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Daniel Roche : un historien du livre

Les éditeurs

Histoire et civilisation du livre. Revue internationale a choisi de consacrer sa livraison de 2011 au livre des Lumières envisagé dans un cadre résolument comparatiste, et de dédier l’ensemble des travaux que ce numéro propose à un maître de l’histoire des Lumières et de l’histoire du livre, notre collègue et ami le professeur Daniel Roche. Le hasard veut que, à quelques semaines d’intervalle, soit publié un autre volume d’hommage à Daniel Roche, dans lequel lui est offert un ensemble de communications présentées d’abord dans le cadre de son séminaire du Collège de France. Nous nous réjouissons de cette heureuse conjonction, qui témoigne bien des attachements nombreux et fidèles qu’a suscités Daniel Roche dans la communauté des historiens et des historiens du livre, en France et en Europe, aux États-Unis et ailleurs dans le monde.

Daniel Roche est né en 1935, et il a commencé à enseigner en 1960, d’abord comme professeur au lycée de Châlons (aujourd’hui « Châlons-en-Champagne »), puis comme enseignant dans plusieurs universités parisiennes, à l’Institut européen de Florence et enfin au Collège de France. La chaire créée pour lui au Collège, « Histoire de la France des Lumières », répond en tous points aux intérêts scientifiques et aux choix de celui qui s’est en effet imposé non seulement comme un spécialiste de la France de la fin de l’Ancien Régime, mais aussi comme l’un des enseignants qui aura eu, et d’abord dans notre pays, l’influence la plus forte sur une génération entière d’historiens modernistes.

Ce qui intéresse en premier lieu Daniel Roche, c’est précisément ce qui fait le cœur de la problématique de la « nouvelle histoire du livre » telle que mise en œuvre par Lucien Febvre et Henri-Jean Martin : l’élaboration de l’abstraction – les idées, les représentations, voire les pratiques… par exemple la lecture –, en replaçant celle-ci dans les cadres matériels que constitue un certain nombre de dispositifs et d’objets. Il s’agira des « choses banales » ou moins banales, donc le cas échéant des livres et autres supports d’écrits, mais il s’agira aussi des catégories plus larges, d’ordre technique (le « système technique », pour reprendre une formule de Bertrand Gille), économique, social ou politique, voire symbolique. L’historien du livre est bien évidemment familier de cette problématique qui cherche à éclairer un phénomène abstrait (la production, puis la réception d’un texte, d’une image, etc.), en tant qu’il est porté par un support matériel et qu’il fonctionne dans un environnement complexe d’objets, de formes, de pratiques et de significations imbriquées.

Si Daniel Roche nous assure qu’il n’est pas historien du livre, c’est aussi par une certaine coquetterie qui ajoute à son charme. Nous savons tous qu’il a joué un rôle décisif, non seulement dans la connaissance de l’« économie » du livre au XVIIIe siècle, mais aussi dans l’élaboration théorique de notre discipline : c’est sa participation à l’entreprise pionnière de Livre et société dans la France du XVIII e siècle1 qui l’a d’abord orienté vers ce champ, avant qu’il ne consacre sa thèse d’État aux académies provinciales des Lumières2. Il s’attache à y construire et à y développer une histoire sociale des idées, des formes littéraires et des pratiques culturelles, mais cela toujours par rapport à un environnement social, économique et politique bien défini, celui du royaume et des différentes villes dans lesquelles l’historien a enquêté. Dans le même temps, Daniel Roche démontre comment l’échange de l’écrit sous toutes ses formes (correspondance, plaquettes, articles de périodique, dédicaces imprimées, livres proprement dit, etc.) est constitutif de l’ordre social et culturel qu’il s’attache à décrire et à expliquer.

En définitive, si l’égalité doit régner dans la République des académiciens telle qu’il nous la présente et où la seule distinction proclamée est celle du talent, c’est bien parce que chacun de ses membres a intériorisé les inégalités d’autant plus essentielles qu’implicites qui sont celles de la naissance et de la fortune. Car Daniel Roche, comme il aime à le dire, est attentif d’abord à l’histoire sociale du culturel, dont il ne veut pas inverser les termes : il assume ainsi pleinement la tradition française d’une histoire sociale « globale », mais il se place aussi dans la logique d’une histoire du livre précisément attachée à ancrer les formes et les dispositifs littéraires, au sens large, dans les réalités matérielles qui sont celle de leur économie, tant de la production ou que de la consommation.

Dans ces mêmes années de thèse, Daniel Roche a « tenu » plusieurs mois durant la conférence d’Henri-Jean Martin à la IVe section de l’École pratique des hautes études (conférence d’« Histoire et civilisation du livre »), et tous les historiens du livre sont familiers des chapitres lumineux sortis de sa plume et intégrés au volume que l’Histoire de l’édition française a consacré au XVIIIe siècle. Tout cela sans négliger la fonction capitale du formateur et du passeur culturel, ni l’engagement actif de l’intellectuel attentif à défendre et à promouvoir les idées auxquelles il croit. Daniel Roche a en effet inspiré ou dirigé un grand nombre de mémoires (maîtrise et D.E.A.) et de thèses (anciennes thèses de IIIe cycle ou du nouveau régime, thèses d’État, habilitations à diriger des recherches) consacrés, en tout ou en partie, à l’histoire du livre – sans parler des jurys auxquels il a participé. Il a suivi les doctorats jusqu’à leur achèvement, voire, pour les meilleures jusqu’à leur publication – par exemple sur la bibliothèque d’Emmanuel de Croÿ3 (Marie-Pierre Dion), ou encore sur la presse périodique d’information en France sous l’Ancien Régime (Gilles Feyel).

Son œuvre s’est continuée à Florence, tandis que son séminaire de l’École des hautes études en sciences sociales (l’ancienne VIe section de l’École pratique des hautes études), puis du Collège de France, était le point de ralliement non seulement des étudiants, mais aussi des spécialistes français et étrangers travaillant sur la civilisation de l’Ancien Régime. En bref, si Daniel Roche nous assure qu’il n’est pas « un historien du livre », c’est bien parce qu’il est d’abord « historien », mais qu’il n’oublie pas d’être aussi « historien du livre » : son expertise reconnue en tant que telle lui permet d’insérer avec bonheur les problématiques de l’histoire du livre dans le développement de toutes les autres enquêtes qu’il a conduites lui-même, auxquelles il a participé ou qu’il a supervisées, notamment en tant que directeur de l’institut d’histoire moderne et contemporaine du C.N.R.S. (École normale supérieure Ulm).

Chacun le sait, Daniel Roche a en effet aussi travaillé sur les auteurs et sur l’écriture des Lumières4, sur la « culture populaire » au XVIIIe siècle – et sur sa chère ville de Paris5 –, ou encore sur la dimension culturelle et symbolique des fonctions des différentes capitales de l’Europe moderne et contemporaine. Les synthèses qu’il a publiées sur la civilisation des Lumières ont fait date6, et l’historien du livre y trouve toujours à glaner, de même que dans les grands traités consacrés à d’autres thèmes – celui du vêtement7, celui des consommations et de la culture matérielle8, ou encore celui du voyage9.

Historien de la société et historien de la civilisation matérielle, mais aussi historien des idées et des pratiques culturelles et, bien entendu, historien de la ville – notamment de Paris –, sans oublier le cheval, c’est peu de dire que Daniel Roche, même s’il s’en défend, aura également très profondément influencé le travail des historiens du livre pendant plus d’une génération. Rien que de légitime, on le voit, à ce que ceux-ci aient voulu saluer la grande figure d’un grand savant et d’un parfait honnête homme. Mais la présente livraison d’Histoire et civilisation du livre veut rester dans le cadre informel d’un volume offert à un maître, et non pas adopter le cadre formel d’un volume de Mélanges au sens académique du terme : Daniel Roche y sera sensible, tandis que le lecteur nous pardonnera de ne pas nous étendre plus sur la personnalité de notre ami, sinon pour dire combien nous étions et combien nous restons touchés par son attention aux autres, par son respect de chacun et par la manière rare avec laquelle, pour ses étudiants et autres thésards, il combinait confiance sans faille, respect de la liberté du chercheur, et habileté à suggérer d’éventuelles améliorations ou réorientations susceptibles d’améliorer le travail en cours.

Alors que se profile à l’horizon l’anniversaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, le présent numéro de Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, dont Daniel Roche a soutenu la fondation et où il siège au comité scientifique, lui est offert en témoignage d’admiration et de reconnaissance. La revue remercie les amis et collègues de France, d’Allemagne, de Belgique, d’Italie, de Hongrie, de République tchèque, des États-Unis et d’Australie qui se sont associés à son entreprise.

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1 Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, Paris, La Haye, Mouton, 1965, 2 vol.

2 Le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris, La Haye, E.H.E.S.S., Mouton, 1978, 2 vol. Les références ci-dessous sont toujours celles de la première édition de chaque titre.

3 Marie-Pierre Dion, Emmanuel de Croÿ (1718-1784). Itinéraire intellectuel et réussite nobiliaire, Bruxelles, Presses de l’Université libre de Bruxelles, 1987.

4 Les Républicains des Lettres. Gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1988.

5 Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1982.

6 La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993. Le Monde des Lumières (dir., avec Vincenzo Ferrone), Paris, Fayard, 1999.

7 La Culture des apparences. Une histoire du vêtement, XVIIe -XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1989.

8 Histoire des choses banales. Naissance de la consommation, XVIIe -XIXe siècle, Paris, Fayard, 1997.

9 Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.