Le monde du livre face aux lois de copyright international au XIXe siècle : Grande-Bretagne, France, Belgique, États-Unis
Journée d’étude organisée par le CRIDAF (Centre de recherches interculturelles sur les domaines anglophones et francophones) le 9 mars 2012, Université Paris 13
Marie-Françoise Cachin
Claire Parfait
Les organisatrices de cette journée, Claire Parfait et Susan Pickford, avaient pour objectif de proposer une réflexion théorique et des études de cas sur le copyright international au XIXe siècle, en envisageant notamment les effets qu’eut l’accord bilatéral du milieu du siècle entre la France et la Grande-Bretagne sur auteurs, éditeurs et traducteurs. Une version bilingue de cet accord signé le 5 novembre 1851 a été distribuée aux participants.
La première intervention de la matinée, due à Jean-Yves Mollier (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines), a été consacrée au problème de la contrefaçon belge avant les accords de 1852-1854. Problème extrêmement important dans la première moitié du XIXe siècle, non seulement pour les livres mais aussi pour la presse. Durant cette période, il existait en Belgique d’énormes entreprises dont le but était d’imprimer des milliers de livres en volumes compacts et de petit format. En fait, cette contrefaçon a donné un coup de fouet à l’édition française, en entraînant notamment la révolution Charpentier de 1838 : pour battre les pirates à leur propre jeu, Charpentier divise le prix du livre par quatre ; Michel Lévy lancera ensuite des livres à 2, puis à 1 f. Dans ce contexte, il importait de défendre la propriété littéraire ainsi que le capital que constituait la littérature française. Les premiers accords sont signés, par exemple avec le Piémont-Sardaigne en 1843. La Belgique est contrainte de négocier avec la France en février 1854.
Laurent Pfister (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines) a ensuite abordé la question de l’internationalisation du droit d’auteur en étudiant la convention franco-anglaise de novembre 1851 dans une perspective de droit comparé. Il a commencé par rappeler ce qui existait auparavant, à savoir soit la reconnaissance des droits d’auteurs étrangers selon la législation nationale d’un état à condition qu’il y ait réciprocité, soit des accords bilatéraux. S’interrogeant sur les raisons de l’accord France-Grande-Bretagne, Laurent Pfister a souligné que les deux pays étaient alors victimes de contrefaçon, les Anglais avec des contrefacteurs comme Galignani ou Bossange, la France avec les contrefaçons belges. Deux apports majeurs découlent de la signature de l’accord entre la France et la Grande-Bretagne : 1) le principe d’assimilation réciproque des auteurs nationaux aux auteurs étrangers ; 2) l’institution d’un privilège de traducteur. Avant le début des années 1850, on se demande si traduire signifie contrefaire. D’un côté, on considère que la traduction doit être libre afin de favoriser la circulation des œuvres (conception utilitariste), de l’autre, on assimile la traduction à de la contrefaçon. Dans la convention bilatérale, la traduction est l’objet du régime le plus restrictif. Mais la durée des droits des traductions fixée à cinq ans est jugée trop courte et en 1858, lors du premier congrès de la propriété littéraire, on demande qu’elle passe à dix ans.
C’est précisément sur la traduction que porte l’intervention suivante, de Susan Pickford (Université de Paris 13), plus précisément sur la position des traducteurs face aux enjeux du copyright au XIXe siècle. Évoquant les droits moraux, elle indique que l’intérêt pour les aspects non-économiques s’est cristallisé au début du XIXe siècle autour de la question : « une traduction peut-elle être considérée comme une œuvre en soi ? » Tout dépend de la conception qu’a le monde éditorial du travail du traducteur. Les traductions méritent-elles une protection en tant que telles ? La loi estime à partir des années 1820 que la traduction implique de la créativité, et le traducteur est considéré comme un auteur, donc il devrait toucher des droits d’auteur. La consultation des archives Hachette et Hetzel à l’IMEC permet de constater les démarches de certains traducteurs pour faire valoir de tels droits. Ainsi Paul Lorrain signe un contrat pour une traduction du romancier britannique Bulwer Lytton et exige que son nom figure en bonne place, alors qu’il ne fait que coordonner la traduction. Les droits moraux sont pris en compte de plus en plus pour les traducteurs faisant partie d’un cercle social ou intellectuel majeur, alors que les « petites mains » n’arrivent pas à imposer le respect des mêmes droits moraux. L’importance du capital social et symbolique apparaît ici nettement.
Les interventions de l’après-midi portaient sur les États-Unis. Michael Winship (University of Texas at Austin) a consacré sa communication à la publication aux États-Unis de The Life of Napoleon Buonaparte de Walter Scott en 1827. Walter Scott était extrêmement populaire aux États-Unis où, en l’absence d’accord de copyright international, les éditeurs étaient libres d’imprimer ses écrits sans payer de droits d’auteur. Mais en raison même de cette popularité, la concurrence était féroce entre les éditeurs américains. Carey & Lea, de Philadelphie, résolurent au moins temporairement le problème en payant l’éditeur écossais de Scott pour obtenir les épreuves de ses livres. Ils publièrent 12 000 exemplaires de Life of Napoleon, faisant stéréotyper l’ouvrage, une nouveauté pour une première édition. Par ailleurs, grâce à un système informel appelé « courtoisie de la profession » (courtesy of trade), l’éditeur américain qui annonçait une édition d’un nouvel ouvrage d’auteur britannique se voyait conférer une exclusivité temporaire sur le titre. Ce système, qui fonctionnait plutôt bien sauf en temps de crise ou dans le cas d’un auteur très populaire, établissait au XIXe siècle un copyright de fait sur certains ouvrages.
Dans la communication suivante, Will Slauter (Université de Paris 8) a examiné le statut de la presse aux États-Unis au XIXe siècle. Le problème du copyright se pose de manière spécifique dans le cas de la presse car le journal est éphémère, et les textes qui y figurent relèvent souvent du « couper/coller » puisque l’échange de nouvelles est alors totalement libre. On a même pu parler de « scissors editors », qui ne donnent jamais l’origine de leurs sources. Toutefois, quelques rédacteurs en chef commencent à reconnaître les droits des auteurs. Certains journaux protègent les copyrights non seulement pour les romans (qui paraissent en feuilleton) mais aussi pour ce que les anglophones appellent la « non-fiction » et les essais. Les mentions des copyrights se multiplient dans la presse à partir des années 1880, mais on considère parfois qu’il ne peut y avoir de copyright pour les nouvelles quotidiennes qui n’ont pas vraiment d’auteur. Après la Convention de Berne, on peut republier tous les articles dans un autre pays et si, vers la fin du siècle, la littérature et la fiction sont protégées, ce n’est pas le cas des essais politiques et des nouvelles quotidiennes. En 1908, le droit de republication peut exister pour des articles portant sur la politique, la science, la religion, etc., mais pas pour les informations du jour.
La dernière intervenante, Ellen Gruber Garvey (New Jersey City University), a traité d’un aspect tout à fait surprenant et original de la propriété intellectuelle, en examinant les « scrapbooks » de Mark Twain. Mark Twain a longtemps lutté pour un accord international de copyright, il s’est également fréquemment élevé contre la réimpression de ses écrits dans des périodiques. La circulation des textes d’un périodique à un autre – sans rémunération pour l’auteur – était en effet fréquente aux États-Unis au XIXe siècle. Le même Mark Twain a cependant encouragé la circulation de ses écrits et d’autres textes dans un type d’album (« scrapbook »), pour lequel il avait déposé un brevet. Le lecteur y collait des coupures de journaux qu’il souhaitait conserver. L’album brouille ainsi les frontières entre auteur, lecteur, et éditeur.