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Le livre dans les Indes Néerlandaises : un marché nouveau pour les Pays-Bas

Lisa KUITERT

À la recherche de portraits d’« indigènes » du XIXe siècle dans les collec- tions du KITLV, l’Institut néerlandais qui conserve la mémoire de l’histoire coloniale des Pays-Bas, j’apercevais souvent le même attribut à l’arrière-plan des photographies : des livres. Apparemment, pour la population indigène des Indes néerlandaises, comme pour la population des Pays-Bas ou d’ailleurs, il était d’usage ou souhaité de se faire photographier avec un livre en tant que lecteur. Malheureusement, on ne sait pas de quel genre de livre il s’agit ni quelle est leur langue. Qui veut en savoir plus sur les livres dans les Indes néerlandaises – l’Indonésie actuelle – en sera pour ses frais. Il existe beaucoup de littérature secondaire sur la colonie néerlandaise mais, sur le commerce des livres au XIXe siècle, trois fois rien. En revanche, il existe une très bonne histoire de la presse aux Indes néerlandaises à la même époque. Toutefois, cette dernière ne prend pas en considération la population indigène et traite à peine des éditeurs1.

La question que l’on se pose est donc : existait-il quelque chose comme une « culture du livre » dans les Indes néerlandaises ? Et en quoi s’agit-il d’une culture transnationale du livre ? L’Occident et l’Orient, la colonie et la métropole se sont-elles, sur ce point, mélangées ou bien était-ce une situation à sens unique2 ? L’année dernière, j’ai fait une enquête dans les bibliothèques et les archives à ce sujet3. Limitée, la recherche s’est concentrée sur la société coloniale néerlandaise. La question est donc de savoir s’il y avait au XIXe siècle dans les Indes néerlandaises, des éditeurs avec une production locale, des librairies, et s’il existait d’autres canaux pour se procurer des livres ? J’ai aussi essayé, autant que possible, de me faire une idée de la population indigène en tant que consommatrice de livres.

LES DÉBUTS

L’imprimerie dans l’ancienne colonie des Indes néerlandaises, l’actuelle Indonésie, a longtemps servi un but économique et non culturel : avant 1800, il n’était pas question des Indes néerlandaises comme marché pour les livres imprimés. Non seulement parce qu’il y avait peu d’acheteurs, mais aussi parce que le régime censurait presque toute la production imprimée, voire l’interdisait. Le régime en vigueur fut longtemps la mission commerciale de la VOC. Et la seule entreprise de commerce de livres active était celle de la VOC érigée au XVIIe siècle par Hendrick Brandt, qui fut plus tard connue sous le nom d’Imprimerie d’État (Landsdrukkerij). Ce n’est qu’en 1816, lorsque les Anglais eurent été chassés et que l’archipel devint politiquement une colonie néerlandaise, que vit le jour un marché pour l’imprimé. L’Imprimerie d’État en avait initialement le monopole. En règle générale, les acheteurs étaient des colons européens, donc des Néerlandais, essentiellement des hommes. Il ne s’agissait pas d’un grand groupe d’individus – quelques milliers environ –, mais de lettrés, pour la plupart des fonctionnaires et leur famille, assez instruits pour lire des livres et des journaux. Vers 1861, les professionnels estimaient le nombre de clients dans la colonie aux environs de 25 0004 – tous les Européens vivant sur place n’utilisaient pas le néerlandais5 –, mais ce nombre grandit rapidement dans la dernière décennie du XIXe siècle.

Au début des années 1800, on lisait le journal Bataviasche Koloniale Courant (Courant colonial de Batavia) qui, entre autres, apportait des nouvelles de Hollande, quoique ces « nouvelles » fussent parfois vieilles de plus d’une année. En ce qui concernait la politique, les journaux et les magazines n’étaient autorisés à publier que les communications officielles du gouvernement. Les premiers livres disponibles étaient des règlements de commerce, des catalogues de prix, des almanachs, des récits de voyage et divers ouvrages de références, imprimés par l’Imprimerie d’État. En 1835, celle-ci ouvrit sa propre librairie située près de l’Imprimerie. La première librairie « indépendante », comprenant un assortiment varié, avait été fondée en 1839, lorsque le pharmacien J. C. Cyfveer joignit à son premier commerce un commerce de librairie, en créant ainsi une sorte de drugstore avant la lettre : ce type de commerce était appelé un toko-bokoe. Deux années plus tard, la pharmacie- drugstore était aussi devenue une imprimerie. Un des problèmes pour imprimer et éditer les livres n’était pas seulement la carence en bon papier, en matrices, en assortiments de caractères, mais aussi celle en personnel qualifié. On n’avait pas assisté non plus à un véritable développement de la lecture, peut-être en raison du climat, mais il y avait bien d’autres raisons à cet état de fait6.

LE XIXe SIÈCLE

À son arrivée aux Indes néerlandaises, le libraire W. Bruining, outre sa ferme intention d’ouvrir une librairie, possédait une petite presse à imprimer. Que voulait-il en faire, lui demanda-t-on ? Ne savait-il pas que la censure sévissait aux Indes néerlandaises ? En effet, la censure officielle entraînait de gros problèmes pour celui qui voulait éditer ou vendre des livres : la loi néerlandaise sur la liberté de la presse n’avait pas cours aux Indes néerlandaises, pas plus que la loi concernant les droits d’auteur. Il y avait donc beaucoup de contrefaçons, surtout des feuilletons parus dans les journaux locaux. Ainsi La Case de l’Oncle Tom avait-elle été publiée dès 1852 dans le journal De Oostpost (la Poste de l’Est), ce qui est remarquable vu le sujet du roman. L’absence de protection du droit d’auteur n’incitait guère les libraires à imprimer eux-mêmes.

Le climat dans le secteur de la librairie ne s’améliora pas lorsque le Règlement sur l’Imprimerie (1857) réduisit encore les libertés pour les éditeurs et les imprimeurs. À partir de cette date, les imprimeurs et les libraires qui s’installaient dans la colonie devaient déposer une caution destinée à payer d’éventuelles amendes. En outre, les travaux imprimés devaient être contrôlés, l’imprimeur étant tenu d’en déposer trois exemplaires auprès de l’instance compétente. Cependant, le nombre des publications allait croissant, probablement parce qu’il y avait alors un règlement clair. L’année 1865 enregistre un modeste apogée avec 155 titres publiés dans la colonie7. Beaucoup de Néerlandais faisaient venir leurs livres des Pays-Bas, de même que les toko- boekoe : les livres importés pouvaient être moins facilement contrôlés, car il s’agissait le plus souvent d’envois privés. D’après les listes de souscriptions, il s’avère que beaucoup de souscripteurs aux publications néerlandaises habitaient les Indes néerlandaises. Les chiffres des importations étaient impressionnants.

Tableau no 1 – Importation des livres à Java et Madura, 1825-18558.

AnnéeFlorins
182528 099
183012 316
183537 574
184051 952
184539 513
185053 862
1855101 563

Nous devons ces chiffres élevés au fait que la colonie était considérée au XIXe siècle purement comme un objet de rapport. Comme s’il s’agissait de l’exploitation d’une usine de matières premières, les comptes de la balance des coûts et des bénéfices étaient tenus avec une grande attention. Les listes de la figure 1 sont fondées sur les rentrées fiscales. Étant donné que les livres et les instruments de musique étaient au même tarif, ils ont été comptabilisés ensemble. Pour la période postérieure à 1855, les statistiques enregistrent la valeur des importations non en argent, mais d’après le poids en kilos (figure 2). Les niveaux des importations aux Indes néerlandaises sont encore plus remarquables si on les compare avec ceux des livres exportés des Pays-Bas dans d’autres régions où le néerlandais était parlé. En effet, les éditeurs néerlandais avaient aussi exploré le marché de leur langue dans d’autres régions du monde : ainsi y avait-il dans la partie flamande de la Belgique un marché important pour la lecture en langue néerlandaise qui, par ailleurs, se développa dans la période où Belgique et les Pays-Bas formèrent un seul royaume, entre 1815 et 1830. Le libraire néerlandais Brest van Kempen ouvrit ainsi une librairie en 1821 à Bruxelles, comme annexe de sa maison d’édition9. En Afrique du Sud aussi, il y avait un public parlant et lisant le néerlandais. Des Néerlandais s’étaient installés dans le sillage de la VOC avec l’intention de profiter du négoce entraîné par les bateaux faisant escale dans les ports. Plus tard, lorsque le Cap fut conquis par les Anglais, en 1806, ces descendants des Néerlandais s’enfoncèrent dans le pays intérieur pour y construire leur vie en tant que Boeren (Boers). Des éditeurs d’origine néerlandaise, tels Juta et Dusseau, en profitèrent pour créer en Afrique du Sud un fonds d’imprimés, surtout remarquable par le nombre de journaux régionaux10. De même en Amérique du Nord, dans la proximité du lac Michigan, il y avait une communauté parlant le néerlandais et dans laquelle les éditeurs voyaient un marché11. Ce dernier groupe était pourtant plus petit que ceux des Flamands et des Boers. Si l’on observe l’état de la figure 2, il apparaît clairement que l’exportation de livres à destination des Indes Néerlandaises était plus importante que pour l’Afrique du Sud ou la Belgique.

Tableau no 2 – Exportation de la librairie néerlandaise, 1860-1880 (en kg)12.

18601880
Indes néerlandaises45 693114 233
Afrique du Sud26 14565 363
Belgique20 91597 302

Si, par commodité, nous calculons 250 grammes par livre, il s’agissait donc, vers 1880, de quelque 180 000 volumes exportés par an. Apparemment, il était lucratif de faire voyager les livres si loin. Par ailleurs, avec l’ouverture, en 1869, du canal de Suez, le voyage des Pays-Bas aux Indes néerlandaises se réduisit de moitié (on passe de trois mois à six semaines).

C’est surtout la presse plus que les livres qui avait à souffrir de la censure. Il est remarquable de voir pourtant que des journaux étaient aussi imprimés dans des langues indigènes : en 1867, la colonie comptait quatre journaux dans ce cas, mais huit en 1883 (on compte alors quelque 300 langues et dialectes dans les Indes néerlandaises) 13. Il y avait aussi des pamphlets et des traités publiés en langues indigènes, parfois sur initiative des œuvres missionnaires. Les imprimeurs d’origine chinoise sont les plus actifs. Les journaux indigènes étaient naturellement soumis eux aussi à la censure, mais comme dans la pratique personne ne connaissait bien les langues locales, il n’en était pas vraiment question. Quel était alors le véritable but de la censure ? Aux Indes néerlandaises, on craignait surtout un conflit avec la population la mieux éduquée – il s’agissait de gens qui parlaient le néerlandais et pouvaient donc lire la presse néerlandaise. En outre, si les chefs indigènes ne lisaient pas la langue néerlandaise, ils faisaient traduire les textes politiques. Dès lors, le danger ne résidait pas uniquement dans les textes incitant directement à la révolte, mais dans le fait que, pour les chefs locaux

un auteur qui se permettait de juger de haut les actions du gouvernement devait être un très puissant potentat pour que celui-ci ne lui coupe pas la tête14.

On se méfiait donc systématiquement d’un indigène qui parlait le néerlandais15. Cette angoisse avait été attisée après un scandale au sujet d’un article sur les indigènes paru dans le Indische Gids (le Guide d’Indonésie), avec en exergue une citation de Goethe sur une foire16. Dans cette citation, il est question de singes habillés avec des costumes fleuris, ce que les indigènes prirent pour une remarque les concernant. On eut beaucoup de mal à calmer les esprits. Le Indische Gids était imprimé et édité aux Pays-Bas et envoyé aux abonnés des Indes néerlandaises. On ne pouvait donc pas lui appliquer une censure préventive.

À la même époque, de nombreuses librairies s’installèrent sur place, fréquem- ment en combinant la vente de livres avec d’autres commerces. Dans le Rege- ringsalmanach (Almanach du gouvernement) de 1880, on signale pour toutes les Indes néerlandaises dix-huit individus enregistrés comme libraires, imprimeurs de livres ou relieurs. Trois ans plus tard, ce nombre s’était accru : il y avait alors 21 libraires, 17 à Java, 1 aux Célèbes et 2 à Sumatra. Dix ans plus tard, il y en avait 30. Quelques entreprises possédaient une certaine envergure, comme celle de G. Kolff. Après 1900 notamment, apparaissent des combinaisons de maisons d’éditions sino-néerlandaises ou indo-néerlandaises17. Leurs publi- cations étaient principalement fondées et destinées à la culture néerlandaise. L’apparition de maisons d’éditions complètement indigènes sera un fait du XXe siècle. À Medan (Sumatra), quelques maisons d’éditions indigènes étaient actives dans les années 1920 et 193018.

Afin de réduire les coûts d’impression, on expérimentait beaucoup dans la colonie en utilisant des nouvelles matières premières pour le papier, comme le palmier, l’alang-alang et le padi-stro. Outre le fait d’acheter des livres, on pouvait aussi les emprunter à une bibliothèque, et on en connaît au moins quinze dont parfois le catalogue nous est parvenu : nous savons ainsi que la bibliothèque de E. Fuhri proposait surtout des livres français destinés au prêt, fait d’autant plus remarquable que la lecture s’effectuait de façon générale en néerlandais ou en anglais. Il existait aussi des sociétés et des groupes de lecture auxquels on pouvait s’abonner, dont les douze plus importants avaient un catalogue imprimé. Ceux- ci sont cités dans la bibliographie de Van der Chijs de 1875, qui fournit une liste, non exhaustive cependant, des titres imprimés dans la colonie. Beaucoup de ces sociétés se trouvaient à Batavia (Jakarta), mais aussi dans des villes plus petites. Certaines portaient un nom indigène, comme Lidah Ilmoe à Salatiga et Soekaboemi ou Gedek, mais ce choix ne semble pas avoir grande signification. De même, des magazines au titre indigène, comme les almanachs Lakschmi (1840-1842), Warnasarie (1848-1858) et Biäng-Lala (1852-1855), proposaient un contenu en néerlandais. Le fait était parfois indiqué par le sous-titre, par exemple Biäng-Lala : Indisch leeskabinet tot aangenaam en gezellig onderhoud (Biäng-Lala : cabinet indonésien pour une lecture plaisante et agréable).

Outre les toko-boekoe, les ventes aux enchères étaient une bonne manière pour se procurer des livres. Étant donné que les fonctionnaires de la colonie devaient souvent déménager, constituer sa propre bibliothèque n’était pas très pratique. Si un fonctionnaire retournait aux Pays-Bas, il vendait, en règle générale, sa bibliothèque avant son départ.

Il reste difficile de savoir dans quelle mesure la population indigène achetait et lisait des livres néerlandais au XIXe siècle. Selon les linguistes de l’époque, elle n’était pas concernée par les livres, la culture indonésienne étant orale par tradition, et les contes populaires illustrés à l’aide des poupées wajang. De plus, les imprimés étaient considérés par certains comme inférieurs aux manuscrits enluminés, et on sait que dans les pays musulmans, la calligraphie était regardée comme une forme élevée de l’art. Quoi qu’il en soit, jusqu’au XVIIIe siècle, il n’y aurait pas eu d’imprimés de quelque importance en Indonésie. En revanche, un journal parut à Batavia (Jakarta) en 1795-1801, imprimé en caractères arabes, qui publiait des essais sur l’islam. Les corans qui circulaient étaient, eux, en général importés de Singapour, de La Mecque ou du Caire19. Vers la fin du XIXe siècle, sur l’île de Java, Sayyid Othman, lui même écrivain, possédait aussi une presse à imprimer : il aurait publié plus de trente titres en arabe et en malais, vendus par la librairie néerlandaise de G. Kolff & Co20. À la fin du siècle, Palembang (Sumatra) possédait une importante communauté arabe très active dans le commerce des livres et qui importait des magazines. La communauté arabe de Sumatra disposait de surau, des écoles où l’on étudiait le Coran, mais où il y avait aussi place pour des textes littéraires, et certains enseignants écrivaient eux-mêmes. À Padang, ils rédigeaient et publiaient le magazine Raja. Une source du XIXe siècle remarque, à propos du sultanat de Deli (Sumatra), que

Les Malais de Deli possèdent beaucoup d’ouvrages sur la religion, la guerre, l’histoire, les us et coutumes (adata) des pays et la poésie ; beaucoup d’indigènes sont très savants sur ces sujets et consacrent une grande partie de leur temps à l’étude21.

Ces exemples explicitent de façon claire le fait que la population d’origine de l’archipel, non seulement, parlait différents langages, mais avait aussi souvent une culture totalement différente non seulement de celle des colons mais aussi des autres habitants. Un commentateur du Gids (Le Guide) écrit à la même époque :

Les Javanais lisent très peu. C’est vrai, mais les Chinois lisent beaucoup. La question est de savoir si l’effet d’un pamphlet est plus dangereux sur quelqu’un qui lit beaucoup ou sur quelqu’un qui lit peu.

Il existait des éditions de littérature javanaise disponibles sous forme de livres, parfois imprimés en caractères javanais, et H. Kern, premier linguiste spécialiste au XIXe siècle, remarque l’existence d’un goût prononcé pour la littérature indigène : les indigènes lisent, dit-il, leurs propres classiques, comme Babad Padjadjaran (1885) en vers et Serat Rama (1875), tous deux édités par la firme d’origines néerlandaises Van Dorp à Semarang22. Van Dorp édita aussi en 1877 les récits de voyages de Raden Mas Adipati Hario Tjondro Nagoro, en caractères javanais, et en 1883 vingt-quatre contes wajang 23.

Des linguistes comme Kern auront certainement été des lecteurs de ces éditions « exotiques », mais y avait-il aussi une clientèle indigène pour elles ? Dans les sources contemporaines, on trouve peu d’observations flatteuses sur les indigènes, qui auraient été paresseux et ignares. Que ces observations aient été fondées ou non, la politique néerlandaise n’avait pas pour but le développement de la population locale – les règlements sur l’imprimerie et le peu de formation en langue néerlandaise en sont les preuves les plus indubitables : on redoutait que l’éducation n’augmentât le mécontentement et ne provoque des troubles, crainte effectivement fondée par le « système de culture » mis en œuvre à partir de 1830 et haï par la population. Il s’agissait de faire produire à la colonie le plus de bénéfices possibles pour la métropole, donc de faire cultiver par la population indigène 20 % de ses terres avec des produits d’exportation. Le déséquilibre démographique est écrasant, 50 000 européens pour vingt millions d’indigènes en 1880, et fait redouter toute contestation possible.

Tableau no 3 – Population de l’archipel indonesien (Java, Madura, les regions exterieures) 24

EuropéensPopulation d’origineAutres*
185524 462> 10 732 629> 158 558
188050 400> 19 540 813> 227 952
190075 833> 28 386 121> 368 934
1930240 162 > 59 138 067> 1 348 749

*. Données de Kees Groeneboer, ouvr. cité, p. 477.

La majorité des indigènes ne maîtrisait pas le néerlandais, et les écoles spécifiquement établies pour les indigènes n’enseignaient pas cette langue, ce qui entretenait naturellement la séparation. Au début du XXe siècle, on ouvrit cependant les écoles néerlandaises à l’élite de la population indigène, qui peut ainsi apprendre le néerlandais et acquérir des livres en néerlandais, mais il s’agissait que d’une minorité privilégiée. Ce phénomène pourrait expliquer la raison pour laquelle on aimait alors à se faire photographier avec un livre.

APRÈS 1900

Au tournant du XXe siècle, la politique du gouvernement colonial changea dans l’archipel, et l’on porta plus d’attention fut portée au développement de l’économie indigène. Les intérêts économiques furent complétés par une certaine éthique visant l’épanouissement ultérieur de la population indigène. Parallèlement, c’est la montée du nationalisme indonésien, appuyé sur les journaux indigènes. En réaction, beaucoup d’habitants néerlandais des colonies se regroupèrent, ce qui eut pour effet d’aggraver la séparation entre les deux communautés : en 1912-1913, l’ambiance sur l’archipel était tendue, ce qui entraîna des mesures sévères à l’encontre de la presse périodique, et les soi-disant articles « d’incitation à la haine » (haatzaaiartikelen).

Celui qui fait montre, en public, de certains sentiments d’hostilité, de haine, et de mépris envers certains groupes d’habitants des Indes néerlandaises est passible de poursuites pénales25.

Dans la pratique, ces directives rendaient surtout les choses difficiles pour la presse indigène. Par ailleurs, le gouvernement colonial fonda lui-même une imprimerie avec maison d’édition, la Balai Pustaka (1917). La Balai Pustaka publiait dans la langue populaire et contribuait ainsi, aussi en ce qui concerne l’orthographe, à la standardisation de l’indonésien26. La fiction et les autres titres imprimés sortaient de ses propres presses et étaient vendus dans ses propres magasins ou prêtés via ses propres bibliothèques. Il était même question de librairies mobiles qui pouvaient atteindre les villages les plus reculés27. Il va de soi que ces ouvrages ne traitaient pas de sujets politiquement sensibles.

Pour les maisons d’éditions indigènes qui avaient vu le jour, la situation était difficile. Quelques maisons d’origine néerlandaise profitèrent cependant de l’accroissement de l’alphabétisation, également en néerlandais, de la population indonésienne. Wolters ouvrit une filiale, de même que Noordhoff, Nix & Co, Visser & Co et Van Hoeve. Même après l’indépendance de l’Indonésie, en 1949, ces maisons d’édition restèrent pour une grande part responsables de la production des livres dans le pays, en tout cas en ce qui concernait les manuels scolaires. En 1949, Van Dorp se tourna avec succès vers le Gouvernement néerlandais pour obtenir un soutien financier permettant de « sauver » la langue néerlandaise dans la colonie, et donc de soutenir son entreprise28. Dans les années 1950-1951, les livres de classe étaient toujours produits par des maisons d’édition d’origine néerlandaises, tandis qu’échouait le joint venture du Dejembatan associant une maison indigène et une maison néerlandaise29. Mais les maisons d’édition indonésiennes, entrées alors dans la compétition, s’emparèrent complètement du marché lorsque les maisons néerlandaises furent nationalisées en 195730. Cette même année, la langue néerlandaise fut interdite par le président Suharto dans l’enseignement. Il ne aujourd’hui reste plus rien dans l’industrie du livre indonésienne qui rappelle un passé néerlandais, et le néerlandais comme langue a entièrement disparu de l’archipel, comme l’espagnol aux Philippines. Par contre, aux Pays-Bas, la mémoire de la province tropicale et exotique inspire toujours des écrivains comme Hella S. Haasse et Adriaan van Dis.

Par rapport à la perspective transculturelle et transnationale du marché du livre au XIXe siècle aux Indes néerlandaises, il semble évident qu’on doit étudier la culture du livre comme un ensemble. Les recherches assez abondantes par rapport à l’histoire de la presse dans l’ancienne colonie doivent être accompagnées par des recherches sur l’histoire du livre. On ne peut pas séparer le marché de la presse de celui des livres et des brochures, et le considérer indépendamment des problématiques de la langue, de la lecture et des bibliothèques. Production, distribution et consommation sont les trois variables que nous devons garder à l’esprit, dans les Indes néerlandaises comme ailleurs. L’influence des Pays-Bas sur le commerce du livre en Indonésie a été très forte, et l’investissement a été largement réalisé à partir de capitaux néerlandais. Mais, il s’agissait d’une culture imposée, et il n’était aucunement question d’une fusion. Rien de surprenant dans ces conditions à ce que, en l’absence de fusion ou d’intégration, il ne subsiste rien des influences néerlandaises dans ce pays. Rien, sinon l’histoire.

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1 G. Termorshuizen, Journalisten en heethoofden. Een geschiedenis van de Indisch-Nederlandse dagblad- pers. 1744-1905, Amsterdam/Leiden, Nijgh & Van Ditmar KITLV, 2001. Bonne introduction dans Katharine Smith Diehl, Printers and Printing in the East Indies to 1850. Part 1 : Batavia, New Rochelle, N. Y., Aristide D. Caratzas, 1990. À voir aussi la bibliographie contemporaine : J. A. van der Chijs, Proeve eener Ned. Indische bibliographie (1659-1870), Batavia, Bruyning & Wijt, 1875-1903.

2 Par « indigène » on entend ceux qui étaient nés dans l’archipel, dont les parents y étaient aussi nés et qui, pour cela, étaient alors considérés comme des indigènes.

3 Je remercie mes étudiants, surtout Erin Janssen et Marianne Minkels. Je remercie aussi Murielle Clement pour sa traduction.

4 Nieuwsblad voor den Boekhandel, 1861, no 49, p. 236.

5 On parlait une langue indigène, surtout dans les familles mixtes (Indo-Néerlandais). Selon Groeneboer, moins de 30 % des Européens parlaient le hollandais vers 1870 (Groeneboer, Weg tot het Westen. Het Nederlands voor Indië 1600-1950, Leiden, KITLV, 1993, p. 215). Voir aussi Groeneboer, Gateway to the West : the Dutch language in colonial Indonesia 1600-1950 : a history of language policy, Amsterdam, Amsterdam Univ. Press, 1998.

6 Nieuwsblad voor den Boekhandel, 1866, p. 213 ; De Gids, 1857, p. 396.

7 J. A. van der Chijs, ouvr. cité, introduction.

8 Statistiek van den handel en de scheepvaart op Java en Madura sedert 1825. Uit officiële bronnen bijeenverzameld door GF de Bruijn Kops. Deel 1. Invoer, Batavia, Lange & co, 1857. À l’époque, le prix moyen d’un livre était légèrement inférieur à un florin.

9 Cf. J. Weijermars, « Een mœijelijk problema’. Integratie, natievorming en het boekbedrijf in het Verenigd Koninkrijk der Nederlanden 1815-1830 », dans Jaarboek voor Nederlandse boekgeschiedenis, no 18, 2011, Nijmegen, Vantilt, pp. 50-68.

10 Cf. L. Kuitert, « Les Hollandais et les livres pour l’Afrique du Sud au XIXe siècle », dans Claude Hauser [et al.], éd., La Diplomatie par le livre. Réseaux et circulation internationale de l’imprimé de 1880 à nos jours, Paris, Nouveau Monde, 2011, pp. 33-47.

11 J. L. Krabbendam, « Op het spoor van de landverhuizer : de geschiedschrijving over de Neder- landse emigratie naar Amerika in de negentiende eeuw », dans Great expectations : migranten in Amerika-Groniek, vol. 35, 2002, no 156, pp. 353-370.

12 R. van der Meulen, Boekhandel en Bibliographie, theorie en practijk geschetst in een reeks aaneensluitende opstellen, Leiden, Sijthoff, 1883, p. 72.

13 R. van der Meulen, ouvr. cité, p. 71.

14 De Gids, 1857, p. 342.

15 James N. Sneddon, The Indonesian language : its history and role in modern society, Sydney, UNSW Press, 2003, p. 94.

16 Parlementaire redevoeringen over koloniale belangen, 1849-[1862], vol. 3, p. 82.

17 Les Chinois représentaient dans les années 1920-1930 40 % du total des imprimeurs : E. Kimman, Indonesian publishing, economic organizations in a langganan society, Baarn, Rotterdam, Hollandia, 1981, pp. 92-93.

18 E. Kimman, ouvr. cité, p. 95. B. Siregar, « De Medanse uitgevers », dans Cultureel Nieuws, 21-22, Amsterdam, Sticusa, 1952, pp. 478-487.

19 E. Kimman, ouvr. cité, chapitre « Readership ».

20 Ibid., p. 93.

21 Pieter Johannes Veth, H. van Alphen, éd., Aardrijkskundig en statistisch woordenboek van Nederlandsch Indie, Amsterdam, Van Kampen, 1869, p. 263.

22 Nieuwsblad voor den boekhandel, 1877, vol. 44, no 46.

23 C. Hooykaas, Over Maleische Literatuur, Leiden, Brill, 1947. Malheureusement, les archives Van Dorp ne sont pas conservées.

24 notamment Chinois

25 G. Termorshuizen, Realisten en Reactionairen. Een geschiedenis van de Indisch-Nederlandse pers 1905-1942, Amsterdam, Leiden, Nijgh & Van Ditmar, KITLV, 2011, p. 156.

26 James N. Sneddon, ouvr. cité, p. 95.

27 E. Kimman, ouvr. cité, 1981, p. 89. Balai Pustaka naquit d’une commision pour la lecture de 1908, la « Commissie voor Volkslectuur ». Le directeur était D. A. Rinkes, un Néerlandais.

28 K. Groeneboer, ouvr. cité, p. 458 (note).

29 E. Kimman, ouvr. cité, p. 105.

30 John Tholen, « Ibu dan anak : moeder en kind als bedrijfsstrategie. De Indonesische periode van uitgeverij W. van Hoeve », dans De Boekenwereld, vol. 27, 2011, no 3, pp. 165-175.