dir. Lodovica Braida, Mario Infelise

Torino, UTET, 2010, VII-359 p., 190 ill., index. ISBN 978-88-02-08267-7

Raphaële Mouren

Juan-les-Pins, Milan, Lyon

Cet ouvrage regroupe les communications d’un colloque qui s’était donné pour objectif d’identifier et de décrire les catégories de livres (« genres éditoriaux ») que l’on peut regrouper sous le nom générique de « livres pour tous » ou « livres de large circulation ». Il s’agit aussi d’étudier ces catégories sur une longue période, et de mettre en lumière les évolutions et les transformations qu’ont connues les œuvres. L’intérêt d’une telle étude est qu’elle permet de regarder des textes qui sont diffusés pendant très longtemps et, comme l’écrit dans son introduction Mario Infelise, « ont [eu] une influence discrète, mais profonde, sur les habitudes culturelles ».

L’ouvrage est introduit comme souvent par une présentation historiographique, renvoyant au colloque fondateur tenu à Wolfenbüttel en 19914 (Mario Infelise). Il se clôt par un panorama historiographique (Lodovica Braida) des études menées en Italie sur les « livres pour tous » dans l’Ancien Régime, « entre histoire sociale, histoire du livre et histoire de la censure » : au-delà de la mise en lumière d’une particularité italienne – la vitalité des études sur la censure –, cette synthèse renvoie à la nécessité pour l’historien du livre de s’appuyer sans cesse sur d’autres disciplines pour avancer. L. Braida tente de fixer les termes et d’expliquer les choix des deux éditeurs, en particulier en s’arrêtant sur l’adjectif de « populaire » parfois employé pour les types d’écrits étudiés dans cet ouvrage : trop connoté, « populaire » est attribué à un certain nombre de publications par les lettrés, et, comme M. Infelise, L. Braida préfère le terme de libri di larga circolazione.

Les obstacles à un tel projet sont connus : il s’agit essentiellement du manque de sources. Ce Libri per tutti illustre bien les remarques de L. Braida sur la variété de la production de large circulation, qui la rend bien plus difficile à étudier en Italie qu’en France ou en Espagne. Pour l’Ancien Régime et l’époque contemporaine, la France dispose d’outils bibliographiques qui rendent visible sa production éditoriale. Mais M. Infelise utilise à juste titre l’exemple de la production livresque actuelle pour insister sur le caractère éphémère de nombre de publications. Il montre aussi, à travers les choix drastiques effectués par la bibliographie nationale, à quel point, à tous les niveaux, y compris dans le cadre des responsabilités internationales des pays (chargés d’assurer tous ensemble la description de tout ce qui est publié dans le monde), certaines publications sont encore aujourd’hui jugées indignes d’un enregistrement : la « littérature de consommation », les manuels scolaires, les publications associatives… De même qu’il y a trente ans les bibliothécaires pensaient encore qu’il y a des « doubles » dans le livre ancien, il reste aujourd’hui beaucoup de chemin pour que ces objets-livres, objets-écrits, trouvent l’intérêt de ceux qui devraient les décrire et les conserver. Le mépris et la censure appliqués très tôt par les intellectuels de profession, par exemple aux livres de chevalerie, sont loin d’avoir disparu, et un des mérites de Libri per tutti est de rappeler à nouveau que les professionnels du livre, chercheurs, étudiants, bibliothécaires, doivent les surmonter. Le manque de sources peut aussi induire en erreur l’historien, comme le relève Tiziana Plebani à propos des livres de chansons : le fait que des chants religieux nous aient été davantage conservés a fait souvent écrire qu’ils étaient antérieurs à d’autres formes de chant, « confondant existence et conservation ».

Les organisateurs du colloque et éditeurs des Actes étaient confrontés à plusieurs difficultés. L’une d’entre elles était de maintenir l’équilibre entre l’époque moderne et l’époque contemporaine, qui devrait désormais comprendre au moins le XXe siècle dans son entier. C’est le cas pour l’étude de Monica Galfré sur l’édition scolaire, qui va jusqu’en 2008. Son chapitre est malheureusement trop centré sur l’Italie, et ne s’appuie pas sur une réelle comparaison des situations : l’auteur assure par exemple que ce qui différencie l’Italie des autres pays, c’est la gratuité de l’école obligatoire et le coût peu élevé de toute l’instruction publique (p. 236).

La bibliographie utilisée est abondante, surtout en italien, un peu moins en anglais, presque pas en français, pour certains domaines traités ici. Hans-Jürgen Lüsebrink présente une abondante bibliographie allemande peut-être moins connue à l’étranger. Un des écueils principaux est le risque de s’éloigner trop du sujet traité. Nombre d’auteurs ne l’évitent pas, même s’ils précisent parfois que ce n’est pas le lieu de s’étendre sur ce qu’ils écrivent. La tentation est trop forte d’une analyse qui ne se place pas du point de vue de l’histoire du livre mais de celui de l’histoire littéraire ou religieuse. Autre risque pas toujours évité : insérer trop de listes de livres, difficiles à analyser pour le lecteur. Pour les organisateurs, harmoniser l’ensemble était un obstacle. C’est, dans ce cas, réellement impossible tant les approches sont différentes : de Mario Rosa à Giovanna Rosa, l’écart est certainement trop grand pour être comblé. La dernière partie de l’ouvrage est entièrement historiographique, et sans doute cet ensemble là aurait gagné à une meilleure harmonisation.

Libri per tutti ou di larga circolazione semblerait pointer le regard sur le lecteur ; or, plusieurs chapitres du livre délaissent trop ce lecteur, en particulier tous ceux qui traitent de l’édition enfantine. Et lorsque le lecteur est au centre de la réflexion, il peut arriver qu’un lecteur étranger (non italien) constate des particularités qui semblaient naturelles à l’auteur. Gabriele Turi par exemple (« Molti libri, quanti lettori ? Le nuove vie della distribuzione ») relève que 62 % des jeunes entre 14 et 29 ans lisent au moins trois livres par an, davantage que les Espagnols, les Français et les Allemands. Mais il faut souligner que l’enseignement en Italie est, beaucoup plus qu’en France, basé sur la lecture obligatoire de livres, en particulier à l’université. En France on sait bien que la bibliographie distribuée en cours d’année par un enseignant est oubliée sur le champ, et il est exceptionnel, dans certaines disciplines (en particulier en sciences humaines), que les étudiants lisent un ou plusieurs livres de la liste. Enfin, les examens ne vérifient pas toujours que ces lectures ont bien été faites.

L’objet choisi ici comme thème d’étude reste toutefois difficile à définir. En témoigne le fait que l’ouvrage ait été divisé en six parties, qui regroupent les textes de manières différentes : la première partie (« Tra oralità e scrittura », Marina Roggero, Federico Barbierato, Tiziana Plebani) adopte une approche typologique ; la deuxième (« Letture religiose », Mario Rosa, Roberto Rusconi, Maria Iolanda Palazzolo) est centrée autour de la question de la religion, regroupant des études portant autant sur la typologie des textes que sur la stratégie éditoriale et sur les modes de diffusion ; il est bien difficile de tenter de présenter la partie 3 (« Nuove strategie e nuovi lettori », Giovanna Rosa, Giorgio Bacci, Paola Govoni), car elle regroupe des textes très différents entre eux ; la partie 4 (« Libri per ragazzi e per la scuola », Giorgio Chiosso, Pino Boero, Monica Galfré) est définie par le public des ouvrages étudiés, les enfants, réunissant les manuels scolaires et d’autres types de publications ; la cinquième partie (« Le forme della distribuzione », Gabriele Turi, Aldo Cecconi) est consacrée à la distribution, même si la question est traitée à d’autres endroits du livre ; la dernière partie est historiographique : « I “libri per tutti” nella storiografia » (Hans-Jürgen Lüsebrink, Antonio Castillo Gómez, Jean-Yves Mollier, Lodovica Braida). Signalons que l’article de Paola Govoni, « Scienza per tutti », proposé dans la troisième partie, est essentiellement consacré à une analyse historiographique du sujet, très liée à l’histoire sociale. De cette difficulté à définir l’objet étudié témoigne aussi le fait que nombre d’auteurs sont obligés de consacrer plusieurs pages à le définir, comme c’est le cas pour les libri di scuola étudiés par Giorgio Chiosso.

Quels types d’études peuvent être menés sur ces « livres pour tous » ?

– Une approche typologique, consistant à identifier les lecteurs et les caractéristiques d’un genre. C’est ce que fait Marina Roggero à propos des « livres de chevalerie », nom qui regroupe un ensemble hétérogène de textes, aussi bien d’un point de vue chronologique (puisque l’on va du Moyen Âge au XIXe siècle) que d’un point de vue littéraire, mais aussi du point de vue des formes de leur distribution, ainsi que de celui de la réception et de l’usage, par un et souvent par plusieurs lecteurs. Ces libri di cavalleria forment fil continu entre la littérature médiévale (romans arthuriens) et modernes (l’Arioste, le Tasse…). Il s’agit par excellence d’une littérature très tôt jugée comme « populaire », avant même le XVIIIe siècle, au point que les raisons du succès de ces œuvres sur une si longue durée n’ont pas été étudiées comme il l’aurait fallu.

– Une approche sociologique, comme celle de Federico Barbierato dans son étude sur les livres de magie, ou celle de Marina Roggero. Cette approche inclut les questions de l’alphabétisation, de la vulgarisation scientifique, celle aussi des modes de lecture : le livre de magie ne se lit pas d’un trait, le livre de chevalerie se lit en famille ou entre amis même au temps des Lumières. Si certaines de ces lectures sont citées dans les correspondances, d’autres, jugées indignes du lecteur, sont masquées et ne se trouvent que dans les livres de compte des libraires5. Il ne s’agit pas ici d’autres lecteurs, mais de lectures communes, de textes lus dans divers milieux, qui réunissent des types de lecteurs très différents entre eux sociologiquement et intellectuellement. Romans, recueils de chansons sont ainsi en incessant aller-retour entre l’écrit et l’oral. Le livre de chevalerie se cache ou s’affiche dans les correspondances, le livre de magie apporte un pouvoir à celui que l’on en sait propriétaire. On peut y ajouter la question des médiateurs : l’intérêt des humanistes pour les chansons (et particulièrement les textes) fait d’eux les médiateurs de ces œuvres.

Il s’agit aussi de catégoriser ces livres pour tous en prenant en compte, non plus le type même des livres, d’un point de vue littéraire ou à partir de leur contenu, mais leurs usages : Mario Rosa réunit en quarante pages les livres de dévotion, ensemble qui a connu des modifications avec le temps, nom générique qui recouvre des types de textes très différents entre eux (livres de prière, considérations morales et éthiques, méditations sur les mystères chrétiens, manuels pour les chrétiens…). Ces textes forment pourtant bien, on le comprend aisément, un ensemble qu’il faut étudier comme tel. De la même façon, Roberto Rusconi réunit l’abondante production catholique du XIXe siècle, proposée en « bibliothèques » conçues avec une structure complexe, dans un objectif de lutte contre le protestantisme et d’éducation du chrétien, passant aussi par la création de sociétés et d’associations pour la diffusion des « bons livres ». L’ensemble contient des livres qui ne sont certes pas « pour tous », comme les 450 pages de Du pape de Joseph de Maistre. On pourrait rapprocher cet ensemble de la littérature de colportage, qui est très certainement la catégorie de « livres pour tous » la plus étudiée : il ne s’agit pas tant d’un type de textes que d’un type de production, à bas prix, basée sur la réutilisation des textes et des images, et d’un type de distribution, le colportage.

– Un aspect de ces textes que l’on peut privilégier concerne le fait qu’ils sont mouvants : les romans de chevalerie connaissent plusieurs versions, les livres de magie, copiés à la main la plupart du temps, peuvent être adaptés à leur propriétaire qui choisit, en copiant lui-même, d’enlever, déplacer, résumer certaines parties. Au XIXe siècle, le roman est lui aussi polymorphe, toujours en évolution. Ce sont des textes qui évoluent au fil du temps, restent longtemps sans vulgate fixe. Se pose ainsi, dans ce cadre, la question de l’auctorialité, elle aussi mouvante et difficile à cerner.

– Une approche possible consiste à regarder de près quelle est la situation à un moment précis, comme le fait Pino Boerio à propos de la littérature enfantine en Italie : en 1881, naissance du Giornale per i bambini, en 1883 les romans de la Contessa Lara, en 1875 les premiers livres d’Ida Bacini…

– Enfin, plus traditionnelles, ce sont les monographies, études et annales concernant un éditeur particulier, comme Aldo Cecconi à propos de Demetra et du groupe Giunti à partir de 1988.

Ce qui frappe en parcourant ce livre, c’est de constater la grande variété des circuits de diffusion et de distribution de ces ouvrages. Les romans peuvent être vendus sous forme de livres à bas prix comme d’éditions précieuses. Les livres de magie sont caractérisés par une forte diffusion sous forme manuscrite, mais artisanale. Les livres de chansons sont vendus par les saltimbanques, dans la rue, à la fin de leur spectacle, autant au XVIe siècle qu’encore au XIXe (Jean-Yves Mollier)6. À l’opposé, la stratégie des éditeurs catholiques et plus largement des grands éditeurs du XIXe siècle est celle de la collection, destinée à fidéliser un public à ses livres à bas prix. L’offensive catholique des missions intérieures, s’appuie sur ces collections, donc sur les techniques les plus modernes de diffusion, mais aussi sur le colportage et les réseaux : celui des Salésiens pour les œuvres de Don Bosco, celui des bibliothèques créées sur le modèle des Bons livres bordelais (Roberto Rusconi)… Mariolina Palazzuolo illustre l’action des ambulanti évangéliques à partir de 1848. Catholiques et protestants s’adaptent très rapidement aux évolutions que connaît le mode du livre dans la première moitié du siècle (M. Palazzuolo, R. Rusconi) : l’exemple de l’éditeur Perino, qui non seulement illustre ses livres, mais invente le slogan « Peuple, lis ! », est significatif (Giorgio Bacci). Dans le cas des livres pour enfants, la stratégie des éditeurs conduit à la publication de catalogues spécialisés au milieu du siècle (Giorgio Chiosso). Dans les dernières années du XXe siècle, la particularité de l’Italie concerne la diffusion massive des livres, par centaines de milliers, dans les kiosques. La France (où se développe dans le même temps un autre modèle, celui des « centres culturels » des grands hypermarchés de périphérie), peine à copier ce type de distribution. Les écrivains doivent, eux aussi, s’adapter à ces évolutions à partir du XIXe siècle (Giovanna Rosa) : le marché est devenu national, la lutte contre la contrefaçon s’est organisée, les entreprises ont une stratégie construite, qu’elles soient laïques ou confessionnelles. Le XIXe siècle est le siècle du roman, d’une nouvelle littérature liée aux nouvelles stratégies éditoriales, celles des feuilletons, des collections, de la baisse des prix…

Un autre aspect spécifique à une partie de ces livres est la question de la masse. Certains de ces textes sont imprimés et distribués en très grande quantité : c’est le cas en particulier des feuilles volantes ou cahiers simples pour les chansons. L’écrit devient le support de diffusion principal, remplaçant la transmission orale. Dans certains cas, la masse se juge sur le long terme, comme pour les romans, ou, à l’inverse, elle est constituée par l’impression en grande quantité de certains textes pendant une brève période : citons le Bénéfice du Christ au milieu du XVIe siècle (Mario Rosa), ou encore les Lectures catholiques de Don Bosco à partir des années 1850 (Roberto Rusconi). Il semble exagéré d’appeler « collection » la bibliothèque bleue, ensemble au fond hétérogène ; « corpus » employé un peu plus loin par le même auteur, L. Braida, dans sa synthèse historiographique, est plus adapté. Mais cette diffusion massive n’est pas une caractéristique commune à tous les « livres pour tous » : à l’inverse, le livre de magie est rare, sa diffusion restant en outre invisible.

Une des questions qui sous-tend l’ouvrage sans jamais être réellement posée de front est celle de la culture de masse, très étudiée en France en particulier par Jean-François Sirinelli et Jean-Pierre Roux, qui se développe rapidement au XIXe siècle (le roman en fait partie) et dont la fin est pronostiquée depuis plusieurs années. L’autre est celle de l’alphabétisation, sur laquelle s’arrête L. Braida à la fin du livre. Bien entendu, savoir lire n’est pas toujours indispensable pour prendre connaissance du contenu d’un livre. Mais la bibliographie italienne récente sur le sujet rapproche ce dernier de l’histoire de la lecture. Enfin, un des sujets les moins traités dans cet ouvrage est celui de l’écrit comme mode d’information sur l’actualité. Il peut prendre la forme, dès la fin du XVIe siècle, de chansons qui racontent la guerre, les épidémies, la vie des gouvernants…, et cette forme de rime sera utilisée en Italie jusqu’au milieu du XIXe siècle. On aurait aimé voir présentés des travaux sur la production d’actualité, les canards, les placards, les récits d’événements extraordinaires, des guerres, des exécutions, du mariage du prince, des nouvelles de l’extérieur…

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4 Édité cinq ans plus tard, mais bien peu novateur : R. Chartier, Hans-Jürgen Lüsebrink, éd., Colportage et lecture populaire : imprimés de large circulation en Europe, XVIe-XIXe siècles, Paris, IMEC-Éd. de la MSH, 1996.

5 Voir par exemple à ce propos les recherches menées par Gilles Éboli dans les livres de compte des libraires David sur les lectures de femmes de parlementaires aixois : « Lectures parlementaires aixoises au XVIIIe siècle », dans Le Parlement de Provence 1501-1790 : actes du colloque d’Aix-en-Provence, 6 et 7 avril 2001, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2002 (« Le temps de l’histoire »), pp. 83-90.

6 Rappelons un article très récent sur le sujet de Rosa Salzberg, « The lyre, the pen and the press: performers and the cheap print in Cinquecento Venice », paru dans L. Pon, C. Kallendorf, éd., The Books of Venice-il libro Veneziano, Venezia, Biblioteca nazionale Marciana-La Musa Italia ; New Castle (DE), Oak Knoll Press, 2008 (« Miscellanea Marciana », 20), pp. 251-276, qui inclut les romans de chevaleries et autres impressions à bas prix vendues par les saltimbanques (voir le compte rendu qui en a été fait dans Histoire et civilisation du livre, 2010, 6, pp. 374-377).